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gouverner, il signifie, car nous voulons que tous les types de l'art signifient quelque chose, la matière exagérant des droits légitimes et mêlant encore quelques aspirations idéales à ses plus viles exigences. Je ne sais pas jusqu'à quel point Cervantes a pu prévoir ces interprétations philosophiques de son œuvre; mais nous sommes bien loin du temps où elle avait surtout un succès de folle gaieté, où le roi d'Espagne, voyant, de sa fenêtre, un de ses sujets rire aux éclats, un livre à la main, disait à ses courtisans: « Je gage que cet homme lit Don Quichotte1. »

Toute œuvre dramatique qui mettra aujourd'hui en scène des héros défigurés ou transfigurés par de tels commentaires, souffrira de la complexité des sentiments de convention qu'ils sont censés exprimer. MM. V. Sardou et P. Dalloz n'ont pas échappé aux exagérations, aux contre-sens peutêtre qui naissent de cette transformation. Entre deux éclats de rire provoqués par des actes de véritable folie, la solennité du langage de Don Quichotte est prise tout à coup au sérieux; ses protestations contre les abus et les injustices, contre l'oppression de la faiblesse par la force, sont généreuses, passionnées, éloquentes, et l'on applaudit de tout cœur l'homme qu'on vient de siffler et que, tout à l'heure, on sifflera encore. Il résulte de là des tiraillements d'intérêt, des incertitudes de sentiment que les œuvres des maîtres n'ont jamais connues.

Don Quichotte et Sancho sont deux types excentriques, que l'on risque de dépouiller de leur originalité, en leur demandant d'être des personnifications générales de la nature humaine. L'humanité, la vie, la société se retrouvent toujours, avec leur complexité, dans les grandes œuvres du génie, chez toutes les nations et à toutes les époques; elles

1. On trouvera plus loin des réflexions plus étendues sur l'œuvre de Cervantes, à propos de son Voyage au Parnasse, traduit par le docteur Guardia.

sont dans l'ensemble de l'œuvre, dans la suite des détails, dans les personnages accessoires, dans les scènes variées au milieu desquelles se déroulent les caractères principaux. C'est ce qui a lieu dans l'ouvrage immortel de Cervantes : l'esprit d'observation y perce, y éclate de toutes parts; l'homme s'y montre sous toutes ses formes; c'est une repré sentation, au milieu des mœurs de l'Espagne du seizième siècle, de la comédie humaine elle-même, sans que, pour cela, ses deux principaux personnages perdent leur individualité, et deviennent, comme on le veut aujourd'hui, les deux types abstraits de deux forces contraires, les deux pôles, négatif et positif, de la vie.

Du reste l'exagération que je signale ne se montre qu'en passant dans le Don Quichotte de MM. P. Dalloz et V. Sardou. Ils ont trop peu emprunté à l'œuvre de Cervantes, pour la dénaturer beaucoup. Ils y ont pris les principaux épisodes, ceux qui prêtent le mieux aux merveilles de la mise en scène. Ils ne se sont pas beaucoup préoccupés d'engager le chevalier et son écuyer dans une action dont ils fissent intimement partie; ils les promènent, chevauchant chacun sur sa bête, au milieu de combats et d'aventures qui se suivent, mais ne s'enchaînent pas ici la lutte contre les moulins, là la délivrance des forçats qui, par reconnaissance, assomment leur libérateur; plus loin la veillée des armes dans la cour de l'hôtellerie, puis la rencontre des comédiens, et, pour finir, les noces de Gamache, avec son banquet pantagruélique que couronnent des danses pittoresques. Toutes ces scènes sont des prétextes à décors et au jeu de machines merveilleuses, mais n'ont aucun lien avec l'action. Celle-ci consiste tout entière dans les amours de Cardenio et de Lucinde, méchamment contrariées par le perfide don Fernand. Au dénouement, les deux amoureux sont réunis malgré tous les obstacles; Fernand lui-même, se repentant, épouse une femme qu'il avait trahie; les mariages se multiplient; tout le monde est heureux, et Den

Quichotte, Sancho Pança, et leurs deux fidèles montures assistent à cette félicité universelle.

Malgré ce que l'imitation la plus libre d'une œuvre de génie doit laisser passer d'intérêt littéraire dans un essai dramatique, le Don Quichotte du Gymnase n'aura rien ajouté à la réputation de M. Sardou ni à la gloire de Cervantes. Aussi n'est-ce pas sur l'intérêt littéraire de cette fantaisie que l'administration du théâtre a paru compter pour obtenir un succès si difficile dans la saison d'été; elle a cru qu'elle appellerait plus efficacement la foule par le luxe de la décoration, les effets d'optique théâtrale, le jeu des machines, la multitude des acteurs, les groupes de figurants, les danses, etc.; elle a plus compté sur le plaisir des yeux que sur la satisfaction de l'esprit, et, se jetant résolûment dans la féerie, au lieu de demander à l'auteur du libretto de se surpasser en talent, elle a trouvé plus sûr de surpasser ellemême en pompes et en prodiges de mise en scène. Elle a prouvé que, si les héros de Cervantes ne peuvent plus être, sur aucun théâtre littéraire, les personnages d'une comédie de plus, ils pourraient encore être, pour des scènes plus grandes et plus riches, le prétexte d'un déploiement nouveau de science mécanique et de magnificences. Singulière destinée des créations du génie! On ne peut les produire que sous les formes qui s'éloignent essentiellement de leur forme primitive: la peinture, la musique peuvent reprendre avec succès l'œuvre de l'écrivain, du poëte, mais on ne lui donne pas deux fois la même vie, c'est-à-dire, sous deux formes littéraires, la vie de l'esprit.

Passons maintenant en revue les troupes légères du Gymnase. La Question d'amour de MM. Aurélien Scholl et Paul Bocage (23 avril) a été écrite, j'imagine, sans prétention et doit être jugée sans fracas. Les deux hommes d'esprit. qui la signent n'ont évidemment pas voulu faire de grands frais d'invention, et il ne faut pas le leur reprocher; il faut

les attendre à un essai plus sérieux de leurs forces. La Question d'amour, sous un titre un peu trop général, n'est qu'une petite histoire d'amour qui rappelle, par le développement et le dénoûment, l'ancien Théâtre de Madame : c'est du Scribe de la première heure et de la première manière. Daniel et Blanchette, tous deux artistes, tous deux jeunes, habitent la mansarde si chère à nos vingt ans ; et il y a trois ans que leur bonheur dure. La famille de Daniel trouve qu'il est temps d'en finir avec cette intrigue, et un vieil ami, M. Dubrossac, arrive tout exprès d'Orléans pour l'emmener et le marier avec sa nièce. La vie de ces jeunes gens lui rappelle avec quelque plaisir sa propre jeunesse; il avait longtemps vécu comme ces enfants, et d'une passion semblable il lui était née une fille dont il a perdu la trace. Mais il n'est pas venu à Paris pour se ressouvenir et s'attendrir. Blanchette, qui ne veut pas entraver l'avenir de celui qu'elle aime sincèrement, se sacrifie elle-même; elle va partir en pleurant, lorsque le député de la famille reconnaît sa propre fille dans la pauvre enfant. Il mariera Daniel et Blanchette et tout le monde sera heureux. Cette légère intrigue, sous une grosse question, ne demandait qu'à être sauvée par le détail et le soin de l'exécution. Les auteurs y ont réussi.

Le titre de la seconde pièce légère, Un mari qui lance sa femme, est un titre qui ne trompe pas; il promet toute une peinture de travers, de ridicules et de leurs suites; il fait entrevoir des aventures plus ou moins scabreuses, une intrigue plus amusante que vraisemblable, des personnages grotesques, la comédie tournant volontiers à la satire, à la

1. Acteurs principaux: MM, Lesueur, de Grandgicourt; Kime, Lépinois; Berton, Robert Taupin ; Dieudonné, Olivier;- Mmes Pierson, Thérèse; Mélanie, Mme Lépinois; Montaland, Mme de Tremble; Chaumont, Laure.

charge même, avec une leçon morale pourtant, mais au milieu du rire et du gros rire. C'est en effet tout ce que que MM. Labiche et Deslandes nous ont donné. On avait trouvé que le premier de ces deux auteurs, en écrivant Moi pour le Théâtre-Français, s'était senti un peu gêné par la gravité du lieu, et qu'il n'avait pas osé donner pleine carrière à sa verve habituelle; au Gymnase, il n'a pas cédé au même sentiment excessif de retenue, et les deux collaborateurs semblent avoir fait assaut d'imagination folle et de gaieté, comme pour rasséréner un public que les âpres satires de l'Ami des Femmes avaient un peu irrité ou assombri. Un mari qui lance sa femme commence comme une comédie de mœurs, par un acte entier où domine l'esprit d'observation. C'est, sous un nouvel aspect, la donnée du Gendre de M. Poirier. Un ex-chocolatier, retiré millionnaire, a une fille qu'il marie avec un noble jeune homme, un héros du beau monde et de la fashion. M. Lépinois ne rêve pas, comme conséquence de cette alliance, un fauteuil de pair de France; mais, comme le bel Olivier de Meillencey doit lancer sa jeune femme dans les grandes sociétés, il veut s'y faire lancer lui-même avec son épouse, avec sa seconde fille. C'est son ambition, son rêve, son idéal de voir enfin le monde, ou, comme il dit sans cesse avec une emphase comique le monde et ses girandoles ».

Encore une variante du Bourgeois-gentilhomme. Son amusante ambition lui ferme les yeux sur toutes choses, et il ne voit pas notamment les plaisanteries ou les insolences dont il est l'objet, dans sa propre maison, de la part des amis de son gendre. Ces messieurs et ces dames ont de grands noms et de superbes allures. Les témoins du marié s'appellent le vicomte de Jonsac, le baron de Grangicourt; ce sont des gentlemens accomplis; ils ont quatre cent mille livres de rente, et ils les mangent joyeusement dans une société dorée, titrée, blasonnée, mais mal famée. Le pauvre Lépinois ne sait quelles courbettes faire devant de

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