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Il s'aperçoit, dans la dernière partie de son livre, de l'énorme lacune de la société conforme à ses rêves, et il suppose qu'une femme d'esprit lui adresse le reproche que lui feront tous ses lecteurs.

Votre titre est un menteur. J'ai cru que vous alliez parler du progrès dans toutes ses applications, et vous vous renfermez comme un Américain, dans le progrès matériel. Vous n'êtes pourtant pas un vil matérialiste!

Ici M. About proteste, et l'interlocutrice reprend:

« Alors pourquoi nous condamnez-vous tous à faire ici-bas un métier de machines? L'agriculture, l'industrie et le commerce, voilà tout ce que vous permettez au pauvre monde. On dirait que vous faites litière de la poésie, de l'amour, de l'art, de la gloire, de ce qu'il y a de plus noble et de plus charmant dans la vie morale. L'homme n'est-il créé, selon vous, que pour labourer, pour fabriquer et pour vendre? Les intérêts moraux ne sont-ils pas au moins aussi légitimes que les intérêts matériels? Notre siècle penche déjà trop du mauvais côté; il n'a pas besoin qu'on l'y pousse! >>

Voilà le reproche; impossible de le mieux exprimer. Voilà, comme M. About en convient, « le grand trou sur sa route, l'énorme lacune au beau milieu de son travail. » Comment s'excuse-t-il? Par une comparaison plus ingénieuse que juste. Il suppose que le père de sa belle querelleuse est un marchand qui s'est condamné à passer trente ans dans un comptoir obscur pour payer la pension de sa fille au couvent des Oiseaux, lui faire une dot de princesse et lui permettre de se choisir un époux parmi les jeunes gens les mieux nés et les plus honorables de France. Eh! bien, notre siècle se serait condamné à une vie pareille pour que l'humanité, en 1900, fût aussi belle, aussi bien élevée, aussi intelligente, aussi honnête femme que la fille de ce brave marchand.

Spirituel paradoxe, et développé avec grâce, mais qui ne

prouve rien. Le marchand et sa fille sont deux êtres différents entre lesquels peut se faire ce partage inégal de la vie, de ses charges et de ses jouissances. Pendant que le père prend pour lui le labeur obscur, pendant qu'il use et rétrécit son esprit dans les luttes du commerce et dans les calculs de l'intérêt matériel, il y a des hommes qui conservent le dépôt de toutes ses belles et grandes choses auxquelles il a renoncé pour lui-même, et qu'une brillante éducation transmettra à son enfant. L'immolation que le marchand fait de lui-même, de tout ce qu'il y a de plus noble, dans ses instincts, ses goûts, ses facultés, ne produit point une lacune dans la vie du siècle ni de l'humanité. Une immolation semblable que s'imposeraient une ou deux générations, par un prétendu dévouement aux générations futures, creuserait ce grand trou, cette énorme lacune, et rien ne pourrait les combler. Si le siècle, qu'on peut assimiler à un seul et même homme, se faisait une fois marchand, marchand il resterait.

Que M. About me permette de répondre à sa parabole par une autre dont on fit jadis une comédie pour l'Odéon. Un artiste, un musicien, amoureux d'une jeune fille que le père ne voulait marier qu'à un commerçant, se fit marchand pour l'obtenir. Il reviendrait à l'art plus tard, quand il aurait fait fortune. La fortune vint, mais aussi les charges, les enfants, et il fallut, pour soutenir et augmenter la fortune, rester marchand. Il ferait de l'art, plus tard, plus tard encore. Enfin le jour vint où il put quitter les magasins, le comptoir. Il était assez riche pour faire de l'art. Mais l'art n'était plus fait pour lui. Son talent musical d'autrefois était mort, les inspirations, les mélodies s'étaient envolées; les doigts mêmes étaient devenus trop rebelles pour une éducation nouvelle, et le marchand qui avait dépouillé l'artiste ne put plus dépouiller le marchand. Ne prêchons pas à notre siècle de semblables sacrifices; laissons les marchands, les industriels, les ingénieurs, les financiers nous conquérir le

bien-être par le progrès incessant des applications de la science; mais encourageons aussi dans leur voie l'artiste, le philosophe, le rêveur, l'adepte des sciences sans applications pratiques, pour qu'ils puissent conserver et transmettre, épuré et agrandi par un progrès non moins précieux, cet héritage de toutes les belles et nobles choses que les enfants de nos mécaniciens et de nos banquiers ne recevront pas des mains paternelles.'

La question religieuse devant la critique littéraire.
M. J. Levallois.

Dans une année où des ouvrages comme la Vie de Jésus font plus de bruit que tous les livres de vers ou de prose, il est naturel que les questions religieuses se mêlent aux questions d'art ou les priment dans la critique littéraire. Aussi ne sommes-nous pas étonné de voir se reproduire sous un titre comme celui-ci : la Piété au dix-neuvième siècle1 un simple recueil de feuilletons. L'auteur, M. Jules Levallois, était particulièrement chargé dans l'Opinion Nationale des questions littéraires et du compte rendu des livres nouveaux. Suivant presque à son insu le courant des idées et des publications, il s'est trouvé au bout d'un an ou deux qu'il avait traité au point de vue du moment la question religieuse.

L'auteur convient que ce mot, la Piété, qui sert de frontispice à son livre, ne marque pas assez nettement le cadre et la linite de ses études. Ce n'est pas la piété, proprement dite, qui se réveille dans les âmes à la lecture de MM. Renan ou G. d'Eichthal, d'Eugénie de Guérin, de Mme Swetchine, de M. Octave Feuillet ou de Mme Sand, de Mme de Gasparin

1. Michel Lévy, in-18, x-322 pages.

ou de M. Michelet. Chez les uns c'est le mysticisme qui renaît avec ses ardeurs, chez les autres c'est un sentiment fade de religiosité féminine. Ici c'est l'imagination avec ses écarts, là le fanatisme et son odieuse intolérance. Ailleurs c'est la raison qui proteste et craint de laisser proscrire ses droits. Le mouvement religieux du jour, plus étendu que profond, plus apparent que réel, nous frappe surtout par la diversité et l'incertitude de ses directions et ce n'est pas la piété qui en exprime la résultante. M. Levallois s'excuse lui-même de l'inexactitude de son titre par la difficulté d'en trouver un meilleur.

Tout son livre prouve qu'il n'était pas facile de ramener à une idée dominante les caprices de l'effervescence religieuse dont il se fait l'historien. Le tableau qu'il en trace sera d'autant plus fidèle qu'il offrira plus de variété. Les livres qu'il rappelle ont déjà presque tous passé sous nos yeux, et je risquerais de me répéter en rapportant les jugements de M. Levallois. Sa critique est inspirée par un esprit éclairé de liberté à la fois et de tolérance. Il a des ménagements pour ceux que le cœur ou l'imagination égarent; il est impitoyable pour l'intolérance et le bigotisme. Parmi les femmes, Mme de Gasparin a ses sympathies et, contre elle, sa critique est courtoise. Mme Swetchine est plus durement menée, mais il réunit, à propos de cette nouvelle sainte, des souvenirs et des citations qui justifient et au delà toutes ses colères. Eugénie de Guérin lui inspire un peu trop d'enthousiasme, mais le libre penseur prend sa revanche sur le roman dévot» de M. Octave Feuillet si complétement vaincu par le roman religieux» de George Sand. MM. Blanc Saint-Bonnet, Pontmartin, Eugène Noël, Ad. Guéroult, Prévost Paradol, Sainte-Beuve, Albert de Broglie, lui fournissent tour à tour l'occasion de résumer et de juger le mouvement religieux et les œuvres qu'il suscite. L'examen de la Vie de Jésus est la pièce de résistance du livre. M. Levallois se donne toute la carrière nécessaire

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pour explorer à propos cette publication fameuse, les circonstances morales de son apparition et l'état des esprits qu'elle a révélé. Il défend à son tour la légitimité des droits. de la critique religieuse. Et loin de trouver que .M. Renan en a fait un usage excessif il croit plutôt, avec bien d'autres, avec nous-même, qu'il est resté en deçà des limites de la science moderne.

Un aperçu rapide sur les principales publications qui ont suivi la Vie de Jésus, pour la compléter ou la combattre, montre ce que le public a désormais le droit d'attendre de la critique religieuse. Il serait hors de saison de regretter une telle invasion des questions religieuses dans le domaine littéraire. Les livres n'agissent sur le sentiment public qu'à la condition d'y répondre, et les critiques qui veulent conserver quelque autorité sont bien forcés de suivre les auteurs et le public sur le terrain où les auteurs et le public les appellent.

Les grandes joutes courtoises du spiritualisme.— M. E. Caro.

Si le spiritualisme est attaqué ou compromis par des savants, des métaphysiciens, des artistes, il a aussi ses défenseurs, qui rappellent ses droits et ses titres, qui les soutiennent au nom de la science, de la philosophie, et mettent à son service toutes les séductions de l'art. MM. Strauss, Littré, Taine, Vacherot, Renan, qui ne sont pas, pour les doctrines orthodoxes, des ennemis de même ordre, malgré les anathèmes communs où ils se voient enveloppés, ont trouvé dans M. E. Caro un adversaire très-décidé, mais, toujours courtois. Son manifeste en faveur du spiritualisme universitaire, s'intitule l'Idée de Dieu et ses nouveaux Critiques1.

1. Hachette et Cie, in-8, 506 pages.

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