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Legouvé, A. Bignan, Émile de Bonnechose, Évariste BoulayPaty, Mme Louise Colet, Amédée Fournier, Julien Daillière, Mlle Ernestine Drouet, enfin le vicomte Henri de Bornier; en tout vingt noms pour soixante concours.

Le recueil des Poëtes lauréats reproduit entièrement toutes les pièces couronnées pendant cette période, à l'exception de celles de Mme Louise Colet, dont il ne contient que des fragments. L'auteur les a, du reste, publiées elle-même en un petit volume, sous un titre qui rappelle la gloire académique de leur berceau. Le recueil des Poëtes lauréats de l'Académie française est donc le livre d'or de la poésie officielle. Il contient à coup sûr des pièces estimables, et l'on y trouve tour à tour de la grâce et de la grandeur. Mais combien il serait injuste de juger par la poésie couronnée des destinées de la poésie, dans la France moderne ! Autant vaudrait juger de toute la carrière littéraire de nos écrivains et de nos orateurs par les annales du Grand Concours. Les plus illustres de nos poëtes manquent au martyrologe académique, et les hommes distingués qui y figurent n'y sont représentés que par des promesses et non par les œuvres qui les ont tenues. En littérature comme en toute chose, la vie officielle représente mal la vie nationale.

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Les grands poemes. Leur insuffisance et leur impopularité.
MM. Cénac Moncaut êt Ch. de Risse.

Ce qui domine plus que jamais, dans la poésie, comme dans l'histoire et la critique littéraire, comme dans la philosophie, comme dans l'érudition, ce sont les fragments, les mélanges, les pièces détachées et sans lien. Le métal précieux de la poésie ne peut plus circuler qu'en petite monnaie. Et encore combien de fausses pièces même sous cet humble module! Des intrépides pourtant essayent encore

de couler des œuvres de grandes dimensions; mais est-ce la faute des auteurs, des sujets ou du temps: plus le livre de poésie est gros, plus il passe inaperçu. Il n'y a pas d'année qui ne voie éclore quelques poëmes de longue haleine, épopée historique ou domestique, en douze chants comme la Henriade, ou en plusieurs parties, livres et chapitres, comme un roman. Je vois par exemple, en 1864, les Chrẻtiens ou la Chute de Rome, poëme en douze chants, par M. Cénac Moncaut et Madeleine, poëme, par M. Ch. de Risse. Et je n'ai pas la prétention de tout voir.

Les Chrétiens ont le malheur de n'être plus de notre époque. Ce poëme dont le monde romain expirant est le sujet et dont la Gaule est le théâtre, aurait été remarqué à l'époque où l'imitation des Martyrs de Châteaubriand mettait à la mode les romans de religion et d'histoire nationale. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un roman en vers sur des temps et des choses que le public ne comprend plus. Fond et forme, tout date de près d'un demi-siècle : laps de temps qui n'est rien pour les œuvres de l'art vraies et belles, mais qui suffit pour rendre trois fois décrépites les choses littéraires de mode et de convention.

Le poëme de Madeleine a plus d'actualité; c'est l'histoire de la chute d'une pauvre fille et des douleurs qui en sont l'expiation. Nous sommes en plein monde moderne. L'héroïne est conduite à la prostitution et à la mort par une route trop fréquentée. Le chemin de fer l'amène à la ville, le bal public la familiarise avec le vice, une première faute l'y précipite, la honte l'y retient. La réalité est dans le sujet, mais elle ne se reconnaît pas dans le ton de l'auteur. Sa langue poétique oscille sans cesse entre la périphrase

1. Amyot, in-18. 2. Dentu, in-18.

harmonieuse de la tradition lamartinienne et des faiblesses prosaïques qui ne sont pas de l'école réaliste : celle-ci a plus de trivialité mais plus d'énergie. M. Ch. de Risse est, dans ses meilleurs moments, un des disciples du chantre des Méditations et de Jocelyn; il a besoin de devenir lui-même pour donner de la vie à une œuvre de longue haleine. Les grands poëmes ne renaîtront que grâce au déploiement des qualités personnelles et puissantes d'un homme nouveau dans un sujet approprié aux besoins et aux sentiments de la nouvelle génération.

En attendant, faut-il applaudir à toutes les tentatives audacieuses? Faut-il encourager tous les jeunes Hercules de la poésie prêts à prendre la place des vieux Atlas pour porter à leur tour le monde sur leurs épaules? C'est la question que je me suis faite en voyant le livre singulier de vers et de prose poétique que M. Alfred Duroché intitule l'Humanité souffrante'. Ce n'est qu'un volume de Préludes, une sorte d'ouverture d'un drame lyrique, dont les autres parties viendront plus tard. L'auteur, dans la recherche naïve et sincère de l'originalité, se fait, sans s'en douter, l'écho de quelques grandes voix, de celles de Job, de Dante, au temps passé, de celles de Lamartine et de Lamennais parmi nous. Dans une vision prophétique, il a contemplé la montagne des douleurs et le lac des larmes, et il a entrepris de redire ce qu'il a entendu de sanglots dans les hautes et basses régions où l'on vit pour souffrir. Pour reproduire ce concert de plaintes, il appelle à lui tous les rhythmes de la versification française, depuis le grand alexandrin jusqu'à la stance dissyllabique. Quand le vers ne lui paraît pas assez souple pour rendre les abstractions philosophiques, il a recours à la prose en versets, puis il reprend le rhythme quand le sentiment veut éclater de nouveau.

1. Hetzel, in-18.

Le plus grand malheur d'une telle composition est de manquer deux fois d'originalité. L'idée ne paraîtra neuve à personne, quoique ce qu'elle avait de naturellement grand soit altéré ici par une contradiction de doctrine propre à l'auteur. La souffrance humaine a reçu deux explications: pour les uns elle est le châtiment d'une faute originelle; les autres y voient la condition d'une lutte nécessaire dont le progrès est le but et la consolation. Lamartine a bien résumé ces deux solutions contraires du grand problème humain.

Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire;
Soit que de ses désirs l'immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur :

Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère.

M. Alfred Duroché croit pouvoir concilier cette antinomie. Il admet la chute à l'origine et la délivrance finale par le progrès. Il ne voit pas que, pour avoir deux solutions, il les compromet l'une par l'autre.

Des vers ou de la prose poétique où se développe cette conception grandiose et contradictoire, il n'y a malheureusement ni bien ni mal à dire rien qui vous choque, rien qui vous charme. Les grands vers et les strophes du rhythme solennel se laissent lire, et les petites stances aux mètres vāriés se mettraient facilement en musique; mais, en aucun cas, le style n'a cette vigoureuse empreinte qui fait pardonner à un jeune homme de s'attaquer à son tour aux grands et immortels objets de la pensée.

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Les recueils de poésies détachées. MM. de Chabot, A. Campaux, Em. des Essarts, A. de Flaux.

Puisque les mélanges sont la forme favorite de notre littérature courante, revenons encore aux mélanges poétiques. Quelques volumes pris un peu au hasard nous feront voir quelles cordes les auteurs aiment surtout à faire vibrer, sans se demander le plus souvent si ce sont celles que le public aimerait le mieux à entendre.

M. E. de Chabot met la poésie au service de bien des choses différentes: de la religion, de la politique, de l'histoire contemporaine. Il intitule son livre Brins d'herbe'; mais ne vous y trompez pas, ce ne sont pas seulement des idylles, des poésies écloses, comme le gazon et la mousse, dans des sites champêtres. Vous trouverez dans le nombre des portraits politiques, des satires et des dithyrambes. Ici, l'ex-roi de Naples, le pape et Garibaldi sont mis en présence; là, l'empereur Napoléon III apparaît comme le sauveur du monde moderne. Ailleurs, le vieux roi mort à Claremont est offert en victime expiatoire au Dieu vengeur des trahisons royales. Plus loin la statue de Marceau rappelle toutes les grandeurs de l'héroïsme populaire. La nature et le sentiment champêtre ont pourtant leur place au milieu des Brins d'herbe. Je les retrouve surtout avec plaisir dans le portrait du vieil instituteur, esquissé sous forme de requête A un inspecteur d'Académie. Il y a là un accent vrai qui plaît tour à tour et émeut.

Ce n'est pas un savant que mon pauvre bonhomme!
Mais il en sait assez; il sait comment se nomme

1. Hachette et Cie, in-18, 352 pages.

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