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régiments de Pondichéry; 200 artilleurs et 250 Cafres seraient pris à I'lle de France.

La Dryade et la Méduse quittèrent Lorient le 27 décembre 1787, et le 18 mai 1788 l'évêque arrivait à Pondichéry sur la première de ces frégates. Dès l'abord, il se heurta au mauvais vouloir non dissimulé du comte de Conway. Nous avons vu le sens des instructions officielles qui lui furent adressées; mais il est permis de penser que des recommandations confidentielles du ministre le détournaient de tenter l'entreprise, si l'on en juge par la lettre ci-après, écrite plus de trois. mois avant que la Dryade ne mouillåt devant Pondichéry, et intéressante surtout par son post-scriptum.

« Le comte de Montmorin, secrétaire d'État des Affaires étrangères, au duc de la Vauguyon, ambassadeur de France à Madrid 1.

No 4.

Versailles, 11 février 1788.

Vous aurez sûrement été informé, Monsieur, par la voix publique, de l'arrivée en France du fils du roi de la Cochinchine, sous la direction de l'évêque d'Adran, missionnaire français employé à la Chine. Ce prélat, muni de pouvoirs de ce prince, nous a informé qu'il avait été expulsé de ses États par un sujet rebelle, et il a invoqué des secours pour les recouvrer. En échange de ces secours, l'évêque d'Adran nous a offert des avantages de commerce avec la possession des iles de Hoï Nan et de Poulo-Condo (sic). Le roi, après avoir mûrement pesé les propositions faites au nom du roi de la Cochinchine, s'est déterminé à les agréer et à accorder, en conséquence, 1,500 hommes d'infanterie et 4 frégates. Sa Majesté a pris cette détermination moins pour se procurer cet établissement de commerce dans les eaux de la Sonde que pour empêcher d'autres puissances, et notamment les Anglais, de se mettre à notre place. S'ils y étaient parvenus, ils auraient eu une position qui les aurait mis en mesure de prévenir la navigation vers la Chine et d'inquiéter les possessions espagnoles et hollandaises dans cette partie du monde.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien communiquer ces détails à M. le comte de Floride-Blanche 2, en le priant de nous garder le secret. Vous direz de plus à ce ministre que le gouverneur de Goa avait offert l'assistance de son souverain au roi de Cochinchine; mais que ce prince a décliné cette offre, dans l'attente du succès de la mission de M. l'évêque d'Adran.

P.-S. Je crois devoir ajouter, Monsieur, à ce que j'ai l'honneur de vous mander du projet d'expédition pour la Cochinchine, que le Roi l'a subordonné à la position des choses dans ce royaume, et que Sa Majesté s'en est

1. Minute aux Archives du ministère des affaires étrangères, cour d'Espagne, vol. 624.

2. Florida-Blanca.

rapportée, à cet égard, à la sagesse de M. le comte de Conway qui doit commander l'expédition. Je suis porté à croire que des circonstances locales paraitront à cet officier général devoir y mettre obstacle, en sorte qu'il est probable qu'elle n'aura pas lieu. »>

Et le duc de la Vauguyon répondait, de Madrid, 29 février 1788:

« J'ai fait part à M. le comte de Florida-Blanca des détails contenus dans votre dépêche n° 4, relativement à l'expédition projetée en faveur du roi de la Cochinchine. »

Avec une ténacité rare, Mer d'Adran s'efforça de vaincre l'hostilité du général; les correspondances qu'ils échangèrent à ce sujet témoignent d'une excessive tension dans leurs rapports. Vainement l'évêque offrit de partir seul sur la Dryade, d'aller parcourir les côtes de la Cochinchine, de s'assurer de l'état des affaires de Nguyên-Anh et d'être de retour en février ou mars de l'année suivante: pendant ce temps, on pourrait, avec quelque peu d'activité, avoir tout disposé pour l'expédition. Bien qu'il taxât de romanesques les plans de l'évêque, M. de Conway consentit enfin à expédier la Dryade, C' de Kersaint, et le Pandoure, C' de Préville, sur les côtes d'Annam, où se trouvaient déjà la Calypso et le Marquis de Castries, avec mission d'étudier d'une part la situation politique, et d'autre part les conditions dans lesquelles pourrait se trouver l'expédition. De retour à Pondichéry en mars 1789, le chevalier de Kersaint fit un rapport. défavorable, non point tant au point de vue politique qu'en ce qui regardait les conditions matérielles. Il est certain qu'au premier aspect, et en s'en tenant aux renseignements que pouvait recueillir un marin jugeant du pays par les ressources que pouvaient offrir inopinément Poulo-Condor et Touranne, l'entreprise n'avait rien de séduisant. Mais on aurait pu tenir quelque compte des renseignements autrement sûrs qu'offrait l'homme de grande valeur morale et intellectuelle qu'était Pigneaux de Béhaine, à qui les événements postérieurs ont donné si pleinement raison. Mais M. de Conway, armé du rapport du C' de Kersaint, s'empressa d'écrire à la cour, et, non content de conseiller l'abandon définitif de l'entreprise, il présenta l'évêque comme exalté ou de mauvaise foi. Si l'on considère que cette lettre arriva en France à la fin de l'année 1789, on s'explique aisément que le ministère, sollicité par des préoccupations autrement graves, ait saisi avec empressement ce prétexte de se dégager de devoirs moins prochains; mais il n'en était du reste pas besoin par une dépêche du 15 janvier 1789, le gouverneur de Pondichéry avait déjà reçu l'ordre de ne pas entreprendre l'expédition de Cochin

chine. Près de soixante-dix ans devaient se passer avant qu'on ne reprit les vues de la France sur l'Annam.

En 1792, nous retrouvons le comte Thomas de Conway, à Coblentz, avec les princes émigrés. Ceux-ci lui confièrent le commandement en chef de l'insurrection royaliste dans le Midi, avec le comte de Saillans pour lieutenant. Il s'agissait de tirer parti de la conjuration du camp de Jalès. On sait quelle légèreté, quelle ardeur imprévoyante furent apportées dans l'affaire par M. de Saillans qui, excité par des conseillers trop ardents, se mit bientôt en état d'insubordination complète envers son chef resté prudemment à Chambéry, lança le mouvement hâtivement, ne fut pas suivi, fut battu, fait prisonnier et massacré. Décrété d'accusation par le Directoire de l'Ardèche, après l'échauffourée du Vivarais, M. de Conway n'était pas entré en France1. Pierre-Joseph-Georges Pigneaux de Béhaine, évêque d'Adran, a joué, dans les affaires de l'Indo-Chine, à la fin du siècle dernier, un rôle trop éclatant pour que nous ne suivions pas, quelque rapide que soit cet aperçu, cette noble et grande figure, si française, à travers les péripéties d'une lutte formidable entre les Tây-Son, maîtres de presque tout l'Annam, et le prétendant Nguyên-Anh, dont l'évêque fut toujours, surtout de 1789 jusqu'à 1799, le conseiller respecté, le ministre puissant, quelquefois le généralissime, et qu'il plaça sur le trône, on peut dire, sans l'aide officiel de la France, mais par le concours d'un groupe de vaillants officiers français dont les noms ne doivent pas tomber dans l'oubli.

Désespérant d'obtenir l'exécution du traité de Versailles, l'évêque réduisit ses demandes de secours à deux navires, 300 hommes d'infanterie, 50 Cafres, 50 artilleurs et une batterie de campagne approvisionnée de munitions, dont le roi de Cochinchine supporterait toutes les dépenses; changeant ses plans, en raison des succès déjà obtenus par le prétendant, il signala le cap Saint-Jacques et Saigon comme offrant une base favorable aux opérations on fut sourd à toutes ses demandes. Les nouvelles de France arrivaient déjà alarmantes, la Révolution se dressait menaçante en face de la Royauté affaiblie; peut-être aussi se souvenait-on encore, à Pondichéry, du sort misérable fait, au siècle précédent, à l'expédition de Desfarges au Siam, si mal engagée, si mal conduite, à l'instigation de Constantin Phaulcon et sur les données illusoires du P. Tachard et de quelques autres jésuites; mais on redoutait probablement, surtout, la rivalité des Anglais. On sait ce que disait John Barrow, en 1806, des conséquences

1. Histoire des conspirations royalistes du Midi sous la Révolution (1790-1793), par Ernest Daudet.

probables du traité pour les possessions britanniques et leur commerce avec la Chine.

Alors, Mer d'Adran s'adressa au bon vouloir des particuliers: les négociants français de Pondichéry lui fournirent deux navires équipés à leurs frais; grâce au subside qu'il tenait de la main même de Louis XVI, il acquit des armes et des munitions, et quelques officiers se joignirent à lui en volontaires. Ce furent: Dayot, à qui l'on doit les cartes hydrographiques du littoral de l'Annam, Vannier, Chaigneau, de Forsanz, Girard de l'Isle-Sellé, Guillon, Guilloux, officiers de marine; Olivier, officier du génie; Lebrun, ingénieur; Barizy, Stanislas Lefebre, neveu de l'évêque, et plus tard le médecin Despiaux.

Ce n'est point ici que nous devons raconter, par le détail, comment nos vaillants compatriotes organisèrent en une armée de six mille hommes, dressés à l'européenne, les bandes désordonnées qui combattaient autour du prince; comment ils créèrent une flotte de guerre, fondirent des canons et bâtirent ces citadelles immenses, solides et bien situées, dessinées suivant les règles de l'art et capables de tenir en échec toutes les armées de l'Orient. La création d'une artillerie mobile, surtout, leur assura plus d'une fois la victoire sur les Tây-Son, lachant pied devant ces canons qu'on « menait par la bride, comme un cheval », et qu'ils voyaient pour la première fois sur les champs de bataille.

Déjà le renom français était établi dans le parti de Nguyên-Anh : en 1783, les Tây-Son, qui s'étaient vus chassés du pays de Gia-Dinh, revinrent à la charge et battirent la flotte royale au cap Saint-Jacques. Un marin français commandait l'un des navires du prince et fit là des prodiges de valeur; cerné de toutes parts, accablé sous le nombre, il se fit sauter et périt dans l'action, avec la foule des assaillants montés à l'abordage. Les chroniques du mandarin Trang hôï Duc nous ont transmis le souvenir de cet homme de cœur honorant l'énergie et la probité du capitaine Manuel, les Annamites, qui de son vivant l'avaient comblé de titres et de dignités, le proclamèrent, après sa mort héroïque, sujet fidèle, juste et méritant, et le décorèrent des titres de généralissime et Colonne de l'empire. Une tablette commémorative, retraçant ses services et ses vertus, fut placée dans le temple de la Fidélité éclatante, situé sur la route de Saigon à Cholen et appelé aujourd'hui « pagode des Mares ».

Pendant dix ans, ce prélat, « qui lisait les Commentaires de César

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1. Gia Dinh Thung Chi, histoire et description de la Basse-Cochinchine, trad. par Aubaret.

presque avec autant de plaisir que son bréviaire », prit part à tous les conseils du prince; ses avis, quelquefois les plus hardis, étaient toujours les plus sages, les plus pratiques et les plus suivis. Grâce au succès de ses plans, exécutés par nos vaillants compatriotes, en 1793 Nguyên-Anh se trouvait à la tête d'une armée de 140,000 hommes.

Mais au milieu de leurs travaux militaires, les officiers français n'oubliaient pas les soins que réclamaient la fondation d'une capitale de premier ordre et la consolidation de la puissance du prince sur la Basse-Cochinchine. Le plan de la ville de Saigon fut dessiné et exécuté en 1790 par Victor Olivier 1. Régulièrement tracée, sur la rive gauche de la rivière, du rach Bến Nghé au rach Thi Nghé (arroyo de l'Avalanche et arroyo chinois des cartes françaises actuelles), la ville était percée d'une quarantaine de rues, droites, larges de 15 à 20 mètres, et généralement perpendiculaires ou parallèles aux quais. Deux canaux s'avançaient au cœur de la vill». Au centre se trouvait la citadelle (Phan Yên), immense carré bastionné, mesurant un périmètre de 2,500 mètres environ à la crête de feu, avec deux demi-lunes sur les faces sud-ouest, nord-ouest et nord est. C'est dans son enceinte que se trouvaient les palais du roi et de sa famille, le parc d'artillerie, l'arsenal, les poudrières, magasins, ateliers, l'hôpital, etc. Avec son terre-plein, ses remparts, ses fossés, ses glacis, la citadelle ne couvrait pas moins de 65 hectares.

Ses forces rassemblées et organisées, Nguyên-Anh commença par Qui-Nhon et Touranne, sa campagne contre les Tây-Son, utilisant surtout les vaisseaux européens. La résistance des rebelles fut longue et énergique; cependant le prince était maître de Hué en 1800, et de toute la Cochinchine jusqu'au Tonkin; poursuivant le cours de ses victoires, il envahissait ce dernier pays l'année suivante et s'emparait de Hanoï. Dès 1801, il s'était proclamé roi d'Annam; en 1803, la cour de Pékin lui conféra l'investiture.

Monté sur le trône des Lê, parvenu à un degré de grandeur que n'avaient jamais osé rêver ses ancêtres, les Chua de Hué, il oublia, malheureusement pour sa gloire, les éclatants services rendus par les officiers français. Certes, on ne peut nier que le gouvernement de la France n'ait renoncé, avant toute action militaire effective, aux avantages qui pouvaient résulter pour lui de l'accomplissement du traité de 1787; mais est-il bien juste de dire, pour cela, que Gia-Long, empereur d'Annam, ne devait rien à la France? Les officiers d'artillerie, du génie, de marine, les ingénieurs, et par-dessus tous l'illustre prélat français qui préparèrent et accomplirent la ruine de la puis

1. On en a le dessin, levé en 1795, par l'ingénieur Lebrun.

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