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thiques, il y en a un terrible et grotesque tout ensemble, M. de Montaigre, qui, après avoir passé le meilleur de sa jeunesse à se faire tromper et moquer par les femmes,

tourne contre Mme de Simmerose ses fureurs d'amour despote et violent. Pour varier les types de femmes, M. Alexandre Dumas a multiplié les rôles accessoires. Il ne faut pas oublier cette belle et excellente demoiselle Hackendorf, jeune, brillante, charmante, on ne sait combien de fois millionnaire, et qui promène en vain dans toutes les villes d'eaux son luxe et sa beauté sans trouver un mari; personne ne l'épouse, parce que tout le monde l'admire, et, après avoir été trop adulée et trop prônée, elle se voit réduite à épouser un imbécile.

Entre tous ces personnages, il n'y a point de lien naturel et logique; ils ne concourent pas à l'action, ils y assistent. Le hasard les réunit, le hasard les sépare, le hasard les.ramène comme des sujets d'étude, je dirai volontiers d'anatomie, dans l'amphithéâtre où l'observateur M. de Ryons manie le microscope et le scalpel. C'est là le défaut le plus réel, sinon le plus grand de l'Ami des Femmes. L'action y est à peu près nulle. J'en ai déjà dit le dénouement: Mme de Simmerose ramenée à son mari. Mais pour s'intéresser à ce retour, il faudrait que le mari excitât quelques sympathies. M. Alexandre Dumas nous le montre à peine. Nous ne le connaissons que par les griefs de sa femme contre lui. L'un de ces griefs est singulièrement délicat, et c'est une scène bien aventurée que celle où Mme de Simmerose en fait la confidence à M. de Ryons qu'elle voit presque pour la première fois. Qu'on se rappelle le fameux interrogatoire que subit Agnès dans l'Ecole des Femmes, à propos du ruban que son amant lui a pris; M. Alexandre Dumas a osé lui donner un pendant, une contre-partie, en faisant dire à la jeune femme ce qu'elle a refusé de laisser prendre. Le mari, irrité des résistances de la pure et innocente pensionnaire, l'a trompée au bout d'un mois avec sa femme de chambre.

De là une séparation à laquelle M. de Ryons promet de mettre un terme, en disant à la jeune dame : « sauvera, mademoiselle. »

On vous

L'apparition du mari dans la pièce où il tient si peu de place, a un étrange motif : découragé par des rigueurs persistantes, le comte de Simmerose va quitter l'Europe; il vient demander un service. Ses amours de passage lui ont laissé un fils qu'il fait élever clandestinement à la campagne. Il prie sa femme de vouloir bien veiller un peu sur lui. La jeune comtesse n'a rien de plus pressé que de courir chercher l'enfant, en trompant les poursuites de son amant, le furieux M. de Montaigre. Celui-ci fait remettre au comte qui va partir le premier billet de rendez-vous qu'il a reçu de la jeune femme. Le comte croit qu'il lui est adressé, il accourt, et la réconciliation est faite. Grâce à M. de Ryons la comtesse s'était aperçue qu'elle n'aimait personne que son

mari.

Il n'était pas facile de sauver une telle donnée et de telles situations. Il aurait fallu pour cela toutes les délicatesses de langage et toutes les hypocrisies de sentiment dans lesquelles certains écrivains à la mode excellent. L'auteur de l'Ami des Femmes n'a pas cette souplesse, et il a compromis une conception scabreuse par des détails plus scabreux encore. Toute sa pièce est pleine d'observations satiriques d'autant plus blessantes pour un certain monde qu'elles sont plus justes; elles n'ont que le tort d'ériger en vérités générales des faits particuliers peut-être trop nombreux. M. Alexandre Dumas fils s'est constitué l'accusateur de la société moderne, il a lancé un vrai réquisitoire contre son immoralité. La société se venge en renvoyant le reproche à son accusa

teur.

On pouvait se plaindre au moins de la persistance de l'auteur de l'Ami des Femmes à chercher ses modèles dans des régions où il n'en peut pas trouver d'honnêtes. Il n'a jamais peint que le demi-monde, et il faut lui rendre cette

justice, qu'il ne l'a pas flatté. Il a laissé des portraits de tous les types de courtisanes, et la vérité des peintures n'a pas rendu les originaux plus séduisants. Mais pourquoi, aujour d'hui, ne rencontre-t-il dans la société régulière que des existences déréglées? Ne doit-on voir autour de soi, ne doiton montrer que des figures et des situations dignes de mépris? Le demi-monde, dans ces dernières années, a-t-il done tellement reculé ses limites que le monde proprement dit ne s'en distingue plus!

Après les avoir confondus l'un dans l'autre, il faut reconnaître que M. Alex. Dumas fils n'épargne aucune des turpitudes et aucune des misères qu'il y croit voir; il raille, il flagelle, il décoche les traits les plus durs, les mots les plus méchants; il frappe juste, il frappe fort. Ses sarcasmes injurient, ses épigrammes déchirent, son esprit satirique emporte la pièce. Prise dans son ensemble, la comédie de l'Ami des Femmes ne satisfait ni le cœur ni la raison; suivie dans ses détails, elle blesse, elle irrite, elle tourne une foule de sentiments légitimes contre elle. Il est remarquable qu'elle ait encore si bien résisté aux sévérités des premiers jugements. C'est une preuve que le talent même au service d'une mauvaise cause ne perd pas facilement son prestige.

Pour user un peu de la liberté des théâtres qui lui permettait d'affronter tous les genres, le Gymnase a voulu une fois sortir du sien, qui, pour lui, est le bon, et il s'est lancé du vaudeville ou du drame littéraire, son domaine habituel, dans le féerie; il a ambitionné d'avoir, sur sa petite scène, la miniature d'une pièce à grand spectacle. Le Don Quichotte de M. V. Sardou1 n'est pas autre chose, quoique M. Sardou soit un littérateur et non un librettiste ordinaire, et que

1. Acteurs principaux MM. Lesueur, Don Quichotte; Pradeau, Sancho; Berton, Cardenio; Deshayes, don Fernand; Landrol, Basyle;

Mmes Chéri-Lesueur, Maritorne; Mélanie, Chiquita; Fromentin, Dorothée; Céline Montaland, Juanita; B. Pierson. Lucinde.

l'œuvre originale dans laquelle il a taillé son divertissement soit un magnifique monument littéraire.

Nous n'énumérerons pas les nombreuses tentatives qui ont été faites pour mettre le chef-d'œuvre de Cervantes à la scène. Plusieurs journaux, notamment la Revue et Gazelle des Théatres, ont donné la liste intéressante des pièces françaises dont le chevalier de la Manche et son écuyer ont été les héros. Le dix-septième siècle, qui a tant emprunté au théâtre espagnol, a puisé largement dans le Don Quichotte ; en une dizaine d'années, vers 1640, le seul théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, en tire quatre grandes pièces en cinq actes, une tragi-comédie et trois comédies, toutes en vers, selon l'usage du temps. Un peu plus tard, la troupe de Molière jouait et assez fréquemment sa pièce de Don Quichotte, arrangée par Madeleine Bejard, et Molière lui-même y remplissait le rôle un peu grotesque de Sancho. On raconte même qu'un jour une lutte assez vive s'engagea dans les coulisses, entre l'écuyer et sa monture trop pressée de s'élancer sur la scène. L'auteur du Misanthrope, aux prises avec un âne entêté, appelant à son secours Baron, Laforest, et, de guerre lasse, abandonnant la bête à son caprice, en se laissant glisser à terre, c'est un spectacle qui a paru à des historiens austères plus ridicule que le sac même de Scapin. Quand on fait réflexion, dit Grimarest, au caractère d'esprit de Molière, à la gravité de sa conduite et de sa conversation, il est risible que ce philosophe fût exposé à de pareilles aventures, et prît sur lui les personnages les plus comiques. »

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Voilà, dans tous les cas, pour Sancho et sa monture de glorieux antécédents. L'écuyer et son maître restent, pendant tout le dix-huitième siècle, le sujet d'une exploitation dramatique presque continue; ils passent tour à tour sur tous les théâtres; ils fournissent longtemps encore des tragicomédies, des comédies en trois ou cinq actes et toujours en vers, puis, vers la fin du siècle, des ballets, des pantomimes,

des féeries. C'est par ce dernier genre de spectacle que notre siècle traduit de préférence au théâtre l'œuvre si populaire de Cervantes; il en a tiré, outre quelques vaudevilles bouffons, des pantomimes, des folies en tableaux, des spectacles équestres, un mélodrame à grand spectacle et deux ou trois opéras comiques.

Il est peut-être difficile aujourd'hui d'en faire sortir autre chose. Au milieu du changement continuel des idées et des mœurs, les légendes mêmes subissent, dans l'esprit public, des modifications profondes; en vain, elles reposent, comme celle de Don Quichotte, sur un texte positif et immuable; l'interprétation du texte change avec les années. Autrefois, le chevalier de la Manche n'était que le type d'une manie ridicule, la parodie plaisante des héros des romans de chevalerie; on ne songeait alors à en tirer que des comédies, des pièces amusantes. Le paladin en retard d'un ou deux siècles n'était bon qu'à être en butte aux quolibets du théâtre; on riait de bon cœur en le voyant recevoir tous les horions qu'il avait la prétention de distribuer aux autres; on ne riait pas moins de voir son pauvre hère d'écuyer berné de toutes manières, pendant qu'il se laisse entraîner à la poursuite chimérique d'une couronne. De nos jours nous n'aimons pas les allures si simples; nous ne voulons pas nous en tenir aux éléments naturels des choses; nous cherchons la quintessence; sous prétexte de mieux comprendre, nous surfaisons, nous raffinons.

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C'est ainsi que les figures grotesques de Cervantes se sont idéalisées le pauvre maniaque de la Manche est devenu un fou généreux; la pitié, la sympathie qu'il inspire éloigne le rire ou le glace. Ce plaisant redresseur de torts représente désormais l'amour courageux mais impuissant de l'humanité souffrante, la haine vigoureuse de l'injustice, tous les nobles entraînements de ce qu'ou est convenu d'appeler l'esprit chevaleresque. Sancho Pança lui-même s'est transfiguré : dans son gros bon sens, égaré par le mirage d'une ile à

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