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les vertus de Marc-Aurèle, celles de l'homme public et celles de l'homme privé; il offre également à notre admiration, le sage, l'empereur et le soldat.

Par un cruel contraste, le meilleur des hommes vit sa destinée tout entière associée à celle d'une femme indigne de lui. Tandis que l'empereur s'efforçait de faire oublier les traditions des Tibère, des Néron, des Héliogabale, l'impératrice Faustine maintenait celles des Livia, des Agrippine, des Messaline peut-être. Suivant certains historiens, ses débordements ne durent point connaître de mesure : ils auraient été l'effet à la fois d'une nature passionnée et d'une corruption systématique. Faustine se serait étudiée à proportionner ses désordres à la bonté même de Marc-Aurèle; elle voulait selon le tradition dont Fontenelle s'est fait l'écho dans ses Dialogues des Morts, « effrayer tellement tous les maris que personne n'osât songer à l'être après l'exemple de Marc-Aurèle, dont la bonté avait été si mal payée. » La douceur, la générosité de Marc-Aurèle ne lui inspiraient que de la colère, en lui ôtant le plaisir de tromper un homme qui ne lui faisait pas l'honneur d'être jaloux.

M. L. Bouilhet a fait avec raison Faustine moins perverse et moins odieuse. Dans ses chutes, elle est poussée à la fois par la passion et par des calculs ambitieux. Le général Avidius Cassius, pour lequel elle trahit Marc-Aurèle, exerce une sorte de fascination sur elle par sa beauté demi-sauvage; puis certains oracles ont annoncé la mort prochaine de l'empereur et promis à Cassius la couronne : c'est pour ne pas descendre elle-même du trône, qu'elle consent à le partager d'avance avec celui que les dieux ont désigné comme le successeur de son mari. Tout entière à ses désirs et à ses rèves coupables, elle vient en aide aux destins; elle souffle dans l'âme de Cassius les doubles ardeurs de l'ambition et de l'amour; elle lui fait entrevoir, par delà les satisfactions de la volupté, un avenir de toute-puissance avec elle et par elle; une magicienne à ses gages et qui avait été elle-même

la maîtresse du soldat, confirme les promesses de l'impératrice par une éblouissante vision. Cassius va partir pour la Syrie, revêtu du commandement d'une armée, par la magnanimité de Marc-Aurèle; il en reviendra pour régner. Car les jours de Marc-Aurèle sont comptés par le destin, et, dans tous les cas, pour ne pas laisser mentir l'oracle, Faustine s'est munie d'une épingle empoisonnée, dont une simple piqûre produit une mort foudroyante.

Marc-Aurèle est allé se mettre à la tête des armées de Germanie, après avoir laissé à Faustine les plus belles et les plus austères recommandations de sa sublime sagesse. L'impératrice, malgré la surveillance de Baseus, commis à sa garde, poursuit ses intrigues et en prépare le dénoùment. Tout à coup arrive le bruit de la mort de Marc-Aurèle; Faustine dépêche des courriers à Cassius. Pour hâter son retour elle lui envoie ses instructions dans un coffret précieux où l'empereur avait renfermé pour elle un extrait des plus belles pensées des sages. En attendant sa venue, elle s'entoure de sénateurs et les dispose à entrer dans ses vues sans les leur révéler encore tout entières. On annonce enfin que des légions approchent de Rome, où elles entrent sans résistance; la foule arrive avec une grande rumeur jusqu'au palais. « C'est Cassius, s'écrie Faustine. La porte s'ouvre et Marc-Aurèle paraît. Fidèle à son système de clémence, il ne se venge qu'en pardonnant. On annonce que Cassius a été tué, et Baseus apporte le coffret trouvé en sa possession; Marc-Aurèle le brûle sans l'ouvrir, au moment où, sans qu'il s'en doutât, Faustine s'apprêtait à le piquer de son épingle empoisonnée. L'empereur sort du palais pour faire rendre au corps de Cassius les honneurs d'une sépulture militaire; mais ce n'est pas Cassius qui avait été égorgé, c'est le centurion Aper qui avait avec le général une extrême ressemblance. Le vrai Cassius revient auprès de Faustine qui le repousse : vaincue enfin par la magnanimité de Marc-Aurèle et honteuse d'être si coupable, elle s'enfonce

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l'épingle empoisonnée dans le sein. Cassius, auprès de son cadavre, brave encore l'empereur, « Cassius est mort, dit celui-ci, et le centurion Aper est au-dessous de ma colère. » Le général s'enfuit, accablé de honte et de remords, avec la magicienne qui lui avait promis le trône et dont il avait dédaigné l'amour pour celui de Faustine.

Voilà l'action, dans ses traits essentiels. Plus ou moins conforme à l'histoire qui, dans les détails, n'est pas exempte de contradictions, elle prête à des situations intéressantes, à des effets de scène et à des coups de théâtre que M. L. Bouilhet n'a pas laissé échapper. Il a manié le dénoûment surtout avec autant d'habileté que de force. Mais il ne trouvait pas dans l'action même de quoi remplir le vaste cadre de cinq actes. Aussi, combien de scènes et de tableaux sont étrangers au sujet, éparpillent l'intérêt ou le détournent des principaux personnages! Le drame est jeté dans une longue étude d'archéologie en action sur le monde romain; il s'y perd et s'y oublie. Toute la civilisation de la Rome impériale, au milieu de sa décadence, est mise en relief avec un soin minutieux; l'œuvre littéraire et les décors luttent de fidélité pour nous rendre ce monde évanoui.

Voici les demeures somptueuses des riches seigneurs romains, avec l'ordonnance de leurs festins, leurs tables à trois lits; voici l'affranchi enrichi, gonflé de vanité et de sottise, de lâcheté et d'insolence; voici le poëte parasite, prêt à toutes les humiliations et à toutes les flatteries; voici l'essaim des esclaves que l'on menace des lamproies du vivier à la moindre peccadille. Ces tableaux d'intérieur ne suffisent pas; nous aurons les grandes scènes de la place publique, le départ de l'empereur pour l'armée, le défilé des légions, puis les grandes réjouissances, les danses des psylles d'Asie, ces charmeuses de serpents qui enlacent leurs mouvements aux mouvements des reptiles. Je ne parle pas des magnificences ordinaires de nos ballets, mêlées aux réminiscences

d'une antiquité un peu suspecte, de ces fontaines jaillissantes dont les gerbes se colorent tour à tour, par les jeux de l'électricité, de toutes les nuances du prisme. Toutes ces merveilles font grand honneur à l'art décoratif moderne, mais accusent l'insuffisance de l'œuvre dramatique ellemême, en venant y suppléer.

M. L. Bouilhet qui, dans Madame de Montarcy, dans Hélène Peyron a prêté le magnifique langage de ses alexandrins à de simples bourgeois d'hier ou d'aujourd'hui, fait parler en vile prose les personnages historiques de Faustine. Il ne faut pas l'en blâmer: il lui eût été difficile de rendre en vers tous les détails de la vie romaine dont il avait entrepris de tracer le tableau. Puis sa prose est à la fois noble et naturelle, souple et ferme; la valeur littéraire dont elle témoigne, n'a pas peu contribué à l'accueil bienveillant fait à une œuvre consciencieuse, malgré le vide ou la longueur de certaines parties. Le talent de quelques-uns des interprêtes, de M. Clarence, par exemple, dans Marc-Aurèle ou de Mlle Agar dans Faustine, n'aurait peut-être pas suffi à sauver le drame, ni le luxe de la mise en scène, à faire accepter cette longue étude de la société romaine, sans la sympathie encore assurée de nos jours à un écrivain toujours honnête et souvent brillant jusque dans ses œuvres les plus incomplètes.

La puissance de la routine ramène bientôt la Porte SaintMartin au drame ordinaire, proportionné au goût et à l'intelligence de son public. Nous voyons défiler sur cette scène des terreurs mélodramatiques : le Capitaine Fantôme, drame en cinq actes et neuf tableaux de MM. Paul Féval et A. Bourgeois (20 mars); les Flibustiers de la Sonore, drame en dix tableaux, où MM. A. Roland et G. Aymard ont mis en scène de pathétiques aventures de voyage (31 août)'; les

1. Acteurs principaux: MM. Berton, le comte Horace; Charly, le

Drames du Cabaret, drame en cinq actes et neuf tableaux de MM. Dumanoir et d'Ennery (19 octobre), leçons terribles de sobriété et de sagesse; sans compter, comme reprises, la Nonne sanglante, drame en cinq actes et neuf tableaux de MM. An. Bourgeois et de Maillan (26 mai) et Vingt Ans après ou les Mousquetaires, drame en cinq actes et douze tableaux de MM. Alexandre Dumas et Auguste Maquet: le retour de cette dernière œuvre et de ces deux noms d'auteur prouve bien la vitalité du vieux drame et la difficulté de le remplacer.

Dans l'intervalle, la Porte Saint-Martin avait cependant tenté de profiter de la liberté des théâtres, pour varier et étendre son répertoire. L'opéra et la comédie classique devaient alterner avec le drame, sinon le supplanter. Pour

général; Antonin, Valentin; Schey, Arthur Bellamy: Montal, de Saures: Fernand, Curumilla: Mmes Rousseil, Carmen; Andrée,

Angella.

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1. Acteurs principaux: MM. Lacressonnière, Baudry: Paulin Ménier, Van Pratt: Vannoy, Chamboran : Paul Deshayes, Albert de Maisan ; Laurent, Cabochon : Schey, Boulingain; - Mmes Duverger, Marguerile: Rousseil, Marthe; Manvoy, Josepha; Abolard, Rosette: Talini, la comtesse.

2. La fameuse Nonne sanglante, fut produite, en 1835, sur le théâtre de M. Harel, sous le nom de MM. Anicet Bourgeois et E. de Maillan, qui n'en étaient pas, disait-on, les seuls ni les principaux auteurs. Plus ou moins arrangé par ces habiles dramaturges d'après un manuscrit de Cuvelier, la Nonne sanglante était l'un des types de ces sombres inventions dans le goût des romans d'Anne Radcliffle. Nul souci de la vraisemblance, des caractères, des convenances dramatiques, du style: bagatelle que toute cela. On donnait au public de fortes émotions, on secouait l'imagination, on ébranlait les nerfs. Des trépas de toute sorte: des empoisonnements, des coups de poignard, des incendies; des résurrections inattendues; des morts qui reviennent fantômes, des fantômes qui sont des vivants et qui tuent, voilà ce qu'il fallait à une époque de fièvre, où, à force de chercher les grands effets par le déploiement des grands moyens, on était arrivé à épuiser ceux-ci avant de s'être lassé des autres. Aujourd'hui la Nonne sanglante, bonne encore pour les lecteurs des romans à titres sanglants, n'est plus pour le public un peu soucieux de l'histoire littéraire qu'un objet de curiosité. » (Revue française du 1er juillet 1864.)

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