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hommes d'Etat en disponibilité, sinon dans les protocoles des diplomates en exercice, de remanier la carte de l'Europe d'après des considérations ethnologiques et historiques; on a même vu toute l'année, aux étalages des libraires, un tableau colorié des États de l'Europe future, divisée suivant les affinités nationales. D'un autre côté, les faits accomplis ont créé, en dehors du principe des nationalités, des habitudes et des titres de possession contre lesquels le droit proteste en vain et que protége la logique des intérêts réciproques. A ces éléments de conflits ajoutez-en un autre : le besoin de ce qu'on appelle les frontières naturelles, et vous verrez comment les lois que l'on impose à l'histoire, au nom des conditions géographiques, sont susceptibles d'exceptions, de modifications, de transactions, et que cette fameuse géographie politique dont on prétend tirer tant de lumières est elle-même une source de contradictions et d'obscurités.

M. Odysse Barot n'en rend pas moins en son nom de suprêmes arrêts, il la réduit, comme la géométrie, en axiomes, Malheureusement, si les axiomes de la géométrie sont les mêmes à toutes les époques et pour tous, pour les Euclide, pour les Pascal, pour le plus obscur écolier de nos colléges, il n'en est pas de même de ceux de la géographie politique anciens ou nouveaux, ils sont contestables et contestés.

L'auteur des Lettres sur la philosophie de l'histoire tient peu de compte de la distinction des races et de l'action du temps qui fusionne, amalgame les éléments, ou donne au contraire plus de relief à leur opposition. Il ne voit que le territoire et emprisonne les nationalités dans des limites naturelles. Mais que faut-il entendre par ce dernier mot? Suivant M. Odysse Barot, il faut entendre les montagnes, rien que les montagnes. Il se moque beaucoup des démarcations territoriales qui nous sont le plus chères, et il ne parle pas moins que « d'envoyer notre frontière rhénane rejoindre au musée paléontologique de Saint-Germain la

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mâchoire fossile de Moulin-Quignon. Appelant l'étymologie à son aide, il dit, avec Ménage, que « frontière vient du latin, frontaria, fait de frons, parce que la frontière est comme un front opposé à l'ennemi. » Or, un fleuve, dit-il, ne peut faire front, comme un rempart; la muraille de Chine serait plutôt une frontière naturelle qu'un immense cours d'eau. Et après avoir montré la faiblesse stratégique des moyens de défense empruntés aux rivières, l'auteur nous décrète solennellement, en vedette et en lettres capitales: UNE FRONTIÈRE, C'EST UNE MONTAGNE.

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Cette puérilité ambitieuse découle d'un autre oracle qui s'annonce avec plus de pompe encore. Il s'agit de la définition de la nationalité. Notre définition, nous dit-on, sera courte. La loi que nous allons formuler et qui nous a été très-fortuitement révélée, ne sera point arbitraire. C'est une loi sans exception, sans dérogation. Qu'on nous cite dans toute la suite des temps, un fait, un seul qui la contredise, et nous la regarderons comme non avenue. Cette définition, disons mieux, cette révélation, cette loi universelle et absolue, la voici, toujours en vedette et en lettres capitales: UNE NATIONALité c'est un BASSIN.

Sait-on ce qui en résulte? Que le patriotisme français se voile la face: la France n'est pas une nationalité; elle n'est, comme le disait Talleyrand de l'Italie, qu'une expression géographique. Voici en effet, en France, au moins cinq bassins le bassin de la Seine; le bassin de la Loire ; le bassin de la Garonne; le bassin de Saône et Rhône, et le bassin de la Moselle. M. O. Barot réunit en un seul les deux premiers, celui de la Seine et celui de la Loire. Il trouve que tous les géographes les ont distingués par un inconcevable mépris des faits. Les faits? personne ne s'en est joué plus que lui. Il ne parle pas du bassin de l'Escaut qui n'appartient point, dit-il, au système français, qui n'avait rien de gaulois, parce que la mer du Nord où il se jette n'est pas une mer française.

Assez d'arbitraire, assez de paradoxes, assez d'abus de mots et de formules. C'est sans doute le sujet qui porte de lui-même à ces écarts. Je n'ai guère vu d'esprits même éminents l'aborder sans rencontrer les mêmes écueils. Pour ne parler que de la France, M. Cousin, dans ses leçons éloquentes, et Lerminier après lui, traitaient rarement la question historique des climats sans se perdre dans les subtilités ingénieuses ou dans le vide de la phraséologie. M. Michelet qui a quelques droits, lui aussi, au titre d'historien national, s'est rendu bien des fois coupable, à propos du même sujet, de paradoxes et de formules ambitieuses. Il n'est donc pas étonnant de voir tomber dans les mêmes fautes un historien recommandé par toute une vie laborieuse, une longue suite de travaux utiles et une élévation soudaine au premier rang des fonctions publiques. M. Victor Duruy, depuis un peu plus d'un an ministre de l'instruction publique, ne se borne pas à tracer le programme scabreux de l'histoire contemporaine et à inspirer des ouvrages classiques conformes à l'esprit officiel1; il a rédigé de sa propre main une grande Introduction générale à l'histoire de France, qui, en attendant la publication en volume, a paru en plusieurs suites dans la Revue contemporaine.

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Mais n'anticipons pas sur l'avenir. Les travaux qui se produisent dans les revues et les journaux ne tombent d'ordinaire sous notre critique, que lorsqu'ils ont revêtu leur forme définitive dans le livre. Avant peu les articles du ministre dans la Revue contemporaine seront devenus livre et le préambule d'un ouvrage considérable, d'une nouvelle grande Histoire de France qui comptera de dix à douze vo

1. Nous voulons parler de l'Histoire contemporaine depuis 89 jusqu'à nos jours, rédigée conformément, etc., par G. Ducoudray. Cet ouvrage, dont nous avons annoncé le commencement l'année dernière, a été complété par une troisième partie, comprenant les événements de 1848 à 1863. (Hachette et C, in-18, 356 p.)

2. Voir les livraisons des 31 juillet, 15 septembre, 30 septembre et 15 octobre 1864.

lumes. Ce sera le moment alors de juger à nouveau la question des harmonies qui existent entre l'histoire d'un peuple et ses conditions territoriales, de voir si ces relations réelles, incontestables vont jusqu'à créer une sorte de fatalité, et si la science qui tend sans cesse à faire reculer l'action du hasard, des volontés capricieuses, des desseins mystérieux devant l'explication par les causes naturelles, doit sacrifier sans réserve la providence ou la liberté humaine sur l'autel de la raison géographique.

Histoire de France. Conditions d'une nouvelle histoire générale.
M. Am. Gouet.

L'Histoire de France se refait et se refera toujours; chacun la conçoit à son point de vue et la voudrait selon ses idées, ou ses sympathies; chacun voudrait pouvoir l'écrire soi-même. Après les grands travaux dont elle a été l'objet dans ce siècle, après tant de manuscrits consultés, tant de documents mis au jour, tant de papiers ou de chartes édités, traduits, commentés; après tant de biographies sur les hommes, tant de monographies sur les lieux et les institutions; après tant d'efforts, d'investigations; tant de publications particulières ou générales, il n'y a pas un point de notre passé national qui n'ait été inondé de lumières. A celui qui voudra reprendre dans son ensemble l'histoire de notre pays, on ne demandera plus quel faisceau nouveau de documents il apporte, mais avec quel art et par quels liens il les réunit. Écrire une histoire préparée par l'élaboration de deux générations entières, c'est moins aujourd'hui un travail de savant, qu'une œuvre d'art; la nouveauté des révélations importe moins que le classement et la composition.

C'est aussi une œuvre de philosophe. Les faits de mieux en mieux connus, quel en est le sens, quelle en est la por

tée, quelle en est la conclusion? Quel enseignement le passé transmet-il à l'avenir? Voilà ce qui me préoccupe quand je prends en mains un nouvel essai d'histoire de France. Suivant la réponse à ces questions, toute considération de la science ou du talent à part, j'éprouve de la sympathie ou de la répugnance pour l'œuvre, et mes idées les plus chères trouvent un auxiliaire ou un ennemi dans l'auteur.

Je me suis fait naturellement ces questions à propos de l'Histoire nationale de France, d'après les documents originaur, dont M. Amédée Gouet a commencé la publication, et j'ai trouvé que l'on y peut répondre brièvement en disant. que l'auteur est un esprit libéral, dans la plus large acception du mot; c'est même, pour employer une expression qui est une injure ou un éloge, suivant celui qui l'emploie, ce qu'on appelle un libre penseur. M. Am. Gouet a le sentiment très-vif de la grandeur et des destinées nationales, mais il n'a pas le fétichisme de tous les grands ou prétendus grands hommes qui passent pour y avoir contribué. Il discute les titres de chacun à l'admiration et à la reconnaissance publique, et il trouve que plusieurs ont été couronnés par les historiens d'une auréole de gloire imméritée. A relire avec lui l'histoire de notre pays, on voit que notre passé n'est qu'une longue suite d'épreuves, de misères, de dangers, résultat des fautes et des folies de nos maîtres.

Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Il faut que l'ancien Gaulois, devenu Français, à travers tant de douloureuses vicissitudes, ait eu la vie bien dure et le caractère fortement trempé pour demeurer dans son individualité nationale malgré les violences de la conquête, la compression d'une administration étrangère, les mélanges de sang et les fusions de races, malgré les désastres des ex

1. Pagnerre, in-8, tome I et II, 508-504 pages.

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