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qu'il prouve une fois de plus que la Serbie, vers l'époque de la chute du prince Karageorgevitch, était inquiète, troublée, mécontente de la manière dont on la gouvernait. Une réforme électorale alors ne pouvait être efficace que si au lieu de se produire isolément, elle se présentait comme faisant partie d'un système ayant pour objet de corriger ce qu'il y avait de défectueux dans l'organisme politique et d'en assurer le perfectionnement progressif au moyen d'une sage définition et d'une juste pondération entre les pouvoirs établis.

La loi votée le 21 août 1861 remplissait ces conditions. Elle réorganisa complètement le sénat et la skoupchtina et, comme nous allons le voir, en faisant entre ces deux corps un juste partage des attributions législatives, en modifiant leur mode de recrutement, elle les empêcha d'être désormais menaçants pour le kniaze.

Le sénat est chargé de la confection et de la revision des lois. La fixation annuelle des budgets ainsi que toutes les questions relatives à l'établissement et à la levée des impôts, aux emprunts contractés soit par l'État, soit par les départements ou les communes, à la création de nouveaux emplois, à l'organisation des différents pouvoirs, etc., sont de sa compétence. Comme par le passé, il se compose de dixsept membres; comme par le passé, ces membres sont désignés par le prince; mais la nouvelle loi indique bien que celui-ci doit se garder de les choisir exclusivement dans l'aristocratie. Il ne suffira plus dans l'avenir d'être le chef d'une grande famille pour avoir quelques droits à entrer au soviet. Il faudra nécessairement avoir occupé pendant dix ans les plus hauts postes de l'administration. On est las des intrigues que les sénateurs tramaient dans l'assemblée; on veut désormais qu'ils y apportent non leurs ambitions, mais seulement leur talent, leur expérience des affaires publiques. C'est sans doute la même idée qui guida le législateur, lorsqu'il édicta que nul ne pourrait devenir membre du soviet avant d'avoir atteint l'âge de trente-cinq ans. Un pareil sénat devait être non plus l'ennemi déclaré, acharné du prince, mais son collaborateur consciencieux et dévoué. Rien d'étonnant dès lors à ce que cette entente se soit mieux accusée par une disposition législative. La loi d'août 1861 portait que l'héritier présomptif du trône siégerait de droit dans le sénat dès l'âge de dixhuit ans et qu'il y aurait voix délibérative à vingt et un ans. Ainsi c'est dans le sein du soviet que le futur kniaze s'exerce d'abord aux affaires publiques, qu'il fait son apprentissage, son éducation politique. Une fois majeur, il reste dans le sein du soviet pour y conquérir l'influence et les amitiés qui lui seront si utiles, quand il prendra à son tour la direction de la principauté. Que ce sénat de 1861 ressemble peu à celui de Davidovitch! Combien il est plus

21 souple, plus docile vis-à-vis du kniaze, en raison de sa nature même! Le prince, sans le dominer, y garde toujours une certaine force, grâce à la nomination du président et du vice-président, qui lui appartient. Les membres, il est vrai, sont nommés à vie, mais ils peuvent d'après l'initiative du prince être mis à la retraite. Cela devait suffire, si besoin était, à les détourner d'une lutte systématique avec le chef de l'État.

Pour les skoupchtinas, la loi nouvelle en distingua deux espèces : les skoupchtinas ordinaires (obitchnés) et les grandes skoupchtinas (vélikés). La skoupchtina ordinaire ressemblait assez, la périodicité mise à part, à nos anciens États généraux. Sa mission en effet était double elle était chargée d'examiner les demandes du prince; elle avait à lui faire connaître les voeux de la nation et à les traduire en une série de propositions destinées à augmenter le bien-être ou à alléger les charges du pays. Ces représentants, que le prince doit obligatoirement convoquer tous les trois ans ou à des intervalles plus rapprochés, s'il le juge convenable, on peut dire qu'ils ont pour mission de le mettre en communication périodique avec son peuple; par eux la Serbie se gouverne réellement elle-même. Les citoyens ne sont plus exposés au gaspillage des finances, puisqu'à chaque convocation, leurs mandataires doivent examiner et vérifier les comptes de la période écoulée.

Aucun grand changement ne peut avoir lieu dans l'État, sans que la nation l'approuve par l'intermédiaire de ses représentants : c'est ainsi qu'un vote de la skoupchtina est nécessaire pour la modification de la constitution ou des lois organiques, pour l'augmentation des impôts, pour la cession ou l'échange d'une partie du territoire serbe. Le mode de recrutement de la skoupchtina était bien plus rationnel sous l'empire de la loi de 1861 que sous l'empire de la loi de 1858. Plus de différence électorale entre les villes et les campagnes : partout l'élection se faisait au premier degré et cela à raison d'un député pour deux mille contribuables. Il était difficile d'être plus libéral pour les conditions de l'électorat : tout citoyen serbe, majeur et payant l'impôt, avait le droit de vote. Or comme tout le monde dans le pays acquittait une contribution, il s'en suivait que tout le monde aussi était électeur. La Serbie a donc été l'un des premiers pays de l'Europe à posséder le suffrage universel. Nommée par la nation entière, investie de droits bien nettement déterminés, la skoupchtina était encore protégée contre les caprices du kniaze. Assurément il pouvait la dissoudre, mais en cas de dissolution, il était tenu d'en convoquer une nouvelle dans un délai qui ne pouvait excéder trois mois. Le pays se trouvait ainsi prémuni contre l'absolu

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tisme. L'on peut certainement affirmer que dès 1861, la skoupchtina était l'un des rouages les plus importants de la machine gouvernementale; sa périodicité, la netteté de ses attributions, en faisaient, à n'en pas douter, le plus parfait.

Nous ne nous attacherons guère aux vélikés. Elles ne se réunissaient en effet qu'exceptionnellement, pour la transmission du pouvoir, circonstance grave, il est vrai, mais rare. On les convoquait soit, en cas de vacance du trône, à l'effet d'élire un nouveau prince; soit, du vivant du kniaze et à défaut d'un descendant mâle de sa maison, pour confirmer le choix fait par lui d'un héritier présomptif; soit enfin pour nommer les membres du conseil de régence en cas de mort ou d'empêchement du prince. La composition de ces skoupchtinas extraordinaires différait quelque peu de celle des skoupchtinas ordinaires le nombre des membres était quadruple. Cette multiplication de représentants était du reste assez sensée. Ce qui s'oppose à une consultation générale des citoyens, à un referendum, c'est la longueur qui en résulterait pour les moindres débats. Mais quand il s'agit de répondre simplement par une affirmation ou une négation, par un nom ou par un autre, le même obstacle ne subsiste plus. Dès lors il est possible et il est même juste d'augmenter la quantité des électeurs. C'est ce que les Serbes avaient parfaitement compris ce que leur loi de 1861 organisait pour la nomination du kniaze, c'était en somme une sorte de plébiscite restreint.

Cette loi de 1861, si complète pour tout ce qui touchait au sénat et à la skoupchtina, s'appliquait exclusivement à ces deux grands corps et restait muette sur d'autres points importants par exemple l'organisation de l'armée, la levée des impôts, l'étendue des attributions ministérielles. Ces lacunes furent comblées par d'autres lois qui la suivirent de très près. Le 29 août 1861', la skoupchtina vota une proposition portant institution d'une milice nationale « en vue de la défense du territoire et du maintien des droits de la principauté ». En dehors des troupes permanentes dont l'effectif était faible, la Serbie était désormais sûre, en cas de guerre, de posséder une armée. Tous les Serbes, indistinctement, depuis vingt ans jusqu'à cinquante, devaient composer une milice nationale. Cette milice se divisait en deux classes ou bans, la première immédiatement mobilisable, la seconde organisée de façon à pouvoir être réunie sous les drapeaux dans l'espace de trois ou quatre semaines. Le résultat immédiat de cette loi fut de permettre à la Serbie, quoique ne comptant qu'un million d'habitants, de pouvoir mettre sur pied plus de cent mille

1. Voyez Ubicini, Les Serbes de Turquie, p. 101.

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combattants. Quel progrès, si l'on songe que Miloch, au début de son principat, avait à peine trois mille hommes de troupes! La réforme des finances opérée en octobre 1861 fut moins heureuse. Elle transforma le parès ou impôt de capitation en une taxe proportionnelle et progressive sur le revenu qui atteignait tous les citoyens sans distinction. D'après cette loi, chacun d'eux était rangé, d'après son revenu ou son gain annuels, dans l'une des six catégories définies par la loi et qui étaient imposées suivant la progression de 2, 4, 6, 9, 14 el 20. C'était se montrer plus hardi que les peuples les plus avancés de l'Europe occidentale. Mais, dès 1862, le déficit fit son apparition dans le budget serbe et le système inauguré l'année précédente disparut.

Les innovations relatives aux ministres devaient être plus durables. Tout d'abord on augmenta leur nombre. L'oustav de 1838 n'en avait reconnu que quatre le predstavnik ou représentant du prince, qui, en qualité de directeur de la chancellerie d'État, était chargé des relations extérieures et présidait le cabinet, et les chefs des trois départements de la justice, de l'intérieur et des finances. Une telle situation ne pouvait subsister. Comment admettre par exemple que le même homme gérât la guerre et l'intérieur? Un général expérimenté est-il toujours un administrateur habile et réciproquement? D'ailleurs, placer l'armée sous les ordres directs de celui qui avait la police dans ses attributions n'était-ce pas proclamer, ce qui était au moins maladroit, qu'elle servirait moins contre les ennemis du dehors que contre ceux du dedans? La loi du 21 février 1862 fit cesser toutes les anomalies qui avaient leur cause dans la confusion des départements ministériels. De plus elle décida que tous les ministres seraient responsables devant le prince et le sénat, elle établit le principe de la solidarité ministérielle, si nécessaire pour l'unité et le bon accord des actes gouvernementaux. Chaque ministre devait élaborer les projets de lois qui concernaient son département, mais avant de les soumettre au sénat, il les transmettait obligatoirement au conseil des ministres, qui les approuvait ou ordonnait des modifications. Ministères, armée, administration financière, skoupchtina, sénat, les lois de 1861-1862 transforment donc tout; comme nous le disions précédemment, elles constituent tout un système, ayant pour fin la régularisation et le perfectionnement de l'organisation politique.

Pourquoi ce système, qui était l'œuvre de députés serbes, qui avait été créé spontanément, se maintint-il à peine huit ans? S'il eût simplement omis de satisfaire quelques légitimes desiderata comme

1. On trouve dans le livre de M. Ubicini, Les Serbes de Turquie, un résumé à la fois très concis et très clair du budget serbe de 1864-65.

l'établissement du jury ou la liberté de la presse, il n'aurait certes pas été détruit sitôt, ni si complètement refondu. Pour comprendre son vice capital, il faut se reporter au discours prononcé au nom de la régence par M. Ristitch, lors de l'ouverture de la grande skoupchtina, le 24 juin 1869 : « En 1838, disait l'orateur, un statut nous était octroyé en dehors du concours de la nation. Mais ce statut, imposé par la force des circonstances, n'a cessé d'être incompatible avec les intérêts du pays et voilà dix ans qu'il est tombé en désuétude. Le peuple a été dès lors gouverné par des lois exceptionnelles qui se mêlent tellement avec le statut qu'on ne sait au juste où les unes commencent et où l'autre finit. Il en est résulté de grands inconvénients, car les ordonnances exceptionnelles sont sujettes à de fréquentes modifications et n'offrent pas les garanties qui sauvegardent d'ordinaire les lois. Il n'y a plus eu que confusion; on n'a pas pu toujours comprendre l'esprit de la loi, et l'on a bâti sur un terrain. mouvant. » M. Ristitch avait un sentiment très net de la situation de son pays. Ce dont celui-ci souffrait c'était la coexistence de deux législations, nécessairement opposées l'une à l'autre, puisqu'elles n'avaient pas la même origine et qu'elles s'inspiraient d'intérêts différents. Dès 1861, et au moment même où ils dotaient la Serbie de lois exceptionnelles, c'est-à-dire de lois dérogeant à l'oustav, les hommes d'Etat serbes avaient vu l'écueil. Mais à cette époque les cabinets étrangers avaient fait comprendre à M. Marinovitch, délégué par son gouvernement pour sonder leurs intentions, qu'ils s'opposeraient formellement à toute abrogation de l'oustav. Il avait fallu s'incliner: on s'était donc contenté, comme nous l'avons vu, d'ajouter à l'oustav un certain nombre de dispositions, qui, sous prétexte de le compléter, le modifiaient, mais seulement d'une façon tacite.

(Sera continué.)

FRANÇOIS MOREL,
Ancien élève de l'École.

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