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l'épouse. Cependant Cliton ayant vu Mélite pâmée, la croit morte et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi de remords, entre en folie; et, remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il va lui demander pardon de sa fourbe et obtient de ces deux amants Cloris qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté.

Voilà le cercle dans lequel il est triste et curieux de voir le génie tourner. L'illustre auteur d'Héraclius ramène l'art dramatique au point où l'avait trouvé l'auteur inconnu de Mélite. La décadence de ce sublime esprit est un retour aux traditions et à ses propres habitudes d'un autre âge.

Des éclairs brillent pourtant dans ces ténèbres; de grandes et pathétiques situations inspirent à Corneille des sentiments et un langage dignes de ses beaux jours. Quoi de plus profond que la douleur de ce roi qui, ne pouvant reconnaitre son fils, en est réduit à porter envie au prince dont il a tué les enfants :

O malheureux Phocas! O trop heureux Maurice!
Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,

Et je n'en puis trouver pour régner après moi!

Quels beaux vers aussi dans la bouche de cette Léontine, qui, après s'être plu à faire un héros du fils d'un tyran, présente à celui-ci deux enfants dont l'un n'est pas le sien et lui dit :

Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses!

On ne peut parler d'Hèraclius sans dire que Corneille a été accusé d'avoir emprunté ce drame au théâtre espagnol auquel l'anteur du Cid avait dû jadis la révélation même de son génie. Calderon a en effet traité le même sujet dans sa pièce intitulée : En esta vida todo es verdad y todo mentira (En cette vie tout est vérité et tout mensonge). Quelques belles situations sont les mêmes chez les deux auteurs et

quelques-unes inspirent le même langage. Ainsi le cri de douleur de Phocas jaloux du sort de Maurice se retrouve dans Calderon :

Ha venturoso Mauricio!

Ha infelix Focas! Quien viò
Que para reynar, no quiera
Ser hijo de mi valor,
Uno, y que quieran del tuyo
Serlo, para morir, dos?

Singulière rencontre assurément. Mais c'est à tort qu'on a cru longtemps que Corneille avait copié Calderon. Malgré quelques incertitudes de chronologie, il est reconnu que la pièce espagnole est postérieure à la tragédie française. Déjà le P. Tournemine, jésuite français fort au courant des moindres détails de notre histoire littéraire, comme dit M. Marty-Laveaux dans son admirable édition de Corneille', avait discuté et mis à néant toute accusation de plagiat. M. Marty-Laveaux reproduit cette intéressante discussion tout entière; mais pour ma part une seule remarque me suffit pour absoudre Corneille. Si l'auteur d'Héraclius avait connu l'œuvre de Calderon et en avait emprunté quelque chose, il l'aurait dit lui-même avec cette simplicité et cette bonne foi qu'il met dans les Préfaces et les Examens de toutes ses pièces. Il aurait cité Calderon comme il a cité Guilhem de Castro; il aurait signalé tous les passages imités, en discutant lui-même le parti qu'il en avait tiré. Chez Corneille le génie a eu des défaillances; la loyauté et la droiture, jamais.

Racine a eu, par extraordinaire, plus de place encore que Corneille dans les reprises solennelles de la Comédie-Française. Celle d'Esther2 surtout a été un des événements dra

1. Les grands Écrivains de la France. P. Corneille, t. V, p. 120 et suiv. Hachette et C.

2. Acteurs principaux: MM. Maubant, Mardochée; Guichard, Assuérus;

matiques de l'année. L'administration y a apporté un soin t et un luxe de mise en scène qui lui font beaucoup d'honneur. Les décors ont cette vérité historique et cette couleur si chère à l'art moderne où le savoir tient plus de place que l'inspiration. Nous sommes transportés par la magie du spectacle au milieu de ces vieux témoins de la civilisation. assyrienne, que les fouilles de Mossoul et de Khorsabad ont trouvés sous des montagnes de poussière. Voilà ces palais gigantesques, dignes théâtres des gigantesques débauches d'un Balthazar ou d'un Sardanapale; voilà ces monstres de granit, moitié lions, moitié hommes, mystérieux symboles d'un âge où la puissance du maître était sans bornes et les caprices de sa volonté sans frein; voilà les cèdres plusieurs fois séculaires qui ont dû abriter sous leur noire verdure les somptuosités et les fureurs sans nom d'un despotisme extravagant. Voilà bien la nature et l'art qui doivent encadrer les drames de la cour d'un Xercès ou d'un Assuérus, tels que les souvenirs effrayés des Grecs nous les font imaginer ou plutôt tels que la naïveté des récits bibliques nous les représente.

Les œuvres d'art, en général, ne peuvent que gagner cette fidélité des accessoires. Comment se fait-il que l'Esther de Racine n'a fait qu'y perdre? C'est que ce doux et pieux cantique en action n'est qu'un brillant, un magnifique anachronisme. L'auteur, préoccupé de composer pour d'aimables jeunes filles un sujet de représentation à leur taille et en harmonie avec la sainte maison qu'elles habitaient, a pris de la légende d'Esther les faits, le canevas du drame, les épisodes, le dénoûment; il n'en a pris ni l'esprit, ni les sentiments, ni le langage; sous les anciens noms, il a mis d'autres personnes, un autre temps, d'autres mœurs. Le

Gibeau, Aman; Chéry, Hydosphe; Verdellet, Asaph; Mmes Favart,
Esther Devoyod, Zarès; Ponsin, Élise; Tordeus, Dubreuil, Lloyd,

Israélites.

palais d'un roi d'Asie est devenu la cour de Versailles; le terrible Assuérus s'est changé en Louis XIV vieilli; Esther, remplaçant l'altière Vasthi, a représenté, en la rajeunissant, la dévote héritière de la faveur de Mme de Montespan. La transformation est poussée jusqu'au bout; non-seulement une foule d'allusions délicates donnaient indirectement à la pièce d'Esther ce que nous appelons un intérêt d'actualité, mais toute l'inspiration qui avait présidé au travail de Racine en faisait un à-propos tout moderne.

Voilà ce que la savante et somptueuse mise en scène d'Esther fait pressentir. En voyant reparaître ce monde évanoui, on soupçonne déjà Racine d'avoir mis un aimable roman à la place d'une terrible histoire; si l'on remonte aux sources, on voit que toute cette harmonieuse composition est aussi peu conforme à l'antique légende qu'aux restitutions modernes de l'archéologie. Le Théâtre-Français a, sans le vouloir, rendu un mauvais service à l'œuvre de Racine, en la convaincant de pieux mensonge, mais il a bien mérité de l'art et de la critique, en élargissant leur horizon.

Rendu au vrai jour historique, quel sombre drame s'offre à nous! Quelles sanglantes catastrophes accompagnent, dans ces monarchies de l'antique Asie, un changement de ministre à la cour ou de favorite au sérail! Quel effroyable Gargantua couronné que cet Assuérus, qui, après un monstrueux banquet de cent quatre-vingts jours, a la fantaisie de déshonorer son épouse devant tout son peuple et punit sa résistance en la faisant étrangler! Car telle est la cause de la chute de a l'altière Vasthi», qui semble avoir été, comme dit M. Paul de Saint-Victor, « une martyre de la majesté et de la pudeur. L'étrange manière de lui donner une remplaçante, en faisant enlever toutes les belles jeunes filles du royaume pour les offrir au choix du monarque, avait aussi bien besoin des adoucissements familiers au génie de Racine. Ne parlons pas d'Aman que le poëte fait assez odieux, ni de Mardochée, suivant toute apparence, non moins féroce

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dans ses haines que son rival. Mais la pieuse, la douce, la timide Esther! quelle transfiguration Racine lui a fait subir, et combien la favorite de Suse avait besoin d'être flattée, pour que la protectrice de Saint-Cyr se reconnût en elle avec plaisir! Sa piété, sa confiance en Dieu, la ferveur de sa prière, tout cela est invention du poëte; on a remarqué que, dans tout le Livre d'Esther, le nom de Dieu, de Jéhovah, du Seigneur, n'est pas même prononcé. Quand Mardochée a ordonné à sa nièce de se rendre auprès du roi sans être appelée par lui, la pauvre favorite, tout effrayée d'une démarche qu'elle payera sans doute de sa tête, accepte simplement cette mission avec la résignation du fatalisme oriental.

La douceur d'Esther, si gracieuse sous le pinceau de Racine, est le plus gros mensonge de ce portrait flatteur. Esther ne se borne pas à obtenir la grâce de son peuple, ni même à punir Aman de ses cruels projets : cette douce brebis d'Israël est une tigresse altérée de sang. Elle est bien de la race de Jézabel et d'Athalie; elle retourne trois fois auprès du roi pour l'informer de ses vengeances et lui demander de nouvelles victimes. Un premier jour les Juifs ont tué à Suse cinq cents de leurs ennemis; elle réclame de la bonté du roi un second jour de massacre, et trois cents hommes de plus sont immolés dans la même ville, La reine demande en outre, comme une faveur particulière, la mort des dix fils d'Aman, et les dix malheureux enfants sont pendus à sa prière. Le massacre général, dans l'empire, fut de soixantequinze mille hommes, et le jour de cette extermination resta à jamais, pour Esther et sa nation, un jour de joie et de fête. Il faut voir, dans le texte antique, avec quelle simplicité et quel sang-froid est racontée toute cette sanglante légende. Il me semble qu'on doit retrouver de tels récits sous les mystérieux caractères cunéiformes qui recouvrent les ruines colossales du temple de Bélus ou du palais de Nabuchodonosor.

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