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en fait la cour aura le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il convient de donner suite à l'affaire ou de l'interrompre 1.

En présence de cette diversité qui existe entre les points de vue des États civilisés au sujet de la situation des navires étrangers dans les ports, il est impossible de formuler une règle générale applicable à tous les États; cependant le point de vue des États-Unis nous paraît cadrer le mieux avec l'ensemble des règles constituant le droit des gens de notre époque 2.

Il serait plus facile au contraire de réduire la matière du droit conventionnel à un certain nombre de dispositions communes, susceptibles de former un seul système, tous les traités, sauf ceux conclus par la Grande-Bretagne, étant basés sur une conception d'intérêt analogue. Nous nous proposons ici d'examiner uniquement le droit conventionnel français, parce qu'il est lié plus intimement que celui des autres pays à l'avis de 1806.

Ce qui nous frappe dans l'ensemble des traités conclus par la France sur la matière, c'est l'absence d'une clause expresse stipulant que l'État maître du port renonce à l'exercice de son droit de juridiction criminelle à raison des crimes et délits commis à bord des navires étrangers. Si, au point de vue du fond, l'influence de l'avis de 1806 n'était pas hors de doute, si l'intention des parties contractantes n'était pas évidemment de délimiter l'action de leurs juridictions respectives, si, en fait, les tribunaux ne se reportaient à ces stipulations pour régler leur compétence, on serait tenté, au premier abord, de considérer ces dispositions comme ne portant aucune atteinte à l'exercice de la juridiction criminelle, du moins pour les crimes et délits de droit commun.

Elles se rattachent en effet, à deux ordres d'idées différents :

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A. Elles chargent les consuls respectifs, soit de la police interne des navires de commerce de leur nation 3, soit du maintien de l'ordre intérieur à bord de ces bâtiments, et leur confèrent le pouvoir

1. Phillimore, International Law, p. 269, et Mittelstein, art. cité plus hau p. 671. 2. Telle est l'opinion de M. Pradier-Fodéré, Traité de droit international public, V, p. 528.

3. Voir art. 22 de la convention du 2 avril 1831 avec Haïti; art. 12 de la convention du 24 septembre 1839 avec le Texas; art. 25 de la convention du 9 décembre 1834 avec la Bolivie; art. 23 de la convention du 22 février 1856 avec le Honduras; art. 27 de la convention du 2 janvier 1858 avec le Salvador; art. 23 de la convention du 11 avril 1859 avec le Nicaragua; art. 34 de la convention du 9 mars 1861 avec le Pérou. Voir De Clercq, Recueil des traités, à leur date.

4. Art. 24 de la convention du 25 mars 1843 et art. 9 de la convention du 24 octobre 1856 avec le Vénézuela; art. 23 de la convention du 6 juin 1843 avec l'Equateur; art. 22 de la convention du 15 septembre 1846 avec le Chili; art. 23

de terminer les contestations et les différends qui s'élèveront entre gens d'équipage, particulièrement au sujet des salaires. Elles imposent à l'État maître du port, le devoir de prêter au consul main-forte et assistance chaque fois que celui-ci le requerra.

B. — Elles réservent à l'État maître du port la faculté d'intervenir d'office 1° quand les désordres survenus à bord sont de nature à troubler la tranquillité publique; 2° quand une personne étrangère à l'équipage s'y trouve mêlée; 3° quand une personne du pays s'y

trouve mêlée.

La compétence des consuls, étant ainsi restreinte à la connaissance des faits intéressant l'ordre intérieur, devrait naturellement prendre fin aussitôt que ces faits, tout en troublant l'ordre intérieur, affecteraient, en même temps, l'ordre extérieur; ce qui arriverait notamment pour les délits de droit commun en flagrante opposition avec la législation locale. Cette compétence semblerait ainsi être limitée aux délits de pure discipline; le droit conventionnel, sauf la clause concernant les nationaux, n'ajouterait rien de nouveau sur la matière, et se bornerait à sanctionner l'activité consulaire, à attribuer aux fonctions spéciales dont les consuls sont chargés par leur législation nationale un caractère légal vis-à-vis de la souveraineté territoriale. Le lien entre les dispositions A et B nous apparaîtrait comme un lien logique, la seconde étant la conséquence de la première. La compétence de l'État riverain s'exercerait de droit, dans tous les cas où l'ordre intérieur ne serait pas seul mis en question. Malheureusement, cette interprétation, toute en faveur des droits de la puissance territoriale, et à laquelle on ne manque pas de recourir parfois dans la pratique 2, est

de la convention du 8 mars 1848 avec le Guatemala; art. 8 de la convention du 4 février 1852 avec la Sardaigne; art. 25 de la convention du 8 mai 1852 avec Santo-Domingo; art. 8 de la convention du 23 février 1853 avec les États-Unis; art. 30 de la convention du 9 mars 1853 avec le Portugal; art. 17 de la convention du 14 juin 1857 et art. 11 de la convention du 1er avril 1874 avec la Russie; art. 8 de la convention du 10 décembre 1860 avec le Brésil; art. 24 de la convention du 7 janvier 1862 avec l'Espagne; art. 13 de la convention du 26 juillet 1862 avec l'Italie; art. 11 de la convention du 11 décembre 1866 avec l'Autriche; art. 21 de la convention du 7 janvier 1876 avec la Grêce; art. 21 de la convention du 5 juin 1878 avec le Salvador, etc.

1. Dans le traité du 8 juin 1855 avec les Pays-Bas, il n'est question que de différends. M. Mittelstein, ouvrage cité, p. 662, ne considère pas les deux expressions de « police intérieure et de maintien de l'ordre intérieur » comme équivalentes, la première ne s'appliquant pas aux contestations civiles.

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2. Voir la lettre de M. Frelinghuysen, secrétaire d'État, au baron Schaeffer du 13 novembre 1883. Je reconnais l'opportunité et la convenance de la règle qui, comme vous l'indiquez,... consiste en ce que les tribunaux locaux doivent s'abstenir d'exercer la juridiction au sujet des actes de la pure discipline (acts of mere interior discipline, V. Wharton, ouvrage cité, p. 133), et cependant l'art. 11 de la convention du 11 juillet 1870 entre l'Autriche-Hongrie et les ÉtatsUnis ne parle pas de la pure discipline, mais de l'ordre intérieur.

absolument contraire à l'esprit des traités. Nous avons vu que le conseil d'État avait englobé les crimes et délits de droit commun entre gens d'équipage dans la discipline intérieure. Il en est de même ici où il n'y a qu'un mot de changé, « ordre intérieur » au lieu de « discipline ». La rédaction de ces dispositions vient du reste confirmer ce point de vue.

L'article 24, par exemple, de la convention franco-vénézuélienne du 25 mars 1843, reproduit dans la plupart des autres traités, dit : << En tout ce qui concerne la police des ports, les sujets et les citoyens des deux pays seront respectivement soumis aux lois et aux statuts du territoire. Cependant les consuls respectifs seront exclusivement chargés de l'ordre intérieur à bord des navires de commerce, etc., etc. ». Le mot « cependant » indique bien que la disposition qui suit constitue une exception à la règle générale, ordonnant la soumission aux lois territoriales; de plus les mots « exclusifs » et « exclusivement >> qui se retrouvent dans tous les traités veulent dire évidemment «‹ à l'exclusion de la puissance riveraine », et pour avoir un sens quelconque, ils ne peuvent pas se rapporter aux faits de pure discipline, ce qui rendrait le sacrifice de l'État riverain absolument fictif, mais doivent impliquer de sa part une certaine renonciation à l'exercice de la juridiction, à raison des faits qui sans cela tomberaient sous le coup de la législation locale. La portée des dispositions comprises dans la règle A se trouvant ainsi déterminée, le lien qui les unit à celles comprises dans la règle B est loin d'être un lien logique. La règle B apparaît au contraire comme une restriction tempérant l'effet de la règle A. Les conséquences qui en résultent pour l'État maître du port au point de vue de sa juridiction sont les suivantes :

1o La soumission des navires à la juridiction territoriale constitue la règle générale sous-entendue.

2o En vertu de la régle A, l'État riverain renonce à la juridiction, à raison des faits délictueux au point de vue de sa législation, pourvu que ces faits soient commis à bord de navires étrangers et entre gens d'équipage.

3o En vertu de la règle B, cette renonciation reste sans effet lorsque ces faits seront de nature à troubler la tranquillité publique, ou lorsqu'une personne du pays s'y trouvera mêlée.

La situation des personnes étrangères à l'équipage ne donne lieu à aucun doute possible puisqu'elles ne sont pas visées par la renonciation générale. La plupart des traités viennent le stipuler d'une manière expresse. Toute participation de leur part, soit en qualité d'auteur, soit en qualité de victime, entraîne comme conséquence la compétence de l'État riverain.

Une grande diversité règne au point de vue de la situation des passagers. Certains traités, comme celui du 8 juin 1855 avec les PaysBas (article 12), les soumettent expressément à l'autorité du consul. D'autres, comme celui du 9 mars 1861 avec le Pérou (article 34), le font à condition. que les passagers appartiennent à la nation dont le navire porte le pavillon. D'autres, formulent l'exception générale de façon à y comprendre implicitement les passagers tel par exemple l'article 8 de la convention du 10 décembre 1860 avec le Brésil, qui parle du capitaine, des officiers et des gens portés à quelque titre que ce soit sur le rôle d'équipage. Or les passagers, sans faire partie de l'équipage, sont inscrits sur le rôle ou sur une feuille dite des passagers qui y est annexée 1. D'autres, enfin, gardent un silence complet à ce sujet et semblent soustraire ainsi les passagers à l'autorité du consul.

Si on compare le système de l'avis de 1806 avec celui du droit conventionnel au point de vue des restrictions apportées à l'exception générale, on constate que là, comme ici, les restrictions sont destinées à sauvegarder l'intérêt de l'État maître du port, avec ce léger, avantage, toutefois, pour le second système, qu'elles y paraissent mieux appropriées à leur but.

1o La restriction concernant la tranquillité publique mérite les mêmes réserves que celles qui ont été faites à propos de l'avis de 1806. Cette clause, cependant, se subtilise de plus en plus. Le conseil d'État exigeait que la tranquillité publique fût réellement troublée; les traités admettent la compétence territoriale à raison des faits « qui seraient de nature à troubler la tranquillité publique », ou « l'ordre et la tranquillité du pays » 2. Si cette modification de rédaction a pour conséquence une légère extension des droits de l'État riverain par rapport à la situation qui lui était réservée dans l'avis du conseil d'État, et mérite à ce titre d'être accueillie comme un progrès, cette extension est malheureusement obtenue au prix de la pré-cision. Grâce à l'emploi d'une formule vague et susceptible d'une application illimitée, le second but rationnel des traités de ce genre, qui consiste à délimiter d'une façon exacte les deux sphères juridictionnelles concurrentes et à prévenir les conflits entre les États contractants, nous semble singulièrement compromis. Ne serait-il pas plus

1. Pradier-Fodéré, Traité de droit international public, V, p. 103, et Mittelstein, art. cité, p. 661.

2. L'art. 34 de la convention franco-péruvienne parle des faits qui sont de nature à troubler ou à menacer la tranquillité du port. On ajoute parfois à terre ou dans le port» (art. 17 de la convention du 14 juin 1857 avec la Russie), ‹ à terre ou à bord d'autres bâtiments » (art. 27 de la convention de 1858 avec Je Salvador).

.ou

A. TOME X.

1895.

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logique, et plus rationnel en même temps, d'abandonner dans l'avenir la tranquillité publique traditionnelle, et de s'attacher plutôt soit à la gravité intrinsèque du fait délictueux, soit à la gravité de la peine qu'il entraîne?

2o La deuxième restriction concerne les nationaux du pays dans le port duquel le navire étranger est mouillé. Si parmi les personnes visées par l'exception générale (capitaine, officiers, gens d'équipage, et les passagers, le cas échéant) et impliquées dans le désordre survenu à bord à quelque titre que ce soit, il s'en trouve qui se rattachent par leur nationalité à l'État, maître du port, ces désordres, quand même la première restriction n'y serait pas applicable, releveront de la juridiction territoriale.

Les traités sont venus combler ainsi la lacune qui existait dans l'avis de 1806. Ils procèdent d'une pensée juste. S'il peut être utile d'accorder une immunité de juridiction aux étrangers, il serait difficile de la justifier à l'égard des nationaux, ces derniers ayant conservé leur lien de nationalité, lien naturel, moral et juridique à la fois, lien plus fort et plus durable en tout cas que celui qui résulte du contrat d'engagement à bord d'un navire étranger. Cette restriction peut avoir des conséquences avantageuses pour le navire étranger lui-même, en permettant au capitaine de se débarrasser des individus qu'il n'a aucun intérêt à retenir à bord, de les livrer à leur justice nationale plutôt que de s'astreindre à continuer son voyage, parfois fort lointain, avec leur concours, uniquement pour les remettre aux autorités nationales du navire 1.

Les traités maintiennent également la compétence territoriale, lorsque la victime des désordres survenus à bord serait un national. L'État auquel elle se rattache prend en main la cause de cet individu et le dispense ainsi de faire appel à une justice étrangère et éloignée.

La restriction concernant les nationaux n'existe pas dans les conventions conclues avec Haïti, la Bolivie, le Texas, l'Equateur, le Guatemala, les États-Unis, et le Salvador. Elle apparaît pour la première

1. Esperson (ouvrage cité, n° 287) faisait valoir cet argument pour justifier la compétence des tribunaux locaux sur la réquisition du consul ou du capitaine. Ici, cette compétence étant d'ordre public, est basée sur l'intérêt de l'État riverain, l'intérêt du navire étranger n'a qu'une importance secondaire. Wagner (Handbuch des Seerechts, p. 312, note 10) est d'avis que la protection sur les nationaux s'étend seulement sur ceux d'entre eux qui ne font pas partie d'un équipage étranger, et il cite à l'appui l'art. 11 du traité entre l'Allemagne et la Grèce, qui met les « habitants du pays sous la protection du pays riverain; le texte de la plupart des traités ne confirme pas cette assertion; il y est question des nationaux ou des individus ne faisant pas partie de l'équipage, ce qui prouve que les premiers peuvent ne pas rentrer dans la seconde catégorie.

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