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vernement anglais en vue du profit exclusif de la Grande-Bretagne, négligées ensuite parce qu'elles étaient considérées comme inutiles', les colonies, depuis qu'elles possèdent le « self-government », montrent une susceptibilité jalouse de leurs droits, une défiance de tous les instants vis-à-vis du Royaume-Uni, et elles redoutent les empiétements sur leurs libertés d'un État puissant et envahissant qui jadis fut réellement leur maître. Si jusqu'ici les conflits n'ont pas été plus fréquents, c'est que la Grande-Bretagne, de peur de s'aliéner des populations sans le concours desquelles elle ne pourrait maintenir sa suprématie navale, a dû assumer, dans ses relations avec ses colonies, cette attitude de réserve prudente et d'effacement volontaire qui a été précisément celle de lord Jersey à Ottawa, et céder à la pression que les agents généraux ont à plusieurs reprises exercée sur le gouvernement impérial.

Aujourd'hui les colonies n'admettent plus l'ingérence de la GrandeBretagne dans leurs affaires intérieures, et c'est une opinion courante chez elles que le gouvernement impérial, issu d'un parlement purement britannique, n'a aucun titre pour modifier les décisions passées par les élus des habitants des colonies; on reconnaît bien au Colonial Office la faculté de donner son avis, mais on conteste qu'il ait une connaissance suffisante des intérêts coloniaux. Aussi le droit de veto réservé à la Couronne où à ses représentants est-il plus que jamais un pouvoir purement théorique, et les autres prérogatives du gouvernement impérial (nomination des gouverneurs et nomination par ceux-ci des Chambres hautes non électives) n'ont pas été parfois sans donner lieu à de grosses difficultés et à des réclamations suscitées par le « sentiment colonial ».

D'autre part, comme nous l'avons indiqué déjà, un désaccord absolu existe au sein de l'empire au sujet des dépenses navales. Au moment où, en Angleterre, le budget de la Marine s'accroît dans des proportions notables, au moment où les flottes marchandes des colonies prennent une grande importance, les colonies refusent de supporter une part des charges que le contribuable anglais jusqu'ici a été seul à assumer. Elles estiment qu'une organisation commune de la défense ne profiterait qu'à la Grande-Bretagne et ne servirait que ses ambitions particulières, et même, loin de songer à développer leurs propres forces, elles tendent à réduire les faibles crédits afférents à cet objet.2

1. Froude, Oceana, p. 11.

2. Au Canada, par exemple, la suppression de la milice est réclamée, et l'existence de l'école militaire de Kingston est menacée (Voir Contemporary Rewiew, janvier 1895). Le gouvernement de l'Australie méridionale vient tout récemment de supprimer la milice de cette colonie.

Au sujet des affaires extérieures, les dissentiments ne sont pas moins graves. Grande puissance européenne, l'Angleterre est souvent guidée dans sa politique étrangère par des considérations dont l'opinion coloniale est portée à faire peu de cas; les intérêts du Cap, par exemple, sont intimement liés à ceux de l'Afrique australe, et il cherche à provoquer la naissance d'une immense confédération qui engloberait non seulement les possessions britanniques sud-africaines, mais encore l'État libre d'Orange et le Transvaal; l'Australie vise à l'hégémonie dans le Pacifique; le Canada, qu'une simple ligne fictive sépare des États-Unis, voudrait réaliser une entente commerciale avec son puissant voisin. Les colonies n'admettent pas que la politique européenne de la mère patrie puisse avoir une influence quelconque dans le règlement des affaires extérieures auxquelles elles sont intéressées, et tout acte de l'Angleterre qui apporte une entrave à la réalisation de leurs projets ne manque pas de soulever des mécontentements dont l'effet parfois pourrait être désastreux pour la GrandeBretagne. Il suffira de rappeler les récriminations incessantes des colonies australiennes au sujet de l'utilisation de la Nouvelle-Calédonie comme lieu de déportation, leurs prétentions sur certaines îles du Pacifique, et surtout leur irritation profonde lorsque le gouvernement impérial désavoua l'acte par lequel le premier ministre du Queensland avait pris possession de la Nouvelle-Guinée; le soulèvement de l'opinion fut tel en Australie que le cabinet anglais dut revenir sur sa décision, mais il le fit trop tard pour empêcher l'Allemagne de s'implanter dans une partie de l'ile; depuis dix ans les populations australiennes ne cessent de reprocher cette « bévue » au gouvernement métropolitain, et tout porte à croire qu'un fait de même nature, se reproduisant aujourd'hui, aurait pour conséquence de provoquer une rupture entre la Grande-Bretagne et l'Australie1. Qu'on se rappelle encore ce banquet donné au Cap en l'honneur de M. Rhodes, au commencement de 1894, où le grand homme d'État de l'Afrique australe menaçait l'Angleterre d'une « agitation » - en d'autres termes d'un mouvement séparatiste, si le gouvernement britannique persistait à s'ingérer dans le règlement de la question du Matabéléland.

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Et les faits qui précèdent ne sont pas les seuls qu'on puisse citer. Il est si vrai que la politique d'indépendance à l'égard de la Grande

1. Froude, qui se trouvait à cette époque en Australie, parle ainsi de cet incident (Oceana p. 85): « Si l'Australie avait été un État unique avec une flotte propre et les politiques de Melbourne à sa tête, il n'est pas du tout impossible, si grande était la colère, que de leur propre mouvement, les Australiens eussent envoyé leurs navires pour inviter les Allemands à se retirer. Naturellement, d'un acte pareil résulterait la « désintégration de l'empire britannique ».

»

Bretagne est aujourd'hui la règle aux colonies que dans presque toutes on trouve un parti qui réclame pour elles le droit de négocier feurs traités avec les nations étrangères directement, c'est-à-dire sans avoir recours à l'intermédiaire du gouvernement britannique. La conférence d'Ottawa a, il est vrai, réprouvé ces tendances; elle a compris que si la mère patrie cessait d'avoir une part dans la conclusion de ces arrangements, elle ne pourrait, le cas échéant, intervenir pour en faire respecter les clauses par les pays étrangers qui les auraient signés, et que le vote d'une législature qui consacrerait ces aspirations équivaudrait en fait à une déclaration d'indépendance; mais elle a reconnu en même temps que ce mouvement est important et dirigé par des hommes très populaires.

Si l'on rapproche les faits précédents des conclusions que nous ont suggérées les débats d'Ottawa, on est porté naturellement à se demander où se trouve cette unité morale de l'empire, cet « instinct impérial » dont il est tant parlé en Angleterre. Les conférenciers du Royal Colonial Institute, ceux de l'Imperial Institute, la presse impérialiste, se perdent dans des attendrissements sans fin en parlant des relations de l'Angleterre et de ses colonies; on nous représente l'empire comme une grande famille; l'Angleterre est la mère, les colonies les filles, des filles un peu indépendantes sans doute, mais qu'un lien très fort d'attachement unit entre elles et à leur auteur commun. Pour un observateur impartial, l'harmonie est loin d'être si parfaite. Au lieu de se développer, le sentiment impérial perd tous. les jours du terrain, et Froude et sir Charles Dilke ne sont pas seuls à croire que les offres d'envoi de troupes qui ont été faites à l'Angleterre par certaines colonies australiennes au moment de la prise de Khartoum ne se reproduiraient plus aujourd'hui. Sans doute les habitants des colonies sont fidèles sujets de la reine; mais leur patriotisme impérial est peu profond, leur loyalisme est tout en façade; ils sont surtout et avant tout Canadiens, Australiens ou Afrikanders; l'intérêt de l'empire leur est infiniment moins à cœur que la prospérité de la communauté à laquelle ils appartiennent, et le jour où il faudrait choisir entre l'empire et cette communauté, ils n'auraient pas la moindre hésitation; il y a peu de colonies où le mot national, ne soit d'un usage courant; si l'Afrikander Bund, si l'Australian Natives' Association, si les adeptes de la politique de sir J. Macdonald l'inscrivent en tête de leurs programmes, ce n'est apparemment pas à l'encontre de l'étranger, qui ne pense guère à intervenir dans leurs

1. Voir dans ce sens un article dans le numéro de la Contemporary Review d'août 1894.

affaires intérieures, mais bien à l'encontre de l'Angleterre. Les impérialistes croient qu'en proposant aux colonies d'entrer avec la GrandeBretagne dans une fédération défensive, en les traitant ainsi sur un pied d'égalité, on leur fait beaucoup d'honneur; telle ne semble pas être l'opinion des colonies qui sont persuadées au contraire qu'une alliance plus étroite avec la mère patrie se traduirait par des charges nouvelles et par des restrictions à leurs libertés. Aussi l'idée de la fédération impériale n'est guère populaire en dehors du Royaume-Uni; on l'acclame parfois parce qu'on sait qu'elle n'a nulle chance d'aboutir, mais le plus souvent on ne s'en occupe pas; et l'on sait que les orateurs de l'Imperial Federation League ont été accueillis sans enthousiasme par les habitants du Canada et de l'Australie.

Quel sera donc le terme de ce mouvement qui a pris naissance il y a vingt-cinq ou trente ans, et qui s'est affirmé, d'une part par le développement politique et économique des colonies, de l'autre par un commencement de rupture morale entre elles et la mère patrie? Il est difficile à l'heure actuelle de le prévoir au juste. Il semble toutefois que l'unité de l'empire est bien fragile, et qu'il pourrait suffire d'un dissentiment très accentué à l'intérieur ou d'un conflit de l'Angleterre avec une nation étrangère pour en amener la désagrégation. En dehors même de ces éventualités, de grands changements sont à prévoir dans un avenir assez rapproché. En effet la population de l'empire s'accroît rapidement, mais cette augmentation est beaucoup plus considérable, proportionnellement, aux colonies qu'en Angleterre, et il devra en résulter un déplacement d'influence. Au Canada, en Australie, au Cap, les générations prochaines aideront à mettre en valeur les immenses richesses que le manque de bras a jusqu'ici empêché d'exploiter; nées aux colonies de parents qui eux-mêmes y seront nés, vivant dans des conditions climatologiques et sociales différentes de celles de l'Angleterre, elles constitueront peu à peu une race particulière qui s'écartera sensiblement, par son type et par ses mœurs, des habitants des Iles Britanniques et qui n'aura plus pour la GrandeBretagne l'attachement de ceux qui y sont nés et y ont passé une partie de leur vie.

Développement d'une population qui jouit du self-government dans des limites territoriales déterminées, accroissement important de la richesse, création d'un type physique particulier, constitution d'une vie sociale propre ne sont-ce pas là les éléments indispensables à la formation de nationalités nouvelles? Et l'on peut voir déjà ces nationalités naître et prendre des forces : le Canada, depuis 1867, a acquis une grande unité morale et à bien des points de vue il est réellement une nation; moins avancées, les colonies australiennes

A. TOME X.

1895.

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cherchent à suivre son exemple en se fédérant; jusqu'ici, il est vrai, leurs jalousies réciproques et leurs dissensions ont mis obstacle à la réalisation de ce grand projet, mais on peut penser qu'avec le temps ou devant la menace d'une guerre elles se réuniront sous un pouvoir commun; enfin l'Afrique australe, grâce à l'impulsion puissante de M. Rhodes, marche à grands pas dans la même voie et possède déjà une union douanière, dont le nombre des membres s'augmentera bientôt. L'avenir un avenir prochain sans doute verra donc constitués trois groupements importants de colonies britanniques, un groupe nord-américain, un groupe australien, un groupe sud-africain. C'est alors que la Grande-Bretagne pourra tenter utilement de réaliser avec ses colonies soit une fédération soit une alliance. Alors seulement l'entente sera possible en même temps qu'elle sera fructueuse. Mais c'est à ce moment-là même que les trois groupes seront complètement mûrs pour l'indépendance; le jour où cette séparation sera décidée, prendra fin l'évolution dont la conférence d'Ottawa marque une étape.

O. FESTY,
Ancien élève de l'École.

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