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choses contemporaines. Ils tournent et retournent dans le cercle de formes vieillies et de traditions épuisées; ils ont peur de la brutalité souveraine des faits. Ils reculent devant les problèmes du jour et du lendemain; ils font de la poésie, une espèce de colifichet élégant et froid comme un métal ciselé, ou bien ils la mettent au service de rêves évanouis et de modes impuissantes.

Mais j'ai déjà développé, dans les précédents volumes, assez de considérations générales sur ce point. L'examen de quelques recueils de vers, pris un peu au hasard parmi ceux de l'année 1864, montrera une fois de plus comment la poésie aujourd'hui, sans manquer de talent, se condamne à rester sans action.

Poésies posthumes et poésies rétrospectives. Alf. de Vigny
et M. Auguste Barbier.

Nous devons un souvenir à un recueil de poésies posthumes que la presse a favorablement accueilli, par sympathie pour le nom très-honorable et très-honoré de l'auteur. Je veux parler du volume de poésies inédites laissé par Alfred de Vigny et publié par M. Louis Ratisbonne, l'exécuteur de ses dernières volontés littéraires, sous ce titre : les Destinées1.

La note religieuse domine dans les derniers chants du poëte solitaire et découragé. C'est comme un souvenir du temps où les Harmonies religieuses» et les « Recueillements poétiques » étaient en vogue. Aujourd'hui le ton de cette lyre nous paraît uniforme, triste et lugubre. Les préoccupations de l'esprit ne se tournent plus de ce côté, et les

1 Michel Lévy, in-8.

besoins du siècle semblent appeler d'autres idées dans une autre forme.

Nous devons louer le sentiment poétique de certaines scènes, comme celle du Mont des Oliviers.

Alors il était nuit, et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc, ainsi qu'un mort de son linceul;
Les disciples dormaient au pied de la colline.

Il s'arrête en un lieu nommé Gethsemani.
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre;
Puis regarde le ciel en appelant : « Mon père! »

Mais le ciel reste roir, et Dieu ne répond pas.
Il se lève étonné, marche encore à grands pas.
Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente
Découle de sa tête une sueur sanglante.

Il recule, il descend, il crie avec effroi :

Ne pourriez-vous prier et veiller avec moi? »
Mais un sommeil de mort accable les apôtres.
Pierre à la voix du maitre est sourd comme les autres.
Le Fils de l'Homme alors remonte lentement;
Comme un pasteur d'Égypte il cherche au firmament
Si l'ange ne luit pas au fond de quelque étoile.
Mais un nuage en deuil s'étend comme le voile
D'une veuve, et ses plis entourent le désert.
Jésus, se rappelant ce qu'il avait souffert
Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte
Serra son cœur mortel d'une invincible étreinte.
Il eut froid. Vainement il appela trois fois :

Mon père ! Le vent seul répondit à sa voix.
Il tomba sur le sable assis, et, dans sa peine,
Eut sur le monde et l'homme une pensée humaine.
- Et la terre trembla, sentant la pesanteur
Du Sauveur qui tombait aux pieds du Créateur.

Malheureusement, le langage et les sentiments prêtés au Christ par Alfr. de Vigny nous touchent moins que la peinture de son accablement. L'humanité souffre en lui, mais l'auteur n'a pas fait le choix qu'on voudrait aujourd'hui entre les maux dont elle souffre. Ces maux sont de l'ordre moral surtout: c'est l'ignorance, le doute, la perversité des

individus, la défaillance des masses, les crises passagères de la décadence, l'esclavage et toutes les formes de l'avilissement de l'humanité dans ses membres. Voilà le spectacle qui doit déchirer l'âme du libérateur du monde à la dernière heure où l'avenir s'éclaire devant lui de lueurs prophétiques. C'est là ce qui doit lui arracher des plaintes amères, des larmes brûlantes, une sueur de sang. M. Alfred de Vigny voit ces misères de l'humanité, que le sang de l'Homme-Dieu ne suffira pas à guérir, sous des formes trop vagues, et l'expression de la douleur du Christ reste trop générale pour nous inspirer une sympathie profonde.

C'est presque un livre posthume que le recueil de vers publié, après tant d'années de silence, par M. Aug. Barbier, sous le titre des Sylves1. Le poëte des Iambes y réunit un nombre de fragments divers qui rappellent, par leur date et leur caractère, les phases différentes du talent de l'auteur. Quelques-uns sont antérieurs à 1830, d'autres sont datés de 1863; les uns ne font guère pressentir, les autres ne rappellent pas, par leur ton gracieux et rêveur, la main énergique et virulente qui tracera le tableau de la Curée.

Là le moindre zéphyr qui brouille les rameaux,
Une feuille qui tombe, un mouvement des eaux,
Me font des émois pleins de charmes;
Derrière la verdure un regard du soleil
Me plait, comme l'enfant au visage vermeil
Qui sourit à travers les larmes.

Ces vers sont presque de la veille de 1830: ils ne sont guère un prélude de satire. La dernière pièce, l'Epilogue, se fait aussi remarquer par une douce mélancolie.

Il arrive un moment où pâlit la verdure,
Où l'artiste lui-même a le doigt affaibli,

1. Dentu, in-8.

Puis il ne peut plus rien ravir à la nature,
Son livre est rempli.

En vain, devant ses yeux, phénomènes de grâce,
A la lèvre de pourpre, au regard amolli,

Plus d'un groupe charmant encor passe et repasse :
Le livre est rempli.

Quand livre et cœur sont pleins, le grand souci du vivre
N'est plus que de se voir sans tache enseveli,

Et que Dieu, comme l'art, dise en fermant le livre :
Il fut bien rempli.

Ainsi a commencé, ainsi finit le poëte des Iambes. Et qu'on vienne nous dire, après cela, que le caractère et le tempérament de l'homme se reflètent si nécessairement dans son œuvre, que, d'une seule strophe, d'un seul vers on peut reconstruire par la pensée le poëte tout entier. Expliquez-nous donc, messieurs de la critique physiologique, expliquez l'un par l'autre, l'auteur des Sylves et le chantre de la grande populace », et de la « sainte canaille », ou l'un et l'autre à la fois par la constitution, l'âge et l'état général de la santé !

5

Les hallucinations d'un poëte. X.-B. Saintine.

Les recueils de poésies détachées ne nous manquent pas, il s'en faut, et pourtant nous irons encore chercher des vers que nous puissions citer dans les volumes où la poésie se mêle à la prose, sans se mettre sur le premier plan. Ce sera l'occasion de payer un tribut à la mémoire d'un écrivain délicat, dont la mort a signalé les premiers jours de l'année 1865.

La Seconde vie de M. X.-B. Saintine' avec son sous-titre :

1. Hachette et Ci, in-8, 370 pages

Rêves et rêveries, visions, et cauchemars, est et devait être un livre de fantaisie où le gracieux domine, comme on peut s'y attendre de la part de l'auteur de Picciola, mais où le bizarre et le terrible, le lugubre même, ne font pas défaut, comme cela doit arriver dans toute imitation même lointaine du genre hoffmannesque. Levers rivalise avec la prose pour mettre en scène les hallucinations volontaires de l'auteur. « Rêver, c'est encore vivre, » et c'est la poësie qui nous sert d'introductrice dans ce monde de la rêverie, envers brillant ou sombre du monde réel.

Erreur et vérité comment vous reconnaitre?

En tout vous contrastez aujourd'hui, mais demain

Je vous rencontrerai peut-être,

Avec les mêmes traits, sur un même chemin,

Passant comme deux sœurs en vous donnant la main.

Voici maintenant comment M. Saintine rêve tout éveillé ; c'est par la vivacité du sentiment que doit se sauver ici l'invraisemblance de l'hallucination, le vers est assez leste, l'illusion bien soutenue, et l'idée ingénieuse ingénieusement dénouée.

LA PRISE DE PTOLÉMAÏS.

Je bouquinais le long du quai,
Quand je partis pour la croisade;
Le roi, qui m'avait remarqué,
Me désigna pour l'escalade.

Nous campions sous Ptolémaïs,
Tous affamés, ne vivant guère
Que de millet et de maïs;
C'était peu pour des gens de guerre.

Le jour venu, bon gré, mal gré,
Serrant la boucle à ma ceinture,
Dès l'aube, je me préparai
A tenter la grande aventure.

J'ouïs la messe, et pour appoint
J'entonnai force patenôtres;

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