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offrait le charme particulier des compositions vraiment littéraires, où le drame en lui-même n'est presque rien, mais où la mise en œuvre donne à ce rien le plus grand prix.

Le sujet, aussi ancien que le genre du roman, avait besoin d'être rajeuni par la forme. Il s'agit d'un honnête et ardent amour justifié par les grandes qualités de celle qui l'inspire, mais combattu par les préjugés sociaux. Le héros est bien de ce siècle où la volonté a moins de force que l'esprit n'a de lumières. Il méprise le monde qui fait obstacle à son bonheur, mais il a la faiblesse de l'écouter, et les jugements du monde le condamnent, lui et celle qu'il aime, à de continuelles tortures. Paule Méré est une femme artiste richement douée par la nature, merveilleusement développée par le travail et l'éducation. Mais sa naissance, son enfance et une partie de sa jeunesse sont enveloppées de nuages qui donnent à la médisance ou à la calomnie une prise sur elle. L'austère cité de Genève, l'a mise au ban de l'opinion publique par ses soupçons.

Ces soupçons sont injustes; Roger le sait, il se débat contre leur mauvaise influence, et y cède par moments. C'est qu'ils ont un écho tout autour de lui, surtout dans sa famille, et sa mère, puritaine génevoise, considère comme un malheur et comme un déshonneur l'union rêvée par son fils. Mais le plus grand obstacle au bonheur du jeune. homme est dans son propre cœur, dans ses doutes outrageants sur le passé de sa fiancée, dans ses accès de jalousie insensée, dans ses fureurs d'un moment, qui coûtent à la jeune fille la santé, la raison et presque la vie. La conclusion, s'il en faut une, est que la première condition du bonheur dans l'amour, est de croire en ceux qu'on aime. Avec ou sans conclusion, Paule Méré prouve une fois de plus la puissance merveilleuse du style, qui rend toujours aux combinaisons les moins neuves le mouvement et la vie.

M. L. Enault, qui se rappelle chaque année à notre atten

tion par plusieurs volumes, nous en offre encore deux diversement recommandables: Olga et En province. Olga est un de ces longs récits passionnés, qui ont l'Europe du Nord pour théâtre, et destinés à nous initier aux mœurs des civilisations étrangères sous lesquelles on retrouve toujours le cœur humain semblable à lui-même. C'est le pendant de Naděje. Le voyageur et le conteur y paraissent tour à tour, mais surtout le conteur, avec les élégances de style et l'art d'émouvoir dont il a l'habitude.

En province me paraît mieux caractériser les tendances littéraires et morales de M. Enault. Le titre semblerait indiquer une de ces études patientes, minutieuses, photographiques d'une contrée de la France ou d'une classe de la société française. Il n'en est rien; M. Louis Enault ne veut pas se traîner à la remorque de Balzac, et il a peu de goût pour les peintures sans émotion ni action de l'école réaliste.

En province est aussi une histoire d'amour et d'amour malheureux. Mais suivant l'esthétique de l'auteur, le malheur est immérité, et la passion, si ardente qu'elle soit, n'est digne de toutes nos sympathies qu'autant qu'elle s'arrête au bord des fautes. La belle Edmée, de Hauteville, l'amante dévouée du noble Suédois Hérald de Fersen, est, comme Naděje, comme Olga, une de ces héroïnes qui chanceller, mais qui ne tombent pas, ou qui, si elles tombaient, sauraient encore arranger leurs vêtements et composer leur attitude pour le faire avec pudeur et avec grâce.

La passion s'est élevée pure et légitime dans l'âme de la jeune Edmée; mais la fatalité des circonstances l'a séparée de celui qu'elle aimait et l'a mariée à un homme qui n'est pas fait pour lutter avec avantage contre le souvenir du premier amour. La même fatalité ramène l'amant sous le toit du mari, et la passion s'exalte sans que la conscience fai

1. Libr. Hachette, in-18.

2. Même librairie, même format.

blisse. La tentation du bonheur ira aussi loin que possible: le mari passe pour mort, et les rêves d'une union parfaite recommencent. Mais au moment où ils vont s'accomplir, le mari reparaît, sauvé par l'amant lui-même, et il reprend, malgré les révoltes de la nature et de la passion, les droits que la société et la religion lui ont donnés.

On pourrait reprocher à M. L. Enault, quelques invraisemblances dans les faits et le développement des sentiments. La prétendue mort du mari qui rend à la femme sa liberté, est inacceptable, et les préparatifs d'un second mariage au bout d'un an d'un faux veuvage ont contre eux la loi française. La code a tout un chapitre sur l'absence un peu gênant pour le conjoint et pour les héritiers de celui qui, voyageant à l'étranger, néglige de donner de ses nouvelles. Est-il possible ensuite qu'une passion pareille subsiste si longtemps, animée, attisée par les circonstances, et qu'elle n'éclate jamais? Peut-on échapper, dans ces relations prolongées, au scandale sans faute ou aux fautes sans scandale? Mais M. Enault aime à faire sortir la vertu triomphante de sa lutte contre la passion, et il exagère volontiers les tentations pour ajouter au mérite de la victoire.

M. Ernest Feydeau, le peintre ordinaire des régions sociales où la vertu ne règne pas, a voulu par exception, prendre celle-ci pour objet de ses peintures. Il a entrepris de remplir le cadre d'un roman avec des sentiments honnêtes, des idées élevées, des mœurs pures; mais comme si ces éléments n'existaient pas autour de lui, il est allé chercher des modèles bien loin de la société parisienne, au désert de l'Afrique. Le Secret du Bonheur nous conduit chez les Arabes; mais les nobles actions dont nous serons témoins en Algérie ont pour héros les Français.

Près de la baie de Montararac, dans la tribu des Beni

1. Michel Lévy, 2 vol. in-18.

Haoua, le colonel de Bugny a trouvé le secret du bonheur. Ce secret qui ressemble un peu à celui de Candide, ramené par tant d'aventures à la culture de son jardin, consiste à mener une vie active, en faisant le bien. Ce digne officier s'est consacré avec sa femme, son fils et sa fille, à l'exploitation d'un vaste domaine. Il a sur les Arabes une grande influence et est entouré de vénération.

Malheureusement l'administration intervient. Poussée par un spéculateur à coloniser le territoire, elle envoie le capitaine du génie Thierry pour y construire un village. La prospérité et la paix disparaissent; les Beni-Haoua émigrent, ou ceux qui sont forcés de se faire les ouvriers des nouveaux propriétaires du sol, éprouvent toute la haine naturelle au vaincu contre un vainqueur qui le vexe et le dépouille. Le colonel de Bugny réclame en vain en faveur des Arabes. Le seul moyen de garantir aux Beni-Haoua la propriété de leur territoire est, pour lui, de s'en rendre acquéreur, et il s'impose ce sacrifice en faveur de ces tribus qui le méritent.

Une intrigue d'amour entre le fils du colonel et la fille du capitaine Thierry, est l'élément romanesque de ce tableau de mœurs locales et conduit doucement le lecteur à un dénoûment heureux. Dans tout ce récit, qui pourrait avoir plus de grâce et un intérêt plus vif, M. Ernest Feydeau fait preuve d'une connaissance précise de tout ce qui se rapporte à notre œuvre de colonisation africaine.

M. Ernest Serret, dont nos lecteurs connaissent déjà plusieurs études excellentes, n'a pas été chercher le « secret du bonheur » aussi loin de nous. Il le montre dans la conformité de la famille aux lois de la nature, éludées d'ordinaire par nos prévoyances pusillanimes ou nos calculs égoïstes. Il prend pour thème la terreur qu'inspire dans le mariage contemporain le grand nombre des enfants, et il montre par un exemple intéressant qu'une famille chargée

de filles a plus de chances d'être heureuse qu'avec un enfant unique. Cette thèse en action et qui ressemble à un paradoxe, comme toute vérité méconnue, est indiquée par le titre original du livre: Neuf Filles et un Garçon1.

Le héros est un pauvre et modeste professeur du collége de Saint-Omer, et les autres personnages sont pris dans le cercle de cette petite cité encore aussi flamande que française. Colinet a épousé la fille d'honnêtes bourgeois, dont sa douceur et son bon sens avaient gagné le cœur. La bellemère qui est riche et veuve, est la providence du jeune ménage jusqu'à la naissance de leur second enfant. Les appréhensions que lui inspire une fécondité excessive, l'irritent contre sa fille et son gendre; elle se brouille tout à fait avec eux et leur fait une guerre sourde, rancunière, hypocrite, dont les détails remplissent les meilleures pages du livre. Elle cabale, elle s'agite, elle se remarie pour deshériter sa fille, autant qu'il dépend d'elle, et celle-ci ajoute chaque année à ses colères un nouveau prétexte en augmentant sa famille d'une fille de plus.

Cependant les enfants du professeur grandissent; quelques-unes sont en âge de soulager sa gêne, et le second mari de la belle-mère, M. Gorenflot, est un ami dévoué, un secret consolateur de la pauvre famille persécutée. La bellemère s'est aperçue de ces intelligences; sa colère, un moment assoupie, se réveille; elle veut reprendre une guerre à outrance contre la famille du pauvre professeur, et cela avec d'autant plus de raison, que Mme Colinet commence une dixième grossesse, lorsqu'un événement inattendu retourne les idées de la mégère et la ramène à des sentiments de bienveillance et d'affection. C'est la naissance d'un garçon, longtemps désiré par cette rude grand-mère, et venu à point après vingt ans d'attente. Alors commence une période de bonheur à peu près sans mélange, et l'auteur finit sur cette

1. Hachette et Cie, in-18.

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