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éperdue d'indignation et de honte. Elle vient s'accuser de cette faute ou de ce malheur auprès de la mère de son amie, qui la relève avec indulgence et lui ouvre sa maison comme un asile assuré contre de pareils accidents.

La charmeuse, digne de son nom, y est à peine installée qu'elle charme tout le monde. Et le malheur est qu'on ne voit pas trop pourquoi. Pour porter ce nom et jouer ce personnage, il faudrait trouver dans le rôle même et mettre à son service une grâce infinie. M. Uchard et son interprète ne s'offraient pas réciproquement cette bonne fortune. Quoi qu'il en soit, Mlle Andrée de Mayanne ensorcèle, comme nous l'avons prévu, le fiancé de Jacqueline, qui le querelle de son côté pour sa prétendue froideur envers son amie. Elle fascine aussi tous les habitants du château, notamment le vieux marquis ruiné, grand-père de Jacqueline, et un jeune commençal qui, par une précaution de vieillard précoce, s'abrite contre les passions derrière la manie du bric à brac.

L'action, si l'on peut appeler ainsi la situation que nous venons de dire, se développe lentement, en dessinant de plus en plus les caractères des personnages. Comment finira-telle? C'est ce qu'on n'a jamais pu savoir, puisque la pièce s'est jouée sans dénoûment. Au quatrième acte, Jacqueline et Andrée aiment toutes deux le même jeune homme, qui les aime à son tour de façon trop différente, pour pouvoir dire laquelle il préfère. Cependant par un élan de générosité, Mlle Andrée s'enfuit avec le collectionneur d'éventails qu'elle n'aime pas, pour faire croire au fiancé de Jacqueline qu'elle n'est pas digne de son affection. En croira-t-il quelque chose? Jacqueline, qui a tout compris, mourra-t-elle de la déception foudroyante dont elle est frappée? Andrée poussera-t-elle jusqu'au bout cette immolation d'elle-même et ce faux triomphe sur la passion qui la dévore? C'est ce que le cinquième acte devait nous dire, et ce qui est resté le secret de l'auteur. Il aurait fallu une grande perfection de

forme, un art consommé dans les peintures, pour nous faire accueillir une œuvre d'art ainsi mutilée. Les ouvrages incomplets des illustres morts sont précieux; on en recueille pieusement les fragments comme les reliques du génie. Mais d'un auteur vivant nous voulons des œuvres entières et non des lambeaux ou des tronçons.

Ces diverses pièces, importantes par leur étendue, par le nom des acteurs, par le soin de la mise en scène, ne sont pas encore tous les témoignages de l'activité du Vaudeville, digne d'un meilleur sort. Plusieurs pièces en un acte doivent être au moins mentionnées. Ce sont: Sous cloche, vaudeville de MM. E. Gondinet et Pagésis (21 février), l'Amour qui dort, comédie de M.E. Verconsin (20 mars), les Erreurs de Jean, comédie du même auteur (31 octobre), enfin et surtout Racine à Uzès, comédie en vers, composée pour l'anniversaire de la naissance de Racine par un écrivain très-ingénieux et très-habile dans la mise à la scène des souvenirs littéraires.

Nous avons nommé M. Edouard Fournier, l'auteur de Corneille à la butte Saint-Roch, de la Fille de Molière. Un fleuron manquait à sa couronne d'hommages dramatiques; aujourd'hui sa trilogie est complète. Sa troisième comédie de circonstance est intitulée Racine à Uzès1. C'est un épisode de la jeunesse du poëte, que l'auteur nous représente beau, spirituel, passionné, en un mot, aussi aimable qu'il deviendra admirable avec le temps.

Racine, se trouvant à Uzès à une époque où il se préparait à embrasser l'état ecclésiastique, est arraché à sa vocation religieuse par le hasard d'une rencontre avec une troupe de comédiens. Le charme de l'amour se mêle aux aspirations vers la gloire et l'immortalité. Le théâtre entraîne à lui un

1. Acteurs principaux MM. Ariste, Racine; Saint-Germain, Momingre: Colson, Courtis:-Mmes Dérieux, Clorinde: Laurence, Jeane.

génie que lui dispute en vain l'église. Nous aurons un savant théologien de moins et un grand poëte de plus. Tel est le combat dont M. Éd. Fournier nous retrace les incertitudes et l'issue, dans ces vers élégants et délicats que le colte pieux du génie a coutume de lui inspirer.

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Théâtres de drame. La liberté des théâtres et le vieux drame.
Porte Saint-Martin, Gaîté, Ambigu-Comique, Châtelet.

Les anciens théâtres du boulevard n'ont pas dû jusqu'à présent à la liberté des théâtres l'impulsion sur laquelle on comptait. Dans les vieilles salles des uns, dans les salles reconstruites des autres, il se déroule de sept heures à minuit presque toujours la même histoire; innocence persécutée puis sauvée par miracle, crime triomphant d'abord et finissant par être puni, héros sans tache, objet d'une sympathie sans réserve; traîtres infâmes inspirant une aversion sans mélange, passions plus fortes que vraies, plus déclamatoires qu'éloquentes, sentiments contre nature, l'âme humaine démesurément agrandie, relations violentes, intrigues embrouillées à plaisir, et dénouées par la trahison ou le meurtre, l'intervention classique de la providence dans un monde qui en a vraiment grand besoin voilà la matière obligée du drame et dont il s'agit à peine de varier l'emploi. Rien ne ressemble plus aux reprises que les pièces nouvelles. Le drame flotte toujours, dans ses oscillations, monotones entre la Tour de Nesle et la Grâce de Dieu. Cette vieille forme ne peut plus être rajeunie; il faut l'abandonner ou se résigner à la voir se reproduire toujours semblable à elle-même dans le moule que M. d'Ennery et ses imitateurs lui ont imposé. Rester éternellement dans cette forme consacrée par le succès et par l'habitude, c'est tourner dans le même cercle: c'est, pour l'auteur dramatique, passer à l'état de manivelle

intelligente; c'est, pour la critique, un spectacle insipide où tout est réglé et prévu. Sortir de l'ornière ne serait pas sans danger. Le public a ses habitudes, bonnes ou mauvaises, et il y tient, et quiconque spécule sur ses plaisirs est obligé de compter avec elles. Les jeunes auteurs rêvent des combinaisons dramatiques, meilleures ou non, mais du moins nouvelles; mais les directeurs des théâtres ont peur de l'inconnu. Nous sommes pour les jeunes auteurs, et nous souhaitons que la liberté des théâtres leur permette de tenter le succès par des voies moins battues.

La Porte Saint-Martin a pourtant fait quelques louables efforts pour renouveler autant que possible le drame historique, en montant avec luxe une œuvre plus savamment étudiée qu'intéressante, Faustine, drame en cinq actes et neuf tableaux de M. L. Bouilhet (20 février). Deux figures le dominent, et font entre elles un contraste aussi marqué que celui de Philippe II et de don Carlos dans l'ancienne tradition: ce sont celles de Marc-Aurèle et de la trop indigne compagne de sa vie. Voici d'abord le grand, le noble, le clément empereur que la philosophie stoïcienne a donné au monde romain, Marc-Aurèle, l'un de ces hommes que la nature et la raison ont produit par une sorte de sublime effort, dont parle Montesquieu, pour montrer ce qu'elles peuvent sans aucune intervention surhumaine. Il va nous offrir le consolant spectacle des plus belles vertus chrétiennes hors du christianisme, plantes admirables, comme dit encore Montesquieu, que la terre fit naître dans des lieux que le ciel n'avait jamais vus. »

M. Louis Bouilhet nous a voulu rendre Marc-Aurèle

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1. Acteurs principaux: MM. Clarence, Marc-Aurèle; Fernand Cassius; Laurent, Crispinus; Vannoy, Lonas; Charly, Baseus ; Montal, Aper; Mmes Agar, Faustine; Duguerret, Daphné: E. DaVid, Galla; Ubans, Iris; Morin, Thrasylla.

dans toute sa sérénité et sa grandeur. Ce maître souverain du monde est le disciple docile des sages; il est l'esclave tout-puissant du devoir. Au milieu des grandeurs qui ont enivré la plupart de ses prédécesseurs et inspiré tant de folies et de crimes, il n'a que des pensées pures, il n'obéit qu'à de nobles mouvements. Il plane au-dessus des passions violentes ou des sentiments mesquins; le sage a dépouillé de l'homme tout ce qui est faiblesse; l'empereur ne garde du sage que ce qui peut servir au bien du monde. La vertu, pour être si droite et si ferme, n'a point de roideur; assez fort pour vaincre ses ennemis, il sait leur pardonner; assez clairvoyant pour pénétrer les infidélités, les trahisons au sein de sa famille, il aime mieux feindre d'ignorer que de punir. L'histoire raconte qu'après la mort d'Avidius Cassius, révolté contre lui dans des circonstances que M. Louis Bouilhet a singulièrement modifiées, Marc-Aurèle fit brûler tous les papiers saisis chez le chef du complot, dans la crainte de trouver des coupables. L'homme tout entier semble se réfugier dans ces régions inaccessibles à nos agitations misérables.

Edita doctrina sapientum templa serena.

L'empereur sait en descendre, Marc-Aurèle, le philosophe, ne dédaignera aucun des soins de l'administration; il s'apitoie sur les maux de son empire et travaille à les soulager; il vend son mobilier impérial pour ne pas demander de nouveaux impôts à un peuple épuisé. Le sage se doublera, au besoin, du guerrier les Quades, les Marcomans ont éprouvé sa valeur et reconnu ses lois; il a marché en personne contre les armées d'un lieutenant rebelle, et les nouvelles invasions des barbares en Germanie reculeront encore une fois devant ses victoires, avant que ses forces épuisées ne l'abandonnent au milieu de sa glorieuse carrière. Le drame de M. L. Bouilhet met tour à tour en relief toutes

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