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CONDITION JURIDIQUE

DES NAVIRES DE COMMERCE

DANS LES PORTS ÉTRANGERS.

L'AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT DU 20 NOVEMBRE 1806
AU POINT DE VUE DE LA THÉORIE ET DE LA PRATIQUE.

(Suite et fin 1.)

IV. L'expansion du système de l'avis de 1806 hors de France. Le droit conventionnel français.

Il est incontestable que le système adopté par le conseil d'État a exercé une grande influence au dehors, et que, sans être entré entièrement dans le domaine du droit des gens, il vient régler la conduite des différents États, soit parce qu'il a pénétré dans certaines législations, soit parce qu'il s'est introduit dans la pratique des tribunaux, soit enfin parce qu'il a inspiré nombre de stipulations conventionnelles. Ce qui est intéressant à noter, c'est que ce système, à part celui des principes, n'a rencontré, en tant que système d'intérêt, aucun concurrent qui fût basé sur une conception d'intérêt différente. Aujourd'hui, la totalité des États civilisés se divise en deux catégories, dont l'une est formée par les partisans plus ou moins avérés d'un système d'intérêt, se rapprochant sensiblement de celui établi dans l'avis de 1806, et dont l'autre est représentée par la Grande-Bretagne, qui s'en tient à l'application pure et simple des principes juridiques.

Parmi les partisans du système français, il s'en trouve qui ont imité l'exemple de la France jusqu'à revêtir leur renonciation des formes

1. V. les Annales du 15 novembre 1894.

législatives. Tels le Mexique (art. 189 du code pénal), le Portugal (art. 54 du code pénal) et le Brésil (art. 6 de la loi du 4 août 1875.)' Le trait commun de ces trois dispositions consiste toutefois à subordonner la concession à la condition de réciprocité, contrairement à l'avis de 1806, dont la renonciation trop absolue risquait d'amener, comme conséquence, une inégalité de traitement des navires étrangers dans les ports français, et des navires français dans les ports étrangers.

D'autres États, sans vouloir sanctionner par leur législation, une dérogation aussi importante au principe de la souveraineté territoriale, n'éprouvèrent aucune difficulté à se départir, dans la pratique, d'un exercice trop rigoureux de leur droit. Telle l'Italie, où une circulaire datée du 25 janvier 1865 et adressée par le garde des sceaux, d'accord avec le ministre des affaires étrangères, à toutes les autorités judiciaires, recommande à ces dernières de ne pas hésiter à intervenir lorsque la tranquillité du port aura été troublée ou qu'une personne étrangère à l'équipage, surtout un Italien, aura été impliquée dans le délit.

Dans la même catégorie peuvent être rangés les États qui se sont inspirés des mêmes principes en réglant les droits et les devoirs de leurs consuls dans les ports étrangers, d'où l'on peut déduire la conséquence que, prêts à exiger, en faveur de leurs navires nationaux, une situation privilégiée, ils seront également enclins à accorder des immunités équivalentes aux navires étrangers. Telles la Grèce et la Belgique.

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D'autres États, enfin, n'adoptent le système de l'avis de 1806 qu'à l'égard des États avec lesquels des conventions expresses sont intervenues; en dehors de la réciprocité constatée par traités, ils se considèrent comme libres d'appliquer le principe de la juridiction territoriale dans toute sa rigueur. Tels les États-Unis. « La question de la juridiction », écrit M. Marey, secrétaire d'État, le 31 août 1855 5, << a été prise en considération par la Cour suprême des États-Unis. Les vues exprimées par cette cour sont celles que le gouvernement approuve et qu'il est disposé à maintenir dans ses rapports avec les nations étrangères. En règle générale la juridiction d'une nation est exclusive et absolue sur son territoire, dont les ports et les eaux lit

1. Voir Jarry, ouvrage cité, p. 250-251... Voir également l'affaire de l'Anémone, Journal de droit international privé, 1876, p. 414.

2. Esperson, ouvrage cité, no 284.

3. Instructions consulaires du 1er et 13 janvier 1834. Voir le texte, se rapprochant sensiblement de l'avis de 1806, cité par M. Pradier-Fodéré dans son Traité de droit international public, V, p. 509.

4. Ordonnance du 11 mars 1857, art. 9.

5. Wharton, Digest of the International Law, 2° édit., p. 131.

torales font aussi bien partie que la terre ferme. Des restrictions peuvent y être apportées par les traités, et il y en a plusieurs de concédées réciproquement et d'un commun accord; c'est ainsi qu'elles sont arrivées à être considérées comme des règles de droit international. Nous devons, sans aucun doute, nous refuser à reconnaître à une puissance quelconque le droit de demander une exemption des poursuites et de la juridiction de nos tribunaux en faveur d'un de ses sujets qui aurait commis un crime à bord d'un navire marchand dans un de nos ports, quand même ce crime ne concernerait que les officiers ou l'équipage. Suivant les circonstances, il pourra être plus à propos de nous abstenir d'exercer le droit de poursuivre, mais le droit n'en existera pas moins et il dépendra toujours de notre choix d'en céder l'exercice ou de le revendiquer. Telle étant notre attitude à l'égard de toutes les nations avec lesquelles aucun traité n'est intervenu, elles peuvent la garder vis-à-vis de nous sans que nous puissions nous y opposer. >>

Il y a lieu de ranger l'Allemagne dans la même catégorie. Bien que M. Perels déclare que « la législation allemande est en harmonie avec ces dispositions du droit international » ', les articles 102 et 103 de l'ordonnance pour les gens de mer du 27 décembre 1872, qu'il cite textuellement, ainsi qu'un extrait du supplément aux instructions générales pour le service consulaire du 22 février 1873, loin de trahir un esprit de propagande en faveur du système adopté dans le droit conventionnel, semblent au contraire respecter avant tout la législation et les usages locaux et le principe de la souveraineté territoriale étrangère. Rien ne nous y autorise à croire que l'Allemagne considère les immunités spéciales des navires et des gens d'équipage comme s'étant généralisées jusqu'au point de devenir applicables et obligatoires pour les autres États et pour elle-même en dehors de conventions expresses 3.

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L'attitude de la Grande-Bretagne, si nous ne considérons que point de vue des principes, se rapproche de celle des États-Unis. << With respect to merchant or private vessels, dit Phillimore (Inter

1. Manuel de droit maritime international, trad. franç., p. 87-91. 2. M. Stoerk (ouv. cité, p. 451) range au contraire dans la seconde catégorie l'Allemagne ainsi que les États qui ne règlent pas en détail la juridiction en cette matière, mais s'en réfèrent aux principes universellement reconnus du droit des gens. N'y a-t-il pas lieu de relever là une contradiction, si l'on songe que ce qui manque au système de l'avis de 1806, c'est précisément d'ètre universellement reconnu?

3. L'Autriche a adopté le système seulement à l'égard de quelques États. Voir Lammasch, Auslieferungspflicht und Asylrecht, p. 455, et Dr von Jettel, Handbuch des Internationalen Privatrechts, p. 233.

national Law, I, p. 351, 2o édition), the general rule of Law is that except under the provisions of an express stipulation such vessels have no exemption from the territorial juridiction of the harbour or port or so to speak territorial waters in which they lie. » Ce qui rend sa situation absolument isolée au milieu des autres États, c'est qu'elle n'a pas cru pouvoir déroger à ses principes à l'égard d'aucune puissance étrangère et que son droit conventionnel ne porte aucune trace d'une renonciation quelconque à l'exercice du droit de juridiction.

Le reproche qu'on adresse souvent à la Grande-Bretagne que la «< théorie anglaise est d'accord avec la politique de ce pays », qu'elle est << une conséquence de la prépondérance de la marine militaire britannique »>, me paraît d'autant moins fondé que la question de la juridiction sur les navires marchands a pris partout, depuis l'avis de 1806, une teinte politique. On ne voit pas pourquoi l'intérêt qu'aperçoit un État à ce que sa juridiction territoriale soit exercée, sauf à souffrir la soumission de ses propres navires à une souveraineté étrangère, serait moins légitime que l'intérêt que croit avoir un autre État à soustraire ses propres navires à l'action des puissances étrangères, sauf à accorder chez lui des immunités équivalentes. Le droit des gens offre seul une base commune et uniforme; la doctrine d'intérêt est par essence individualiste et sujette aux variations. Quant aux liens qui existeraient ici entre telle ou telle conception de l'intérêt de l'État et la prépondérance de la marine militaire, ceux-ci sont, pour nous personnellement, insaisissables 1.

Un autre reproche formulé par M. Harburger et consistant à relever une certaine contradiction entre l'attitude gardée par la Grande-Bretagne à l'égard des navires étrangers et la faculté des tribunaux anglais de juger les crimes et délits commis à bord des navires britanniques dans les ports étrangers, n'est pas plus justifié. Cette contradiction existerait si l'Angleterre, en se refusant à reconnaître aux puissances étrangères un droit de juridiction exclusive sur leurs navires, réclamait pour elle ce droit d'une manière également exclusive à l'égard des navires britanniques. Tel n'est pas le cas. Si l'Angleterre prétend connaître des crimes et délits commis à bord de ses navires, même dans les pays étrangers, elle ne fait pas valoir cette prétention auprès de l'État maître du port; elle n'entend ni exclure ce dernier ni soustraire à sa connaissance, malgré lui, les délits commis dans le port.

1. Voir Jarry, ouvrage cité, p. 255, et Imbart Latour, La Mer territoriale, p. 301. 2. Harburger, Der strafrechtliche Begriff Inland, p. 121.

3. Voir article de M. J. F. Stephen dans le Journal de droil international privé, 1887, p. 130.

L'essence du système anglais ne consiste pas à appliquer à tout prix à un délit la loi territoriale, mais à respecter avant tout les droits de la puissance territoriale. La compétence facultative reconnue à la cour d'amirauté, ne se trouve nullement en contradiction avec le respect de ces droits. M. Harburger reconnaît lui-même que la compétence facultative devient une nécessité du moment qu'un certain nombre d'États étrangers se désintéressent d'une manière plus ou moins absolue des crimes et délits commis sur leur territoire maritime.

Les instructions consulaires confirment ce point de vue. Elles rappellent aux consuls que chaque pays a le droit d'appliquer dans ses ports sa législation pénale et que le devoir du consul consiste uniquement à veiller à ce que la justice suive son cours régulier (sections 104 et 106). Dans le cas où la puissance étrangère ne se déclarerait prête à intervenir que sur la réquisition du consul, ce dernier appréciera s'il doit y faire appel ou non, en considérant la manière plus ou moins prompte d'y obtenir la justice, la situation du navire, la nature des preuves à recueillir et surtout la confiance qu'inspirent les principes et les usages suivis par les tribunaux étrangers (section 105). Les délits commis en pleine mer, les infractions à la pure discipline et les contestations au sujet de l'exécution des contrats d'engagement, tombent sous le coup de la loi britannique. Si les tribunaux étrangers se déclarent compétents à connaître des contestations civiles, le consul s'emploiera à expliquer la loi anglaise, afin de mettre ces tribunaux à même d'appliquer la loi du pavilllon conformément à l'usage. Il gardera la même attitude dans le cas où les différends entre les patrons et les gens d'équipage seraient soumis à la juridiction étrangère; il s'inclinera devant la nécessité, en évitant toutefois de saisir la juridiction étrangère des affaires de ce genre (section 107) 1.

Les crimes commis dans les ports anglais rentrent dans le domaine de la juridiction territoriale. La protection des cours de justice anglaises pourra être également réclamée par un matelot étranger ayant à se plaindre de mauvais traitements de la part de son capitaine. Les contestations au sujet des salaires des gens de mer étrangers sont de la compétence de l'amirauté; toutefois le consul de la nation à laquelle appartient le navire sera prévenu chaque fois que cette juridiction viendrait à être saisie. La protestation du consul contre l'exercice de la juridiction est dépourvue de tout effet légal;

1. Voir Phillimore, International Law, 2° édit., 2 vol., p. 285 et suiv.

2. Voir les considérations de sir Robert Phillimore dans le Journal de droit international privé, 1877, p. 164 et 165.

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