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des anciennes écoles socialistes, dont il se sépare, hâtonsnous de le dire, par l'amour de la liberté et le sentiment profond des droits de l'individu. Que nous promettaient, en effet, toutes ces doctrines que nous avons vues éclater vers 1848? Dans leur état idéal, qui représentait à volonté un atelier-modèle, un hospice-modèle, une caserne-modèle, un couvent ou une prison-modèle, on trouvait du travail limité, un salaire suffisant, des ressources suivant les besoins, des asiles contre toutes les misères, en un mot, toutes les jouissances matérielles de la vie. Seulement, ce que les socialistes demandaient à la puissance de l'organisation sociale, M. About l'attend de l'épanouissement même de la liberté de chacun ou du concours des efforts individuels, librement associés. Ce qu'on appelait jadis le fléau de l'individualisme lui paraît, avec juste raison, le fruit naturel de la liberté et le principe de toute vie, de toute activité, partant de tout progrès.

Mais la liberté veut un autre idéal, et ne craint pas de le payer au prix d'inévitables souffrances; elle ne méprise pas le bien-être, mais, poursuivant un but plus élevé, elle n'a pas une peur extrême de la misère, que la charité soulage, et que les utopies ne supprimeraient, comme les vices, qu'en supprimant la liberté. Le culte du bien-être n'a jamais été l'apprentissage de l'énergie individuelle.

L'attachement de M. About à la liberté, malgré sa sollicitude un peu exclusive pour le progrès matériel, est-elle une inconséquence? Elle est, du moins, une preuve de son bon sens. Porté à réagir contre les entraînements insensés, l'auteur du Progrès est un de ces hommes qui, lorsque la barque penche d'un côté, se jettent vivement du côté où elle ne penche pas. Or, en ce moment, parmi nous, ce ne sont pas les idées de liberté et d'initiative individuelle qui font péricliter la barque sociale. Jamais la manie de tout attendre de l'État, de tout mettre sous sa tutelle, n'a été poussée si loin, et si l'État est porté, de son côté, à étendre chaque

jour davantage sur nous le réseau de ses mille et mille lois protectrices, c'est que notre mollesse, nos préjugés, encouragent, provoquent ses empiétements. Nous l'accusons de substituer son action à la nôtre, et nous le mettons nousmêmes, par notre inaction et notre indifférence, dans la nécessité d'agir à notre lieu et place. Secouer notre torpeur, arracher brusquement l'individu à cet anéantissement volontaire qui est le danger et peut-être l'expiation de nos dernières révolutions sociales, c'est le plus grand service que puissent nous rendre des esprits doués de la vivacité de M. About et d'une aussi grande élasticité individuelle.

En reconnaissance de ce service, je n'ai pas le courage de le chicaner sur la simplification excessive du rôle qu'il laisse à la société. C'est bien là l'effet de tous les mouvements de réaction. Vous donniez tout à l'État, M. About ne lui laissera rien ou presque rien. Qu'il me défende, avec mon concours, contre les ennemis du dehors, qu'il m'empêche, au dedans, de voler, de tuer mes concitoyens ou d'être tué ou volé par eux; je le tiens quitte du reste. La société se trouve réduite à une assurance contre les Prussiens et les filous. »

Voyez-vous, d'ici, comme notre administration se simplifie, d'un seul coup, et comme nos divers ministères s'évanouissent! Il en reste deux au plus, celui de la guerre et celui de la justice, et encore, dans quelles proportions! Le commerce, l'industrie, le travail national, l'art, la science, l'instruction publique, la religion, tout cela relève de l'action individuelle ou de la libre association. Voulez-vous une église, une école, un théâtre, un musée ? Bâtissez-les; voulez-vous des routes, des canaux, des chemins de fer, des lignes télégraphiques, des services de messagerie ou de poste, par terre ou par mer? ouvrez-les. L'industrie privée, avec des capitaux individuels ou associés, fera plus vite que l'État et mieux à propos: son propre intérêt vous en répond; elle ne fera rien sans raison, mais elle ne laissera passer

aucune raison d'agir; elle offrira ses services partout où il y aura un besoin.

M. About croit également à la puissance du capital et à sa sagesse. Il a plus de confiance, pour la sécurité et la sauvegarde des droits des particuliers, dans l'intérêt bien entendu d'un individu ou d'une société, que dans la sollicitude paternelle des administrations publiques. Partisan des grandes associations financières, il croit que le million est non-seulement le seul producteur à bon marché, mais qu'il est forcément le meilleur serviteur des petits; il ne voit pas les dangers qui peuvent naître de la formation d'une sorte de féodalité financière, et il oublie de montrer comment ils trouveraient un remède suffisant dans la liberté même qui les aurait produits. M. About est, en économie politique, de l'école anglaise ou plutôt de l'école américaine; c'est un Yankee dépaysé au milieu d'une société qui a oublié les principes d'indépendance importés chez elle par la race germanique, pour revenir à ses anciennes traditions de centralisation gallo-romaine.

Le contraste continuel entre le développement des idées individualistes de M. About et les habitudes plus ou moins socialistes de l'esprit français moderne, est un curieux spectacle, et je regrette de ne pouvoir m'y arrêter. Parmi les centaines d'opinions et solutions de problèmes qui défilent sous sa plume agile, j'en voudrais combattre plusieurs, j'applaudirais au plus grand nombre. Quels jolis chapitres sur les non-valeurs! Voici d'abord les non-valeurs de la terre: ce sont les idées déjà mises en circulation, sous forme de récit, dans le roman de Maitre Pierre. Ces esprits légers et frivoles, comme il vous plaît, à vous autres hommes graves, d'appeler les écrivains de la trempe de M. About, ont souvent plus de constance dans les idées sérieuses que vousmêmes. Ils donnent à leurs livres philosophiques des allures de pamphlets, mais ils ont jeté à pleines mains, dans leurs romans, les idées de leurs livres philosophiques; et celles

ci, lancées dans le public sous toutes les formes, vont plus loin, plus haut et plus bas que les philosophes n'auraient espéré de les conduire.

Mais les landes incultes dont M. About réclame encore une fois le prompt et entier défrichement, ne sont pas nos seuls non-valeurs, ni les plus considérables. Il y a bien d'autres forces perdues, dans la société, et personne ne songe à s'en étonner, tant on est habitué au gaspillage des ressources publiques et au déploiement de la toute-puissance de l'État pour produire les plus petits effets. Dans sa critique impitoyable, M. About nous montre la disproportion entre les services rendus au public et les dépenses nonseulement d'argent, mais surtout d'hommes et de talents. Que de fonctionnaires superflus, dans toutes les administrations, et dans quelques-unes, combien il y a peu de rapport entre la tâche confiée et l'éducation, les facultés, les études! On emploie les savants dans les manufactures de tabac ! Il a été question de confier aux élèves sortis des grandes écoles de l'État la fabrication des allumettes chimiques, réduite à son tour au monopole, sous le prétexte de la sécurité générale! M. About voit encore des forces perdues, des non-valeurs dans l'armée excessive, dans l'état-major de la diplomatie. Si on le croyait, que d'économies il réaliserait, sur le budget, en quelques coups de plume! Que de bras il renverrait à la charrue ou à l'atelier, que d'intelligences il rendrait à la haute industrie, à l'art et à la science!

Je parle du budget; il a inspiré à M. About l'un des plus jolis chapitres de son livre. On ne croyait pas une telle matière susceptible d'un tel agrément. Pour rendre amusantes des questions qui le sont si peu, M. About ne les a pas dénaturées; il leur a laissé toutes leurs épines, c'est-à-dire les chiffres, seulement ces épines sans fleurs, il les a groupées avec autant d'art que des fleurs sans épines. Qu'on se figure trente-cinq pages hérissées de calculs de dépenses et de recettes et qui se lisent avec l'entraînement du plus vif des

pamphlets. Il a suffi pour cela d'un artifice de mise en scène et d'un portrait.

M. About nous représente d'après nature un certain Napoléon Billard, personnage très-vivant et très-vrai, quoiqu'un peu grotesque. C'est une sorte de prud'homme, d'un chauvinisme naïf et sincère, qui admire de confiance l'Empire et son chef, mais qui n'en serait pas moins curieux de savoir ce que lui coûte une administration dont il est si fier. M. About suppose que ce brave propriétaire, ami de l'empereur, mais ennemi des prêtres, paye juste, pour ses contributions, un millionnième des contributions générales. Il suffira de retrancher six zéros et de reculer la virgule de six chiffres sur tous les articles du budget, pour savoir combien Napoléon Billard paye pour son compte, sur chaque article, à un millième de centime près. On tirera avec une égale facilité de sa cote particulière le tableau général des charges et des ressources de l'État. Il paye, sur ses impositions, pour la liste civile de l'empereur 25 francs, pour la famille impériale 30 sous, pour l'indemnité aux députés 3 fr. 34 c., pour le Sénat 6 fr. 37 c., pour la Bibliothèque impériale 40 cent., pour l'Institut 61 cent., pour les haras 3 fr. 87 c., pour les missions scientifiques 6 liards, pour la guillotine 4 sous. Chacun de ces chiffres nécessairement authentiques est plus ou moins bien accueilli par Napoléon Billard; il trouve qu'il ne paye pas assez pour certaines choses, trop pour d'autres, et, pour quelques-unes, il ne voudrait pas payer du tout. M. About fait ici comme les députés du Corps législatif, il profite de l'occasion du budget pour discuter les institutions mêmes dont il s'agit de payer les frais, et il fait table rase, au nom de l'économie, de tous les services publics qu'il a déjà renvoyés, au nom des principes, à l'action individuelle.

On s'étonnera de voir M. About mettre au nombre des services qui doivent être déshérités de la protection de l'État, les arts, la science, l'éducation publique, le culte religieux.

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