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on pourrait donner deux, trois et quatre analyses séparées; manière puérile de mettre en relief un défaut réel. Il est permis de mener de front deux ou plusieurs actions, pourvu qu'un même intérêt les rattache intimement entre elles. Le tort de Maître Guérin n'est pas dans la multiplicité des actions, mais dans l'absence d'un intérêt assez fort pour les faire converger vers un même but. Ce but, longtemps entrevu et disparaissant tour à tour, est la mise en relief du caractère de maître Guérin, l'un des types de l'égoïsme, de la rapacité, de la spéculation obscure, de l'usure cachée, du vol légal, en un mot, de toutes les mauvaises qualités et de tous les honteux manéges par lesquels on peut élever une fortune et satisfaire une immense ambition. Maître Guérin peut être une comédie faible d'intrigue; elle reste une excellente étude de caractère.

Un mot seulement des interprètes. M. Got s'incarne un peu moins complétement peut-être dans Maitre Guérin que dans Giboyer. La grande difficulté était pour lui, de ne pas trop faire ressembler l'un à l'autre ces deux produits également mauvais de la société moderne. Il y a réussi, et il faut le louer de trouver dans son talent plus de diversité qu'il n'y en a au fond dans ses rôles. Mme Arnould Plessy ne doit pas avoir moins de peine à diversifier les siens. M. Émile Augier lui a donné à rendre, après la tartuferie religieuse, la tartuferie galante; elle s'en acquitte avec une merveilleuse affectation. Ce qui serait un défaut ailleurs et chez une autre, devient, chez elle et dans de semblables exploits, un effet savant, une qualité. M. Geffroy, l'artiste consciencieux par excellence, rend presque sérieux cet inventeur qui ne l'est guère. M. Delaunay représente, avec élégance et aplomb, ce jeune député qui ne doute de rien et si plein de lui-même. Mlle Nathalie rend trop bien l'humilité doucereuse de Mme Guérin ce qui paraît ajouter à l'invraisemblance de sa révolte. Pour finir. Mlle Favart, qui n'a vraiment qu'une scène, y est admirable de senti

ment. La perfection de l'exécution de Maitre Guérin doit être certainement comptée pour beaucoup dans le succès d'une œuvre qui confirme la réputation de M. Emile Augier, sans l'agrandir.

Pour ne rien omettre des nouveautés dramatiques de l'année 1864 à la Comédie-Française, il faut citer un à-propos en vers qui a trouvé sa place dans une sorte de fête de famille. Le 16 mars, le théâtre de Molière ouvrait au public son nouveau foyer tout resplendissant de glaces, de peintures et d'or. Le Voltaire de Houdon y trône au milieu des fleurs; c'est moins un hommage au génie de l'écrivain qui a primé tout son siècle partout excepté au théâtre, qu'au magnifique chef-d'œuvre de la statuaire moderne où revivent ses traits. M. Am. Rolland, dans une suite de scènes intitulées Voltaire au foyer, a défendu en vers souvent heureux le principe du progrès universel contre des accusations vieillies et banales de décadence.

Parmi les reprises du Théâtre-Français, la plus importante et la plus solennelle a été celle du Gendre de M. Poirier', de MM. Em. Augier et Jules Sandeau (3 mai). Je saisis avec plaisir cette occasion de parler d'une œuvre qui s'est produite à une époque où l'Année littéraire et drama tique n'existait pas encore, et à laquelle je regrettais vivement de ne pouvoir donner un souvenir.

On sait que cette jolie comédie, l'un des plus heureux fruits de la collaboration dramatique moderne, a été, il y a dix ans, un des plus francs succès du Gymnase, et l'un des plus littéraires. La Comédie-Française, en vertu d'un droit quasi seigneurial, peut prendre aux autres théâtres ce qu'ils

1. Acteurs principaux MM. Provost, Poirier; Bressant, Gaston Lafontaine, Hector; Barré, Verdelet; Montet, Cogne; Chéry, Salomon Verdellet, Chavassus; E. Provost, Vatel; Mile Favart, Antoinette

ont produit ou accueilli de meilleur, et elle leur reprend souvent ce que, à l'origine, elle a elle-même dédaigné. C'est ainsi qu'elle a retiré récemment de l'Odéon et l'Honneur et l'argent, de M. L. Ponsard, et la Jeunesse, de M. Em. Augier. Le nom de ce dernier est aujourd'hui tellement recommandé dans la maison de Molière par le succès des Effrontés et de leur suite, le Fils de Giboyer, que la Comédie-Française n'a pas voulu laisser plus longtemps dans une autre maison une des œuvres capitales de son heureux et téméraire favori. Le collaborateur de M. Em. Augier, M. J. Sandean, encore tout meurtri de la chute de son noble drame des Penarvan, trouvait dans la reprise du Gendre de M. Poirier une revanche et une consolation.

Une revanche! le mot est tout à fait juste, plus justo que les auteurs ne voudront le croire. Cette comédie, qui met aux prises l'ancienne noblesse avec la bourgeoisie laborieuse d'aujourd'hui et semble vouloir humilier devant les écus de celle-ci le blason orgueilleux de celle-là, cette comédie avait manqué à ses propres intentions et s'était trompé d'effet. Elle avait été annoncée sous le titre significatif de la Revanche de Georges Dandin, et devait reprendre, au profit de ce pauvre bafoué de notre ancien théâtre, l'antithèse du bourgeois ridicule et du gentilhomme insolent. Or de cette antithèse, c'est encore la noblesse qui sort avec l'avantage; la bourgeoisie reste plus humiliée, plus amoindrie que jamais; elle est d'autant plus froissée par le contraste que ce contraste semblait institué tout exprès en son honneur. Ce sont des mains amies qui nous la présentent sous son plus beau jour, dans son triomphe apparent ou réel sur son ancienne dominatrice; et ce triomphe même ne sert qu'à la faire paraître plus petite et sa rivale plus grande. Au ThéâtreFrançais particulièrement, le Gendre de M. Poirier pourrait s'appeler la Revanche de la maison de Penarvan.

Voici comment. Le jeune Gaston de Presles n'a

pas

sité à redorer son blason avec les écus d'un marchand de drap, en épousant sa fille, sans savoir même combien elle est digne, par son esprit, par toute son âme, de l'amour d'un gentihomme. C'est sa plus grande chute. Il a des faiblesses, des folies, des vices mêmes; mais à part la faute qu'il a faite de vendre son nom, pour de la fortune, pour da bien-être, il a jusque dans ses égarements une certaine grandeur; il est vraiment noble par une foule de sentiments; il l'est par le respect des souvenirs, des traditions politiques de sa famille, par sa fidélité à son drapeau. Il a fait un premier, un unique marché qui l'avilit, c'est son mariage; mais M. Poirier ne peut le lui reprocher; car, si son gendre a troqué son nom contre une dot, il a, lui, vendu sa fille dans l'intérêt de ses propres espérances ambitieuses. Quand le beau-père propose au grand seigneur d'autres marchés, acceptables peut-être pour l'honnêteté vulgaire, mais contraires à l'honneur, cette honnêteté particulière du gentilhomme, Gaston se révolte; son indignation se contient, mais son mépris éclate, et le pauvre marchand ne s'en relève pas, M. Poirier a sa vengeance prête, mais une triste vengeance il prend son gendre par la famine; il lui coupe les vivres; il renvoie son cuisinier, c'est-à-dire l'oblige à donner sa démission; il réduit son appartement, il loue ses écuries; il le sèvre de tout le luxe où il se plaisait à l'entretenir."

Et pourquoi, jusque-là, toutes ces complaisances prodigues pour un gendre qui ne lui cachait pas son dédain? Pourquoi, à présent, ces colères, ces persécutions mesquines? Parce que Gaston de Presles a des convictions ou des sentiments qui ne lui permettent pas de se rallier à la monarchie de Juillet et que le marchand de drap avait compté sur l'influence de son gendre pour devenir pair de France! Il faut voir la scène où M. Poirier confie au jeune homme son ambition secrète. Avec quelle pudeur grotesque il cache' et dévoile sucessivement sa petite faiblesse ! Comme le gen

tilhomme qui le voit venir, s'amuse des détours de cette confession! Et quoi de plus juste que l'éclat de rire qui en accueille le dernier mot? Blessé profondément, M. Poirier se révèle tout entier il reproche au jeune homme son argent comme une aumône : ce qui n'est qu'une petitesse; il oppose avec plus de raison à la fierté si intraitable de ce grand seigneur cette mésalliance dont tous les deux voulaient profiter, mais il a donné tant de prise au ridicule que les fautes les plus graves du gentilhomme ne lui fournissent contre celui-ci que des armes impuissantes.

Le dénoûment même tourne contre le nouveau bourgeois gentilhomme. M. de Presles est plus coupable encore qu'on ne croyait; léger, prodigue, insolent, il est à peine marié qu'il retombe sous le joug d'une ancienne maîtresse. Insensible à l'amour de sa femme, il ne daigne même pas s'apercevoir qu'il en est aimé et combien elle est digne de lui. Il a accepté la dot de la petite bourgeoise, mais il semble en fuir la personne, comme un obstacle à ses goûts aristocratiques ou comme un remords vivant du marché qu'il a consenti. Mais bientôt la dédaignée Antoinette se montre, par la générosité de ses sentiments, l'égale des plus nobles femmes et supérieure en délicatesse et en fierté à Gaston lui-même. Elle sacrifie sa dot pour payer intégralement les créanciers de son mari, que l'habile M. Poirier avait forcés à transiger; elle le remplit d'admiration et d'amour pour elle, et, dans l'intérêt de son honneur, elle l'envoie se battre pour une autre femme qu'il n'aime plus. La noblesse du cœur vaut bien celle du nom.

Quant à M. Poirier, qui n'a ni l'une ni l'autre, il n'a pas même, au dernier moment, l'avantage de retenir son gendre par les cordons de la bourse, les seuls liens qu'il connaisse. Le château de Presles, grevé d'hypothèques, a été mis en veute par lui; mais il est racheté et rendu aux jeunes époux par le parrain de la nouvelle marquise, un autre bourgeois, représentant le bon sens, le bon cœur et la mesure, au mi

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