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SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

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Le manifeste littéraire des questions philosophiques et sociales. M. About et la thèse du progrès.

Les livres de M. About, quels qu'en soient l'objet, le caractère et la portée, sont de ceux qui font le plus vite leur chemin et arrivent le plus sûrement à leur adresse. Ses plus courts récits et ses romans de longue haleine, ses légers pamphlets politiques et ses études plus approfondies d'histoire ou de philosophie sociale, sont à peine sortis des presses qu'ils circulent dans toutes les mains, entraînés par un double courant de sympathies et de haines également vives. Car peu d'auteurs comptent, dans cette immense foule qu'on appelle le public, autant d'amis et d'ennemis inconnus. Personne n'est indifférent aux charmes de son esprit, aux boutades de son bon sens, aux provocations ou aux représailles de sa malice. Aussi le succès de ses œuvres ressemble-t-il, d'ordinaire, à une traînée de poudre qui s'enflamme, comme ces œuvres elles-mêmes rappellent toujours plus ou moins l'idée de fusées et de feu d'artifice.

Le caractère propre de M. About, lorsqu'il ne se borne pas à conter, est d'éclairer d'une lumière très-vive tout ce qu'il traite. Esprit net et prompt, il voit le but et s'y élance à travers ou par-dessus tous les obstacles. Il fait bon marché pes objections qui lui semblent déraisonnables; il préfère

mettre en plein jour la thèse qui lui paraît conforme à la raison, sûr que, par le contre-coup de cette lumière, les thèses contraires s'évanouiront d'elles-mêmes. Polémiste, il ne traite pas les idées qu'il n'aime pas, comme il fait des hommes qui sont devenus ses ennemis. A ceux-ci, il n'épargne pas les épigrammes, les sarcasmes, les traits de satire, les violences même de langage, les coups de toute sorte, en un mot, au risque d'en recevoir à son tour; contre les idées qu'il tient pour fausses, il a moins d'acharnement; il ne les combat pas à outrance, il les écarte de son chemin, et va le plus droit possible aux idées justes qui doivent les remplacer. Est-ce parce que les intérêts de la vérité le touchent moins vivement que ses intérêts personnels? Je ne le crois pas; mais, outre que notre amour-propre blessé n'a guère que nous pour le défendre contre nos ennemis, montrer le vrai est un meilleur moyen de réfuter l'erreur que de s'irriter contre elle.

Le Progrès de M. About est donc un livre de doctrine, d'affirmation, de propagande philosophique. C'est, sous les formes en apparence les plus étrangères à l'esprit dogmatique, une œuvre sérieuse de dogmatisme. L'auteur qui, de son rapide passage dans l'Université, n'avait gardé aucun amour de l'enseignement, s'est senti pour la première fois le besoin d'enseigner. Il n'a pas voulu autrefois d'une chaire, aujourd'hui il s'en fait une du livre, et il la met, libre et retentissante, au service d'une foi plus enthousiaste qu'on ne pouvait l'attendre de sa nature mobile et légère, la foi au progrès.

L'ardeur et la fermeté des doctrines de M. About méritent d'autant plus d'être signalées qu'elles ont dû échapper à plusieurs, à cause de la vivacité des formes sous lesquelles elles se produisent. Nous sommes, en France, dédaigneux et inconséquents: nous renvoyons aux écoles la philosophie qui ne se pare pas de grâces mondaines, et nous blâmons les talents mondains qui s'emploient à parer la philosophie;

nous voulons que nos philosophes soient des hommes de style et d'esprit, et nous ne voulons pas que nos gens de style et d'esprit soient des philosophes. M. About n'a pas tenu compte de ces bizarres répugnances du goût public, et il a bien fait; il s'est fait philosophe sans cesser d'être homme d'esprit. Il s'est dit que, malgré nos dédains pour la légèreté du dix-huitième siècle, il y avait au moins autant de doctrines, de principes, de foi véritable sous la frivolité naturelle de ce temps-là que sous la gravité de convention du nôtre, et il n'a rien voulu répudier de l'héritage de Turgot, de Montesquieu et de Voltaire.

Le progrès, tel que M. About s'efforce de le concevoir, sinon tel qu'il le conçoit et le défend, est le progrès universel. Ce n'est pas seulement l'avancement de telle ou telle portion de la société, mais de la société, ou plutôt de l'humanité tout entière. Il trouve la source première du progrès dans les instincts et les facultés de notre nature, et il en voit la preuve dans la suite même de l'histoire de l'homme et du globe qu'il habite. Si bas que nous trouvions certains peuples, ils ont été à l'origine plus bas encore; et si haut que d'autres soient montés, il y a toujours un immense espace devant eux, dans ce chemin en spirale qui tend vers l'infini. Le progrès n'est pas seulement la loi de l'humanité, il est la loi de toute la nature, le but de tout mouvement, la raison de toute vie, la fin de tout être.

M. About, cédant à certaines aspirations modernes, a un grand sentiment des relations que la science nous fait découvrir entre l'homme et les animaux inférieurs qui l'entourent, entre toute la création animée et la nature inorganique, entre notre humble planète et le monde universel.

Il a aussi le sentiment de la solidarité qui unit l'homme à l'homme dans le présent et les sociétés de l'avenir aux sociétés du passé. Il est banal de répéter aujourd'hui le mot de Térence: Homo sunt, et nihil humani, etc.; mais si vous voulez voir comment une vérité menacée de s'affaiblir dans

les généralités, redevient saisissante et vivante dans l'application, relisez les pages où M. About nous montre l'association naturelle de l'homme avec l'homme se produisant dans la famille, dans la patrie, dans la société européenne, enfin jusqu'en dehors de la civilisation.

.... Si, trois mois après, dans une ile sauvage, au milieu des serpents, des crocodiles et des jaguars, vous rencontriez un Gallas, cette figure luisante et ces cheveux pendants ne vous inspireraient que la confiance et la joie. Il est noir, il est païen, et il se nourrit de viande crue, mais il est homme comme vous, membre de la grande association des hommes; vous avez besoin l'un de l'autre pour lutter contre la mort.

Eh bien! rappelez-vous, en tout lieu, à toute heure, que la terre est une ile pivotante où le froid, le chaud, le mauvais air, la faim, la soif, la maladie et cent forces nuisibles s'acharnent nuit et jour à la destruction de l'homme. Vous comprendrez alors que vous êtes l'associé naturel de tous les hommes vivants, sans distinction de couleur, de langue ou de patrie; que la réunion de tous les efforts individuels est la seule tactique qui puisse vaincre l'ennemi commun; que vos forces, vos ressources et vos lumières, unies à celles de tous vos alliés, suffiront à peine à remporter la victoire.

Je ne connais qu'une conception plus large, plus hardie de la solidarité humaine et du progrès qui doit en être le fruit, c'est celle qui était en train de se produire sous la plume du chef de l'Université lui-même, dans une Introduction générale à l'Histoire de France, publiée par la Revue contemporaine1. M. Duruy va plus loin encore que M. About. Celui-ci, sous les inspirations d'une philosophie illuminée par la science, suit le progrès, dans la nature, du minéral au végétal, du végétal à l'animal, de l'animal à l'homme, et, dans l'homme, des conditions grossières de la vie sauvage jusqu'à l'épanouissement idéal de la civilisation; il ne va pas au delà de l'homme actuel et du développement possible de ses

1. Voy. ci-dessus, Histoire, § 1, page 249.

facultés connues. M. Duruy croit qu'on peut demander à la logique des conséquences plus absolues; il fait du progrès la loi organique de la création matérielle ainsi que du monde moral, » et il ajoute: Si la face de la terre doit

encore changer..., si enfin l'homme même doit périr, comme ont péri les créations antérieures, ce sera sans doute pour faire place, comme elles, à une terre plus belle, où la main de Dieu placera des êtres meilleurs....» Rêve pour rêve, je croirais volontiers que l'organisation future sera d'autant plus complète que nous aurons, nous-mêmes, accumulé sur cette terre, qui sera alors devenue notre tombeau, plus de moralité et d'intelligence.

Rêve ou but pratique, le progrès a pour la pensée ou pour l'activité de l'homme trois sphères d'application: le bienêtre matériel, le développement intellectuel, la perfection morale. M. About se montre très-préoccupé du progrès dans l'ordre matériel; il s'y enfermerait même, s'il n'était pas nécessaire, pour conquérir le bien-être, de développer l'intelligence. Le progrès de nos facultés intellectuelles et morales ne lui semble pas être le but de la vie; on dirait qu'il n'en fait qu'une condition, un moyen : le but c'est le partage de plus en plus équitable entre tous les membres de la grande famille humaine, du bien-être, de la sécurité, des jouissances, qui ont été jusqu'ici le privilége d'un petit nombre d'heureux, c'est-à-dire de riches. Ce qu'il rêve pour nous tous, c'est, dans son acception la plus large, la vie à bon marché ; c'est la satisfaction assurée et facile des besoins qui n'ont été, pour la plupart, que des sources de privations et de douleurs. La société ne se légitime, à ses yeux, que comme une assurance mutuelle contre la misère, et ce qu'on appelait, il y a une quinzaine d'années, l'extinction du paupérisme, lui apparaît encore comme le problème capital dont la solution serait le dernier mot du progrès.

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Par cette préoccupation excessive du bien-être matériel des masses, M. About se rapproche beaucoup, et à son insu,

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