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ce projet de conciliation matrimoniale. Il rêve de donner la belle veuve à son fils: une dot magnifique gagnée par l'usure faciliterait cet arrangement. Et, ce qui devrait tout enlever, il mettrait dans la corbeille de noces les titres de propriété du château de Valtaneuse: Brénu l'a acheté clandestinement et sous condition à M. Desroncerets, et le notaire, après un délai de deux jours encore, en sera propriétaire définitif. Son fils et sa bru pourront prendre le nom du manoir. Quant à lui, il espère, grâce à l'appui du préfet, devenir comme candidat officiel, au lieu et place du bel Arthur, député de l'arrondissement.

Ces grands projets ne réussiront pas et, malheureusement pour l'intérêt du drame, on le voit trop et trop tôt. Le colonel Guérin est revenu de la campagne mexicaine, il accourt auprès de la belle veuve, plein d'amour, de souvenir et d'espérance. Mme Lecoutellier, qui a d'autres visées, le reçoit avec une froideur cruelle et insultante; elle l'éloigne dans des termes qui rendent le retour impossible.

L'ambitieux notaire n'en travaille pas moins à un rapprochement, dont il ne connait pas les secrètes difficultés. Avant lui la bonne Mme Guérin, qui sait l'amour de son fils, vient, à son insu, intercéder auprès de la fière coquette. Elle a deviné que cette femme sans cœur rougirait de l'avoir pour belle-mère et elle promet de se tenir à l'écart, de s'ensevelir dans la retraite, de n'embrasser son fils qu'en secret. Rien de plus pénible que cette humiliation douloureuse de l'amour maternel et de la vertu, devant tant de sécheresse et d'égoïsme.

Cette scène est comme le pendant de celle où Giboyer promet à son fils de fuir en Amérique, pour n'être pas un obstacle à son bonheur. Mais cette dernière est d'un plus bel effet moral; le sacrifice que Giboyer impose à son amour paternel, peut être considéré comme une expiation; les souillures de sa vie ne doivent pas retomber sur son fils, et il est beau qu'il les efface par ses larmes et une volontaire

douleur. Le fils est noblement dans son rôle en repoussant le sacrifice paternel. L'abnégation de Mme Guérin n'a pas les mêmes motifs; elle sacrifie son amour de mère à une femme qui n'aime pas et ne peut aimer son fils, et son abaissement nous répugne d'autant plus qu'il est plus facilement accepté par celle à qui il est offert. Tous les intérêts de vanité d'une coquette ne valent pas une seule des larmes d'une mère.

Maître Guérin s'adresse à la veuve les mains pleines d'arguments plus forts. Il lui montre le château de Valtaneuse parmi les apports matrimoniaux de son fils. Cette perspective rend au bel officier tous ses mérites, et Mme Lecoutellier sourit à l'idée de tenir son nom de Valtaneuse, non plus des mains de son neveu, mais de celles d'un futur général.

Nous sommes ramenés, quoique un peu tard, à M. Desroncerets, l'inventeur. Le pauvre homme n'est guère qu'un monomane'; il faut qu'il soit tombé en enfance pour prendre lui-même au sérieux sa prétendue découverte. Il s'agit de je ne sais quel abécédaire mécanique, destiné à apprendre à lire à toute la France en un tour de main. Il est cependant susceptible d'enthousiasme, et il se lance dans une tirade sur l'instruction gratuite et obligatoire, qui n'a qu'un malheur, celui d'être placée dans sa bouche. Peut-être n'auraiton pas permis cette petite sortie politique, la seule du reste qui soit dans la pièce, si elle eût été faite par un autre que ce vieux fou.

Toujours est-il que, ne croyant ni à son génie ni à son bon sens, nous ne nous intéressons point à ses œuvres et nous nous sentons peu de sympathie pour ses malheurs.

Sa fille Francine nous toucherait et nous intéresserait davantage si elle avait un rôle plus important. Elle veille pieusement sur son père; elle est l'Antigone de ce vieillard aveuglé par une manie. Elle a pris en main l'administration des restes de sa fortune. Elle travaille à empêcher de nou

velles folies et à réparer les folies du passé. Par des prodiges de dévouement, elle parvient à entourer son vieux père d'un peu de bien-être; elle lui cache la misère profonde au bord de laquelle elle l'a retenu. Mais Desroncerets a encore besoin de trente mille francs pour achever son grand œuvre; il les demande à sa fille qui les refuse, et pour cause. Il insiste, elle refuse encore; alors il la menace, il la maudit, et Francine, la mort dans l'âme, subit, sans paraître fléchir, la malédiction de son vieux père. Encore une de ces scènes, où M. Émile Augier dépense beaucoup de talent, mais qui manquent leur effet, parce que le principal personnage n'intéresse pas: elles nous font mal sans nous émouvoir.

L'intérêt se relève, soudain et puissant, en faveur de Francine. Louis Guérin avait aimé autrefois la jeune fille; mais les apparences de sa conduite au milieu des désastres de son père, l'ont détaché d'elle. Il s'est pris peu à peu d'aversion pour cette femme âpre et glacée, qui a mis le vieillard en tutelle, a réclamé sa dot pour la gérer ellemême, et qui maintenant refuse avec tant d'obstination l'aumône demandée par un père. Il a été témoin de la scène de la malédiction, et il accuse, il accable à son tour Francine. Celle-ci éclate alors et laisse échapper son secret. Son àpreté est simulée; sa froideur n'est qu'un masque; elle s'est sacrifiée tout entière pour son père: la dot qu'elle a réclamée elle l'a placée à fonds perdus sur cette tête si chère. Pour assurer l'aisance des derniers jours du vieillard, elle s'est condamnée à une misère certaine. Et ce n'est pas là son plus cruel sacrifice. Dépouillée de sa fortune, elle a dû renoncer à l'espoir de se faire aimer, et elle s'est enveloppée dans une apparence de froideur et d'insensibilité. Elle avait pourtant répondu jadis aux tendres sentiments du jeune Louis Guérin, et elle n'a cessé de l'aimer dans le silence de

son cœur!

Nous approchons du dénoûment. L'échéance du contrat,

qui doit livrer le château de Valtaneuse à maître Guérin, est arrivée. Le notaire a eu la très-invraisemblable légèreté de parler vingt-quatre heures trop tôt. Desroncerets, rappelé au sentiment de la situation, peut encore trouver les cent mille francs nécessaires pour rompre le traité de vente, auprès d'un vieil ami qui est à Strasbourg. Un seul et dernier convoi peut l'y mener et il va le prendre. Survient maitre Guérin qui, tout ayant l'air de le presser de partir, se met à le faire parler de son invention. Le bonhomme, ressaisi par sa folie, laisse là son manteau et sa valise, s'enflamme, s'exalte, oublie l'heure et manque le train. Maître Guérin se croit définitivement propriétaire de Valta

neuse.

Il a compté sans la Providence et le châtiment qu'elle lui inflige de la main mê ne de son fils. Le soldat a découvert avec indignation, dans son père, l'usurier mal caché par la personnalité de Brénu. Il fait éclater devant lui son indignation, son mépris; il déclare qu'il épousera la fille du vieux Desroncerets, et qu'il a annulé le contrat clandestin du notaire en rachetant lui-même le château. Il a contracté à cet effet des engagements qui retomberont en partie à la charge de son père.

Maître Guérin se voit donc démasqué par les siens; il est jugé, condamné, exécuté en famille. Au rebours de la loi romaine, ce n'est plus le père qui prononce sur le fils, c'est le fils qui frappe son père de flétrissure et qui le condamne à l'isolement. Il y a là une situation violente, contre nature, d'une moralité douteuse, et qui est tout à fait l'inverse de celle imaginée au milieu de conditions analogues par M. Alexandre Dumas fils, dans le Père prodigue. Dans cette dernière œuvre, le père coupable revendiquait jusqu'au bout son autorité, et le fils s'inclinait devant elle. Cet effet de soumission était forcé; l'effet contraire dans M. Émile Augier est plus forcé encore. On conçoit que le fils ne trempe pas dans les souillures et les intrigues paternelles, qu'il se

voile la face devant une honte qui rejaillit sur lui, qu'il s'éloigne avec tristesse, en jetant, s'il le peut, son manteau sur des impudeurs qui le révoltent; mais on ne peut admettre qu'il s'érige en accusateur, en juge, en dispensateur d'un châtiment même légitime.

Cette insurrection du fils a pour contre-coup celle de la mère. Mme Guérin, jusque-là si douce, si résignée, si servilement dévouée à l'obéissance, éclate aussi en indignation, et quitte solennellement le domicile conjugal. Cette transition brusque de la soumission passive à la révolte a paru invraisemblable à plusieurs critiques; elle s'explique par l'entraînement de ceux qu'on appelle les poltrons révoltés.

Un trait d'observation vraie et profonde, c'est l'attitude gardée par maître Guérin au milieu de cette débacle. Un instant troublé par l'uniforme militaire, endossé au dernier moment par le colonel, il se remet promptement de cette émotion par trop bourgeoise; puis il tient bon contre les éclats, il essuie bravement le feu des accusations et des plaintes. Il regarde partir sa femme et son fils avec un profond mépris pour leur naïveté et leurs scrupules, et pour finir, il invite Brénu, son homme de paille, à partager son diner.

Cette conclusion me plaît mieux, au regard de la vérité et de la morale, que celle de M. Octave Feuillet dans Montjoye. Un flibustier de haut étage qui devient tout à coup un héros et un saint, nous représente une conversion invraisemblable, un de ces miracles de la grâce, sur lesquels le drame religieux peut compter, mais non la comédie. Pour celle-ci le renard doit vivre et mourir dans sa peau. Maître Guérin a vécu renard, renard il doit rester.

L'appréciation de la nouvelle œuvre de M. Emile Augier ressort suffisamment de cette analyse. Le défaut qu'on lui a le plus reproché est l'absence d'unité. Les critiques y ont trouvé deux, trois et jusqu'à quatre pièces différentes, dont

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