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M. Caro est un des plus brillants disciples de M. Cousin, et il a hérité de plus d'une des qualités du maître. Il a cette science historique des systèmes philosophiques que l'éclectisme a mise en si grande faveur; il entre facilement dans l'esprit des doctrines qu'il étudie et les expose avec cette habileté qui, mettant en relief les faiblesses, prépare et prévient le jugement. Il les juge avec une assurance magistrale qui fait évanouir les difficultés et les doutes. Il a toutes les habiletés de la mise en œuvre et en scène, le charme de la phrase, la clarté séduisante de l'exposition, une chaleur persuasive, en un mot toutes les qualités qui tournent à la gloire de l'écrivain philosophique plutôt qu'au profit de la cause qu'il défend.

Les nouveaux critiques de l'idée de Dieu sont aujourd'hui un peu partout, en France et à l'étranger, dans les rangs de la philosophie et dans ceux de la science, parmi les hommes du monde qui préfèrent aux abus de l'autorité les dangers de la tolérance. M. Caro les prend partout où il les voit; mais il les cherche de préférence parmi les philosophes qui ont enseigné et sont devenus des transfuges, volontaires ou involontaires, de l'Université. Il choisit surtout trois hommes pour représenter les autres et les faire payer pour eux. Ce sont MM. Renan, Taine et Vacherot. Ces trois noms résument à ses yeux trois formes d'un athéisme déguisé : le criticisme, le naturalisme, et l'idéalisme. MM. Renan, Taine et Vacherot et ceux qu'un mouvement analogue d'idées entraîne, sont athées sans le vouloir et matérialistes sans le savoir.

Car aujourd'hui la négation ouverte de Dieu ou de l'âme ne révolterait pas seulement le public, elle répugne à ceuxlà même qu'une pente insensible y conduit. On pousse la philosophie aux dernières conséquences du scepticisme, mais on garde toutes les prétentions au dogmatisme, à la science, on détruit l'homme et toutes ses croyances, mais on se cache à soi-même le néant sous l'étalage du savoir et la pompe

de l'éloquence; on se berce dans la sentimentalité, on s'étourdit soi-même et les autres par le lyrisme. On substitue le roman à l'histoire, l'enthousiasme esthétique à la démonstration. On efface la distinction des choses sous les nuances des mots; on confond tous les systèmes par l'art exquis des transitions.

Aussi ne sait-on plus ni à quels principes ni à quels hommes on a affaire. L'un a des effusions de tendresse sur un Dieu dont il ne laisse subsister que le fantôme; au fond il est presque athée, et il se complaît dans les formes du mysticisme chrétien. L'autre impose à la philosophie toute sorte de concessions et de complaisances envers la théologie, et il se trompe ou trompe les autres par des professions de philosophe. Il n'y a plus de drapeaux aujourd'hui, ou il n'y a plus que des drapeaux menteurs. Celui de la foi est arboré sur les monuments de notre scepticisme, celui de la libre raison est déployé par les courtisans de l'autorité.

Le livre de M. Caro se ressent des incertitudes et de la confusion qui font de la philosophie, comme de la société moderne elle-même, une sorte de Babel. Son spiritualisme est très-décidé, mais on n'y sent pas assez le fruit d'une raison indépendante et d'une science qui ne relève que d'elle-même. Il croit que les doctrines orthodoxes ont pour elles la vérité; mais une chose semble les recommander encore davan

tage à ses yeux, c'est que tout l'ordre social repose sur elles. Il y croit, il veut y croire, parce que hors de là, il n'y aurait que trouble dans les intelligences, bouleversement dans nos habitudes morales, désordre en un mot, c'est-à-dire nécessité d'un ordre nouveau. La science, la vraie philosophie se préoccupent moins des conséquences d'une doctrine que de la doctrine elle-même; elles poursuivent la vérité partout où celle-ci les mène, dussent-elles être conduites à une transformation radicale, des idées et des institutions.

M. Caro est donc en philosophie un conservateur; satisfait du monde moral tel qu'il le trouve, et dans l'asile sûr

que lui offrent les croyances du passé, il regarde avec une pitié étonnée les chercheurs, les rêveurs qui s'écartent du grand chemin battu et courent par des sentiers écartés à la poursuite d'un but inconnu, demandant à la raison humaine et à la vie présente autre chose que ce qu'on en attend d'ordinaire. Les sentiments que lui inspirent la possession du présent et la crainte de l'avenir, il les traduit avec un art merveilleux de langage. On l'a loué, on l'a même blâmé de son élégance d'écrivain. On a craint qu'il n'eût l'air de vouloir cacher l'indigence du fond sous l'apprêt de la forme ou qu'il n'affaiblit les armes du spiritualisme en les sculptant et en les polissant. Par une remarquable destinée, les philosophes de notre temps depuis M. Cousin en ont été, à peu près, nos meilleurs écrivains. MM. Renan, Taine, Vacherot, recommandent leurs doctrines aventureuses par des qualités de style égales ou supérieures à celles de la pensée. M. Caro pas voulu que les idées saines restassent en arrière sous le rapport de l'art, et le spiritualisme aurait encore à s'applaudir, ne trouvât-il en lui qu'un défenseur moins solide que brillant.

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La guerre ouverte contre l'orthodoxie. — M. P. Larroque.

Au milieu des polémiques ardentes soulevées l'année dernière par le livre de M. Renan, une certaine liberté de discussion religieuse a été rendue à l'histoire et à la philosophie. Des livres, que leurs tendances ou leurs doctrines avaient fait proscrire, nous sont revenus de l'étranger où ils s'étaient réfugiés. J'ai signalé, dans ce nombre, ceux de M. Patrice Larroque, ancien recteur de l'Académie de Lyon. Ses ouvrages ne sont pas rentrés en France clandestinement; ils ont pu s'y réimprimer et se vendre au grand jour.. C'est ainsi que nous avons à signaler de nouvelles éditions

de l'Examen critique des doctrines de la religion chrétienne1, de la Bénovation religieuse, et de l'Esclavage chez les nations chrétiennes3.

Nous ne nous arrêterons pas aux deux premiers ouvrages, malgré leur importance ou le bruit qu'ils ont fait. L'Examen critique des doctrines de la religion chrétienne est un livre de discussion très-spéciale sur les fondements et les dogmes de la foi chrétienne. M. P. Larroque prend un à un les points de l'enseignement de l'Église et les examine à la double lumière de la science et de la raison. Et il en est bien peu qui trouvent grâce devant la critique. La conclusion de cette revue est la négation sans réserves de la divinité du christianisme.

Ce terrible adversaire a des procédés très-différents de ceux de M. Renan; il ne couvre pas de fleurs la victime, il n'enveloppe pas de nuages d'encens l'autel et l'idole qu'il veut jeter par terre. Il ne porte pourtant dans ses attaques ni fanatisme ni violence. Il refuse de croire et dit pourquoi; voilà tout. Les dythyrambes des apologistes comme M. Nicolas, l'auteur des Études philosophiques sur le christianisme, l'ironie superbe sous des formes respectueuses de l'auteur de la Vie de Jésus, peuvent obtenir un plus grand succès d'art ou de tactique; la critique sérieuse et calme de M. P. Larroque, témoigne mieux du respect pour la foi de ses adversaires, en s'adressant à leur seule raison.

M. P. Larroque ne se contente pas de détruire; il voudrait faire sortir des ruines de la foi, un corps de croyances rationnelles; de là le but de sa Rénovation religieuse. Il résume ainsi lui-même la pensée générale de son entreprise:

1. Libr. internationale, 2 vol. in-8 (3° édition). 426-458 pages. 2. Même librairie (3e édition), in-8, 456 pages.

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3. Même librairie (2° édition), in-8, 248 pages. Il paraissait, en même temps, du même auteur et à la mème librairie, une deuxième édition du livre De la guerre et des armées permanentes, couronné par le comité du Congrès de la paix de Londres, in-18.

Ni christianisme, ni matérialisme. » Le christianisme est, selon lui, la dernière forme du polythéisme, du mysticisme, de la morale alternativement relâchée ou rigoriste. Le matérialisme représente, à ses yeux, le fatalisme, c'est-à-dire l'absence de toute morale et la négation même de la pensée religieuse. Il ne s'agit pas pour l'auteur de former une nouvelle synthèse avec les éléments mêmes de la foi d'un autre åge; ce serait tenter une œuvre d'éclectisme impuissant; il faut partir de principes plus hauts, il faut répondre aux besoins permanents et aux besoins actuels de l'esprit humain; il faut préparer les esprits à la libre association religieuse, et faire la lumière sur toutes les vérités d'un ordre supérieur, enseignées par la seule raison. M. P. Larroque passe en revue les principaux dogmes de la religion naturelle, ou philosophique : l'existence et l'infinie perfection de Dieu, l'immatérialité et la liberté de l'âme humaine, la distinction du bien et du mal, du mérite et du démérite, l'immortalité de l'âme, les principes des devoirs et des droits. Après avoir repris les démonstrations les plus simples de ces vérités, il les résume en une profession de foi, en une sorte de symbole, moins remarquable par la nouveauté des doctrines que par la fermeté des convictions.

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Sa conclusion pratique est que tout homme détaché par la raison d'une religion positive ne doit plus prendre part aux exercices publics de son culte. Le libre penseur ne doit pas seulement s'éloigner personnellement d'une Église où il sait que la vérité ne réside pas; il doit « faire en sorte que ceux qui lui sont chers s'en éloignent aussi, sans ostentation, mais sans timidité ni hésitation, par un sentiment de véritable piété et non par indifférence pour les choses religieuses. M. Larroque ne veut pas qu'il s'y laisse ramener sous l'insidieux prétexte de remplir de simples formalités dans les grandes et sérieuses circonstances de la vie, et il déplore les lâches condescendances dont les hommes les plus dépourvus de foi chrétienne donnent journellement le

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