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vrage; il les reprend et les résume dans une conclusion; elles dominent le livre, elles l'enveloppent tout entier; elles ne le pénètrent pas aussi intimement qu'on pourrait le croire, elles sont plutôt un alliage qui, mal fondu, imparfaitement uni à la matière principale, a surnagé et s'est répandu tout à la surface. Il faut donc, en parlant de l'Histoire de la littérature angiaise, laisser là le sujet historique et littéraire annoncé par le titre, et mettre sur le premier plan, comme l'a fait l'auteur, des doctrines étrangères à la littérature et qui ont l'histoire contre elle.

La philosophie de M. Taine arbore hautement le fatalisme. Il en fait le centre, le point de départ de toutes les études d'histoire et de critique; elle prétend transformer, avec le secours de ce système, en questions de science rigoureuse et quasi mathématique, les questions d'art, de sentiment et de goût. Ne nous parlez plus de l'appréciation délicate des nuances, de l'empreinte personnelle de l'homme dans son œuvre, de l'originalité des maîtres, de l'action de l'homme de génie sur son pays ou son époque; ne faites pas remonter le mérite d'un ouvrage à la pensée qui l'a créé, dirigée par une volonté forte et servie par des facultés perfectibles, ne nous parlez pas du travail et du progrès qui le suit, chimères que tout cela. Le génie, le talent, le caractère, tout l'être moral n'est qu'une résultante, un produit. L'atome s'ajoute à l'atome, la molécule à la molécule, dans uu moule donné et sous des formes modifiées sans cesse par l'influence du milieu. Le climat fait la race, la race fait l'individu, et toutes les forces accumulées de la vie sociale, se concentrant dans les individus d'élite, produisent en eux, par une sorte de sécrétion particulière, le talent, le génie, et en déterminent fatalement l'usage. « Que les faits soient physiques ou moraux, dit M. Taine, il n'importe; ils ont toujours des causes. Il y en a pour l'ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour le mouvement musculaire, pour la chaleur animale. Le

vice et la vertu sont des produits, comme le vitriol et le sucre1. »

La voilà, la fameuse formule qui a attiré et qui justifie bien un peu tant de colères. Elle explique surtout le refus, de la part de l'Académie française, de donner à une pareille négation de la vertu, un de ses prix Montyon qui sont d'ordinaire des prix de vertu. Pour moi, je prends très-difficilement au sérieux ces excès de théorie, qui me font l'effet d'excentricités volontaires de langage. Il y a déjà près d'un demi-siècle que Cabanis et Broussais après lui, disaient que le cerveau sécrète la pensée, comme le foie sécrète la bile. Ils étaient dans leur rôle de physiologistes à outrance. Mais quand un philosophe, un historien, se plaît à assimiler toutes les qualités morales dont l'histoire de l'homme et de ses œuvres lui donnent le spectacle, aux produits de la digestion, à la génération du mouvement musculaire ou de la chaleur animale, je ne sens pas le besoin de le réfuter, je tiens seulement à ne pas passer pour dupe d'un pur artifice littéraire.

Des esprits d'une force réelle aiment aujourd'hui ces coups de mise en scène; M. Taine les pratique comme M. Proudhon. Celui-ci voulant traiter de la propriété, la confond d'avance avec le vol; abordant la théologie, il déclare que Dieu c'est le mal. M. Taine se proposant d'étudier les œuvres admirables du génie, commence par les dépouiller de ce qu'elles ont de personnel, d'humain, et en fait le résultat aveugle d'une chimie sociale.

Le plus étrange, c'est que de telles théories servent de préambule à une histoire de la littérature anglaise, et en sont données comme le dernier mot. Ce procédé de la part de M. Taine, n'est pas nouveau. J'ai rappelé, il y a six ans, ce qu'il fit pour son Essai sur Tite-Live. L'Académie française avait couronné ce mémoire où les narrations et discours de l'historien romain étaient finement étudiées. Quand M. Taine

1. T. I, p. 15.

le publia en volume, il y mit une préface d'une dizaine de lignes où il posait la question métaphysique du panthéisme, et rappelait le système de Spinosa sur les rapports de la substance infinie et des phénomènes; et il ajoutait : « Le spinosisme est le vrai, et tout l'Essai sur Tite-Live le prouve. » Cet Essai le prouvait à peu près comme l'Histoire de la littėrature anglaise prouve le fatalisme physiologique solennellement annoncé par l'auteur.

Il faut même dire que le sujet d'études abordé aujourd'hui par M.Taine serait très-mal choisi pour démontrer ses doctrines. Les Conciones et Narrationes de Tite-Live ne prouvaient rien ni pour ni contre le spinosisme; le spectacle du peuple anglais et de son développement historique, prouve bien plus en faveur de la liberté que contre elle; il donne une haute idée de l'homme dans sa lutte contre la nature, et nous fait comprendre toute la part qu'un individu ou une nation peuvent avoir encore, par leur énergie, à leur propre destinée jusque sous l'empire des lois, des causes et des nécessités du monde physique ou du monde moral. La suite même des faits que M. Taine devra exposer réfutera éloquemment sa théorie préliminaire. C'est ce que montre trèsbien M. J. Demogeot dans la meilleure étude qui ait été faite, à mon sens, sur l'Histoire de la littérature anglaise1.

Ce qui domine dans l'histoire de l'Angleterre, c'est le rôle de la volonté, c'est la valeur morale et personnelle de l'individu. La vie de ce peuple n'est qu'une lutte la conqnête l'enchaine; il en tire la liberté : le sol, le climat, ne lui permettent que la misère; il refait le sol par l'agriculture, invente et nomme le confortable: le sombre puritanisme ne lui montre que le ciel; il convertit le puritanisme, et n'en garde que la morale pour régler et gouverner la terre: la nature semble lui refuser les arts, elle ne lui donne ni la lumière qui fait le peintre, ni l'oreille et la voix qui font le musicien; il se crée un art intime qui se passe de lumière et de mélodie, la poésie. Il a

1. Revue française, livraison du 1er avril 1864.

l'instinct de la domination; il fera violence à son idiome sourd, et conquerra l'instrument du pouvoir, l'éloquence. Il ne peut monter aux sommets de la spéculation; il s'arrête à mi-côté et s'y fait un riche domaine, l'application, l'industrie; de toutes ses faiblesses il sait se faire des forces et des gloires. Bien plus, il se dompte lui-même cette race sanguine et surnourrie s'impose un frein, une loi; le christi isme, l'esprit civique passent dans ses mœurs et dans ses bienséances : l'Angleterre devient la plus régulière, la plus moralisée, sinon la plus morale, des nations. Jamais le triomphe de la volonté libre n'étala dans l'histoire un plus imposant spectacle. Et vous parlez de forces aveugles, de nécessités physiques, de fatalités! La fatalité qui a créé la nation anglaise, c'est son opiniâtre et héroïque persévérance. Elle a été elle-même son destin Se fatum sciat esse suum.

Le malheur de ces grandes thèses philosophiques à propos d'un livre, c'est que le livre disparaît au milieu des discussions qu'elles soulèvent. C'est ce qui est arrivé à l'Histoire de la littérature anglaise de M. Taine. Tout le monde a repris. après lui les questions de climat, de race, de tempérament, de liberté et de fatalité, d'influence du physique sur le moral. Les uns ont applaudi avec restriction, les autres ont blåmé sans réserve; ceux-ci ont regretté les exagérations, ceux-là ont crié au scandale; tous se sont préoccupés du préambule plus que de l'ouvrage. Chacun a contribué au tapage qui se faisait à la porte, et a négligé, non pas d'entrer, mais de dire ce qu'il avait vu à l'intérieur de l'édifice. Ce sera peut-être le châtiment de M. Taine d'avoir tellement détourné les esprits de son sujet littéraire par les horsd'œuvre philosophiques, que l'on n'a pas assez admiré chez lui le littérateur pour discuter le philosophe.

Et cependant le talent du premier est aussi vrai que la raison du second est spécieuse. M. Taine est un de nos écrivains les plus heureusement doués; il a le mouvement, la force, le coloris ; il sait donner en quelques mots aux idées fausses elles-mêmes un séduisant prestige. Par exemple, cette

singulière assertion que la notion du devoir est particulière à une race, paraît presque naturelle, quand il nous montre • l'idée germanique du devoir végétant comme les autres dans l'universelle renaissance et dans la puissante floraison de toutes les idées humaines. » Lorsqu'il dépouille l'homme du principe même de la volonté, M. Taine met dans la forme tant d'énergie et de grâce à la fois qu'on laisse presque passer sous le couvert de l'artiste l'exagération du philosophe. L'homme, dit-il, est un animal, sauf quelques minutes singulières, ses nerfs, son sang, ses instincts le mènent. La routine vient s'appliquer par-dessus, la nécessité fouette et la bête avance. Comme la bête est orgueilleuse, et, de plus, imaginative, elle prétend qu'elle marche à son gré, qu'il n'y a pas de fouet, qu'en tous cas ce fouet touche rarement sur ses côtes, que du moins son échine stoïcienne peut faire comme si elle ne le sentait pas. Elle s'enharnache en imagination de caparaçons magnifiques, croyant porter des reliques et fouler des tapis et des fleurs, tandis qu'en somme, elle piétine dans la boue et emporte avec soi les taches et l'odeur de tous les fumiers. »

Voilà qui est vigoureusement dit; voilà le privilége de l'art, qui consiste à jeter indistinctement sur toutes les pensées le magique coloris du style.

Mais qu'on ne croie pas, sur de brillantes citations, que toute l'Histoire de la littérature anglaise soit écrite dans ce ton et avec cette force. Il y a bien des pages où le philosophe étouffe l'artiste, et éteint sa verve dans une exposition systématiquement didactique; il y a des chapitres dont les longs sommaires ressemblent à ceux d'un cours de logique; les propositions, les divisions, les démonstrations, prennent un faux air d'exposition géométrique, et la suite des formules, des déductions, des conclusions, offre une aridité et une froideur qui semblent calculées.

Voyez, par exemple, dans le volume sur les contemporains, l'étude, j'allais dire la leçon, sur Stuart-Mill. Le

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