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Elle reflète toute la physionomie d'un peuple, ses mœurs, ses institutions, toute sa vie publique et privée. Un grand avantage de la traduction des monuments primitifs est de nous initier plus complétement que ne pourraient le faire les analyses les plus fidèles à la connaissance d'œuvres trop différentes de nos idées et de nos habitudes, pour pouvoir être interprétées par des commentaires. Il n'y a pas d'exposition, d'appréciation littéraire qui puisse nous représenter convenablement des mœurs sans équivalent dans notre temps et dans notre pays; il faut qu'on nous offre avec la plus grande fidélité les œuvres elles-mêmes, et qu'on les livre sans altération à nos impressions personnelles. La plus humble des traductions rend plus de services aux esprits curieux des littératures étrangères que les plus hautes considérations de la critique.

A ce titre je dois signaler le modeste et utile travail d'un arabisant, M. E. Marcel Devic, qui vient de traduire les Aventures d'Antar, fils de Cheddad, roman arabe des temps antislamiques. C'est toute une révélation historique que ce récit où l'histoire n'aurait peut-être pas beaucoup de faits authentiques à recueillir. La poésie ne transmet pas toujours exactement les événements d'une époque; elle fait mieux: elle en fait connaître les hommes; elle permet de reconstruire avec ses gracieuses inventions, la physiologie d'un peuple, mieux que la chronique avec ses arides souvenirs. Le mérite du roman d'Antar est de nous montrer le peuple arabe à une époque, où il ressemble bien peu à celui que les monuments littéraires postérieurs nous révèlent ou à celui que les relations d'aujourd'hui peuvent nous faire connaître. L'action de ce grand poëme se passe au sixième siècle de notre ère. Le héros contemporain du père de Mahomet fut à la fois un guerrier illustre et un des plus grands poëtes arabes des temps ante-islamiques. Le recueil de ses

1. Hetzel, in-18, x-372 pages.

vers, ou son Diwan, contient de belles poésies amoureuses et guerrières. Sa vie, peu connue d'ailleurs, a été embellie par la légende, et le fils de Cheddad est devenu, du fait de l'imagination populaire et du caprice des poëtes, le type le plus élevé du cavalier bédouin.

Le roman d'Antar débute par un long prologue qui fait remonter le récit au déluge et à la dispersion des enfants de Noé sur la terre. Cheddad est rattaché à l'un des fils d'Ismael, Adnan, dont l'un des petits-fils, Nisar, a quatre enfants, souvent mentionnés dans les légendes arabes. M. Devic supprime ce prologue et commence sa traduction à la naissance d'Antar, dont il résume ainsi les brillantes destinées :

Né d'un émir et d'une négresse prise dans une razia, Antar doit vaincre tous les préjugés de la naissance et de la couleur. Bâtard, esclave et nègre, mais doué d'une prodigieuse vigueur, d'une vaillance à toute épreuve, d'une éloquence forte et sauvage, d'une libéralité et d'une générosité sans limite, poussé par un amour chevaleresque pour sa cousine Abla, il parvient à force de prouesses, à triompher de toutes les résistances, se fait reconnaitre par son père, est admis au rang des nobles, épouse celle qu'il aime, et devient le premier de sa tribu qui est la première parmi les nomades de l'Arabie. »

Les mœurs représentées par le roman d'Antar n'ont aucune ressemblance avec celles auxquelles les Mille et une Nuits nous ont accoutumés. Ce n'est pas ce peuple d'artisans, de pêcheurs, de portefaix, de bourgeois, de marchands, de souverains, où la richesse et la magnificence servent de décors à la mise en scène du pouvoir absolu.

« Nous trouvons ici, dit le traducteur, les vrais Arabes du désert, ayant pour toute occupation la chasse et la guerre, pour toute propriété leurs troupeaux, pour toute richesse les profits du pillage, pour toute loi les volontés individuelles. Le roi luimême, dans chaque tribu, n'a de pouvoir que ce qu'on veut bien lui en accorder, comme au plus prudent et au plus brave, pour la défense du camp ou le succès des expéditions guerrières. »

Cela explique et justifie l'appréciation suivante de M. E. Renan :

« Je ne sais s'il y a dans toute l'histoire de la civilisation, un tableau plus gracieux, plus aimable, plus animé que celui de la vie arabe avant l'Islamisme, telle qu'elle nous apparaît dans les Moàllacát et surtout dans ce type admirable d'Antar: liberté illimitée de l'individu, absence complète de lois et de pouvoir, sentiment exalté de l'honneur, vie nomade et chevaleresque, fantaisie, gaieté, malice, poésie légère et indévote, raffinement d'amour. Cette fleur de délicatesse de la vie arabe finit précisément à l'avénement de l'Islamisme.

Un mot seulement de l'auteur du livre. On attribue généralement, d'après M. de Hammer, la rédaction originale à un médecin de Djesira, Abou'l-Moayyed-Mohammed, fils d'El-Modjelli, fils d'Es-Sayirk, qui vivait dans la première moitié du douzième siècle, mais qui a emprunté les matériaux de son ouvrage à des écrivains beaucoup plus anciens, tel que l'historien Asmaï, contemporain d'Aaroun-al-Raschid.

Le roman d'Antar, qui eut le plus grand succès de popularité parmi les Arabes, n'est connu que depuis très-peu de temps de nos orientalistes. Quelques fragments à peine en avaient été publiés en France, depuis quarante ans, et la bibliothèque Impériale n'en possède un exemplaire original que depuis 1832. Des travaux intéressants ont paru dans des journaux trop spéciaux pour répandre beaucoup dans le public le nom d'Abou'l-Moayyed-Mohammed, et faire goûter son œuvre. On doit des éloges au courage de M. Marcel Devic qui s'est dévoué à l'interprétation d'une œuvre digne d'être connue, mais jusqu'alors si complétement ignorée.

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Les grands écrivains étrangers et la traduction de leurs moindres œuvres. Le Voyage de Cervantes.

Tout ce qui sort de la plume d'un écrivain de génie est avidement recueilli par ses compatriotes. Mais à une époque où chaque pays est curieux de connaître à fond les littératures étrangères, la traduction doit faire passer d'une langue dans une autre toutes les œuvres signées d'un nom illustre. A ce titre général, il est naturel que nous voulions posséder en France tous les écrits de l'auteur de l'immortel Don Quichotte.

Michel Cervantes a des droits particuliers à notre intelligente curiosité. Il ne représente pas seulement son époque et son pays d'une manière générale, comme le font involontairement tous les grands écrivains qui sont toujours plus ou moins la personnification de leur temps; il s'est attaché plus d'une fois à retracer d'une manière précise tout le tableau de la littérature contemporaine. Il connaissait tous les auteurs de quelque valeur ou de quelque réputation; il avait lu leurs ouvrages, il les jugeait en maître; il pensait du bien de quelques-uns, du mal des autres et ne se faisait pas faute de dire à l'occasion toute sa pensée. Il avait au plus haut point le sens critique, et sa grande œuvre, le Don Quichotte, est à la fois un monument de satire sociale et de satire littéraire.

A part les allusions et les épigrammes contre les écrits à la mode dont le livre est semé, il offre, dès le début, un charmant chapitre de critique, celui de l'autodafé des livres de chevalerie. Tous ces beaux volumes, si chers au mauvais goût du seizième siècle, le curé ne se borne pas à les jeter au feu, il fait sur chacun d'eux une sorte d'oraison funèbre ou d'épitaphe qui les atteint plus mortellement que la flamme.

Michel Cervantes, en sa qualité d'écrivain, sait bien que brûler ne prouve rien; il accuse et juge avant de condamner; il sauvera même quelques livres des flammes, en les louant sans réserve, pour mieux prouver que les autres méritent leur sort.

Cette revue des livres et des auteurs du temps, que l'auteur avait faite, en passant, dans un chapitre du Don Quichotte, il a voulu la reprendre tout à son aise dans un petit poëme spécial, qu'il a intitulé le Voyage au Parnasse 1, et qui parut une dizaine d'années après le chef-d'oeuvre de Cervantes, à la fin de 1614. Ce petit ouvrage, si précieux pour les renseignements et les appréciations littéraires qu'il contient, n'avait pas encore été traduit en français; le docteur J.-M. Guardia nous en donne aujourd'hui une version, accompagnée d'études et de documents sur l'auteur et ses compatriotes. Son travail, qui n'aura pas pour le public l'attrait d'un roman de mœurs ou d'histoire, intéressera pourtant les lecteurs curieux de pénétrer plus avant dans la littérature espagnole.

Les études accessoires destinées à faire comprendre le Voyage au Parnasse et à l'éclaircir, sont plus volumineuses que l'ouvrage lui-même et semblent l'étouffer. Le consciencieux traducteur nous retrace d'abord la vie de Cervantes, cette vie si agitée, si éprouvée, qui laisse le génie jouir si peu de sa gloire, après la lui avoir fait payer de tant de souffrances. M. Guardia éclaire dans ses coins les plus obscurs toute la biographie de Cervantes; il fait connaître sa naissance, sa famille, ses relations, ses entreprises malheureuses, ses aventures, ses catastrophes, sa douloureuse captivité, son indomptable énergie, enfin sa vie tout entière d'homme et d'écrivain. Des notes et des documents historiques donnent à ce premier travail plus d'autorité et de précision.

1. Hachette et Cie, in-18, CLXXVI-264 pages.

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