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née dramatique, partagée en deux périodes par des vacances de trois mois, est presque toute remplie, dans l'une et dans l'autre, par le succès d'une même œuvre, le Marquis de Villemer, de George Sand1 (février).

C'est une chose merveilleuse que la fascination exercée sur la foule par le théâtre, et comment les sujets des œuvres littéraires se transfigurent pour la masse du public par le prestige de la mise en scène. Si l'on regarde à l'action, à l'intrigue du nouveau drame tiré par Mme Sand d'un de ses derniers romans, il est difficile d'imaginer quelque chose de plus simple et de moins neuf. Une jeune fille sans fortune, mais d'une beauté aimable et d'une distinction d'esprit naturelle, est attachée à une vieille marquise comme lectrice ou demoiselle de compagnie; l'un des fils de la grande dame conçoit pour la jeune personne une passion qui, combattue par d'autres sentiments, devient de jour en jour plus impérieuse. Après bien des résistances et bien des luttes, la distance du rang et de la fortune est effacée par le dévouement et la vertu, et les événements amènent un mariage d'abord réprouvé comme une mésalliance.

Cette donnée et les situations qu'elle appelle naturellement, ne réclament pas de très-grands faits d'invention. Le théâtre et le roman l'ont plus d'une fois exploitée. Sur la scène même de l'Odéon, il n'y a pas trois ans que M. Paul Foucher en tirait aussi un drame en quatre actes sous ce titre qui indiquait franchement le sujet, l'Institutrice. Une jeune fille de naissance commune, mais d'une brillante éducation, entrait comme institutrice dans une grande maison. C'était la vertu même unie à toutes les qualités aimables. On ne pouvait la voir, la connaître, sans l'estimer et l'aimer. Là était l'écueil. Plusieurs concevaient pour elle trop d'a

1. Acteurs principaux MM. Berton, duc d'Aléria; Saint-Léon, de Dunières; Ribes, de Villemer; Rey, Pierre; · Mmes Thuillier, Caroline; Borelli-Delahaye, la baronne; Ramelli, la marquise; Leprevost, Diane.

mour, particulièrement le fils du duc de Méran, qui, ne pouvant vivre loin d'elle, la rapprochait de lui en la faisant duchesse. La jeune institutrice était bien éloignée d'aspirer à cet honneur, et au lieu d'y marcher par l'intrigue, elle aurait plutôt intrigué pour s'y soustraire. Elle allait même. jusqu'à se laisser soupçonner pour ne pas devenir coupable; mais l'ascendant de sa vertu l'emportait, et la couronne de duchesse ne pouvait être posée sur un front plus digne. Pour tirer d'un fond aussi commun une œuvre vivante qui appelle la foule, la captive, l'émeuve pendant des mois entiers, il faut une grande puissance de création ou une rare intelligence des ressources de la scène.

Ajoutons que George Sand avait déjà fait sortir une première fois de ce sujet, sous la forme d'un roman, tout ce qu'il pouvait contenir d'intérêt littéraire. Le Marquis de Villemer était devenu, dans ces dernières années, un des récits les plus populaires de notre illustre romancière. Le cadre du récit était doublement favorable à la nature des situations données et au talent d'un écrivain qui excelle dans les analyses de sentiment et les peintures morales. George Sand, pour mettre le Marquis de Villemer au théâtre, n'avait qu'à retrancher de son œuvre première. Le livre comporte les études complaisantes et approfondies; le drame vit d'actions et court à travers les obstacles au dénoûment; il ne doit pas nous arrêter en route, si beau que soit le pays parcouru. George Sand nous fait d'ordinaire la nature si gracieuse et le monde si intéressant, qu'on se plaît à faire tout au long avec elle l'école buissonnière. La société idéale où elle nous place, nous retient par un charme que nous craignons de rompre. Loin d'éveiller en nous le sentiment de la réalité pour juger au grand jour les créations fantastiques évoquées devant l'imagination, nous laissons bercer notre raison critique dans un demi-sommeil; nous nous prêtons avec plaisir à l'illusion qui peut prolonger un beau rêve.

Le livre s'accommode volontiers d'une semblable disposition; la solitude, le silence, le calme de l'esprit favorisent ces constructions de châteaux en Espagne que le romancier élève et nous fait élever avec lui dans un monde plus beau que le nôtre, plus juste, plus harmonieux. Quand ces créations de l'imagination doivent sortir du livre, qui ne s'adresse qu'à l'esprit pour se traduire à une action extérieure, en mouvements de personnages de chair et d'os, en langage réel; quand les yeux, les oreilles, tous les sens, sont invités au spectacle conjointement avec l'imagination, il faut que celle-ci se contienne dans les bornes de la vraisemblance, sous peine de heurter les susceptibilités de ses compagnons de plaisir. Comment mettre fidèlement à la scène les romans de la dernière manière de Mme Sand, l'Homme de neige, Jean de la Roche, Valvrède, le Marquis de Villemer? Il y faudrait les innombrables tableaux des drames-féeries. Le Marquis de Villemer n'a donc pu passer du livre au théâtre qu'en s'amoindrissant.

N'insistons pas sur les sacrifices que le romancier, pour réussir à la scène, doit faire de ses plus agréables inventions, de ses études les plus profondes. Il doit jeter beaucoup à la mer des trésors de l'œuvre première, pour que celle-ci, plus légère et plus rapide, arrive heureusement au port. Les vrais riches peuvent s'appauvrir impunément, et Mme Sand a droit à ce titre. Vainement elle a renoncé à ces peintures du monde aristocratique faites avec tant de finesse et de clairvoyance, à ces expansions intimes de sentiments doux et gracieux, qui, sans aider à l'action, faisaient mieux connaître l'héroïne, à ces descriptions merveilleuses de voyages au milieu des Cévennes, à ces rencontres invraisemblables entre les principaux personnages, au milieu des neiges éternelles et sur le bord des plus affreux abîmes; vainement l'auteur dramatique a rejeté loin de lui cette baguette de fée dont s'était armé le conteur et grâce à laquelle les rapprochements inattendus, les reconnaissances inespé

rées n'étaient que des jeux et s'accomplissaient par une sorte d'enchantement continuel; il est resté le drame intime, les orages des sentiments et des passions, la lutte de l'amour et du devoir, de l'amour qui s'immole volontairement et finit par triompher du devoir qui fléchit sans être vaincu; il est resté surtout le parfum d'honnêteté, de distinction, de grandeur morale. L'auteur avait bien le droit de faire bon marché des combinaisons matérielles de son sujet primitif lorsqu'elle gardait les sentiments qui en étaient l'âme. Le Marquis de Villemer était un des romans les plus moraux de la littérature moderne ; transformé en drame, il a mérité d'être appelé « la comédie des honnêtes gens. »

Quelques mots suffiront pour en rappeler les principales scènes. Mlle Caroline de Saint-Geneix s'est présentée à la marquise de Villemer avec la recommandation d'une jeune veuve, la baronne d'Arglade, qui l'a connue au couvent et qui, en la plaçant dans cette grande maison plus noble que riche, espère se servir d'elle pour arriver à épouser le fils ainé de la marquise, Gaétan, duc d'Aléria, né d'un premier mariage, élégant seigneur perdu de dettes, fatigué par les plaisirs, mais qui porte encore assez vivement l'orgueil de son nom et les restes de sa jeunesse. C'est contre lui que Caroline semblerait devoir se mettre en garde, si son innocence devait courir quelque danger.

L'orage viendra d'un autre côté. La marquise a un second fils, Urbain, le marquis de Villemer, qui est le modèle des jeunes gens sérieux et rangés: fils dévoué et respectueux, généreux frère, il emploie sa fortune personnelle à entretenir autour de sa mère un peu du luxe qui convient à son nom, et, en payant les dettes de son frère, il l'arrache aux mains des créanciers déjà levées sur lui; il vit dans la solitude et le travail, et la seule douleur qu'il cause à sa mère est l'éloignement qu'il témoigne pour le mariage. Grâce à toutes les vertus aimables de la nouvelle lectrice, l'intérieur un peu triste de la marquise est devenu d'une

sérénité charmante. Le duc Gaétan y vient abriter sa ruine; le marquis est moins sauvage et moins sombre; tout sourit autour de la marquise, comme par un reflet du pur sourire de Mlle de Saint-Geneix.

Les deux frères deviennent amoureux d'elle, chacun à sa manière et suivant la nuance de son caractère, de son tempérament. L'amour du duc est d'abord un désir assez frivole que les résistances menacent un instant de transformer en passion sérieuse, mais qui fait bientôt place à une honorable sympathie. Le marquis est épris plus profondément; il ne veut pas laisser deviner son amour; il le cache à tous les yeux, il ne se l'avoue pas à lui-même, il craint surtout de le trahir devant celle qui en est l'objet, et il n'a pour la pauvre Caroline que des paroles humiliantes et dures. Par une délicate clairvoyance du cœur, Mlle de Saint-Geneix a compris qu'il y avait là une pauvre âme souffrante, ulcérée; voyant le marquis si digne d'être heureux et si loin de l'être, elle s'est senti le désir de rasséréner un peu ce caractère sombre et cet esprit troublé. De la charité à l'amour, dans de telles circonstances, il n'y a qu'un pas, et Caroline découvre avec effroi qu'elle l'a franchi. Son honneur, sa fierté n'auront rien à craindre des surprises du cœur ; elle fuirait la maison de Villemer et irait gagner ailleurs le pain de sa famille, si la marquise n'attendait d'elle un grand service. Désireuse de marier son fils à une très-riche et très-noble héritière, Mlle Diane de Xaintrailles, elle compte sur l'influence de la raison et du jugement exquis de Mlle de SaintGeneix pour décider le marquis à se rendre à la volonté maternelle, et Caroline, acceptant tous les sacrifices, plaide en faveur du projet qui anéantit toutes ses espérances. Le marquis ne peut venir à bout de faire aucune avance de sentiment à la noble héritière qui s'offrait pourtant à lui avec une ingénuité cordiale et qui alors laisse prendre sa main et son cœur au frère aînée, le duc d'Aléria.

Les tempêtes intérieures contre lesquelles lutte le mar

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