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ver. Chacun de leurs nouveaux ouvrages atteste leur persévérance dans une manière littéraire qui tranche assez sur les façons de tout le monde pour se faire remarquer. Leur roman de l'année, intitulé Renée Mauperin'est surtout une étude de types excentriques, prise peut-être sur le fait, et, dans ce cas, plus vraie que vraisemblable. C'est un des torts des écrivains réalistes de croire une œuvre d'art justifiée, parce qu'ils en ont rencontré le modèle, plus ou moins contre nature, dans la réalité de la vie. Il y a dans les ateliers des orthopédistes une foule de plâtres qui ont été pris sur nature et modelés sur le vif: l'exactitude minutieuse de leur ressemblance avec le sujet reproduit n'en fait pas des objets d'art. Il ne faut pas interdire au romancier ou au poëte l'imitation des difformités, mais on ne doit par leur vouer un culte de prédilection. Les types exceptionnels, les excentricités peuvent être la matière d'une imitation agréable,

Et par l'art imités, ils peuvent plaire aux yeux,

mais la vérité et la beauté font une loi de leur laisser, dans l'art comme dans la nature, leur place et leur juste proportion.

Mlle Renée Mauperin a été élevée dans une liberté de sentiments, d'allures et de langage que ne connaît pas même en Angleterre l'éducation des jeunes filles. C'est une enfant gâtée par son père qui pense tout haut, parle comme elle pense et accuse l'indépendance de son caractère par l'originalité pittoresque de son langage. Cette originalité consiste à répéter, avec l'innocence d'un écho, les choses et les mots d'un cachet trivial, qui ont cours dans la société ordinaire des ateliers ou de l'estaminet. Elle parle volontiers l'argot

1. Michel-Lévy, in-18. Il a paru dans les premiers jours de l'année 1865 un autre roman des mêmes auteurs Germinie Lacerteux (in-18) qui se rapproche plus encore de Sœur Philomène que celui qui nous occupe ici.

des étudiants et des rapins. « Figurez-vous, dit-elle, que c'est le seul spectacle où on me mène, l'Opéra-Comique avec les Français; et encore aux Français, quand on y joue des chefs-d'œuvre. C'est moi qui trouve ça tannant les chefsd'œuvre! Penser qu'on me défend le Palais Royal!... »

Renée est un vrai garçon, qui ne connaît rien de la réserve imposée à son sexe, et qui prend des bains en pleine Seine, en face de l'ile St-Denis, avec des jeunes hommes, sans penser à mal. Elle connaît pourtant bientôt la passion, et la jalousie la jette dans des situations dramatiques qui font selon moi plus d'honneur au talent de MM. de Goncourt que toutes leurs peintures.

Ce sont pourtant leurs peintures qui font le plus de bruit et qui signalent leur nom. Elles supposent, chez eux, le sens du pittoresque très-développé, mais elles le montrent s'appliquant à des choses que le sentiment empêche de voir dans la réalité, ou du moins de transporter dans l'art. << M. Mauperin ne put finir: sa fille l'étreignait, en étouffant de sanglots, et pleurait sur son gilet. » Le premier trait ne suffisait-il pas ? Était-il bien nécessaire, au milieu de ces sanglots, de nous montrer ce gilet mouillé de larmes? Mais la poétique du genre l'exige ainsi.

Le réalisme de MM. de Goncourt a cependant des inspirations meilleures; il se laisse aller quelquefois à des accès d'imagination qui jettent des fleurs inattendues au milieu des crudités de la peinture. « Elle vit une fois une femme s'asseoir dans la poussière au milieu de la rue du village, entre une pierre et une ornière, et démaillotter son petit enfant. L'enfant sur le ventre, le haut du corps dans l'ombre, remuait ses petites jambes, croisait ses pieds, gigottait dans le soleil. Le soleil le fouettait amoureusement, comme il il fouette les nudités d'enfant. Des rayons, qui le caressaient et le chatouillaient, semblaient leur jeter aux talons les roses d'une corbeille de Fête-Dieu. » Il y a, dans tout cela, du peintre et du poëte; mais le poëte et le peintre

vont-ils bien ensemble dans ce système de reproduction à outrance des moindres accidents de la réalité, et lorsque l'art qui résulte de ces efforts atteint à la perfection pittoresque à laquelle il vise, n'est-ce pas au détriment de la passion?

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Le roman d'éducation morale et religieuse, par Mmes R. de Navery, Emma Faucon, M. A. Bouchet.

On ne peut blâmer un romancier de chercher à faire de bons livres. Seulement il faudrait s'entendre sur le sens de ce mot. Pour moi, j'appelle bons livres, tout ce qui éclaire, élève, fortifie; par mauvais livres je n'entends pas seulement ceux qui souillent l'imagination ou corrompent le cœur, mais ceux qui rétrécissent l'esprit, bornent la pensée, efféminent le caractère. A cette littérature débilitante appartient en général, selon moi, le roman religieux, dont l'Histoire de Sibylle sera pour longtemps le principal type. Le plus souvent le roman dévot est l'œuvre de plumes féminines et accuse autant de mollesse dans les détails que dans la conception. M. Octave Feuillet et George Sand ont fait exception en sens inverse à cette loi. Dans leur célèbre tournoi, l'homme avait abdiqué la virilité, et la femme en avait fait son apanage. Nous rentrons sous la loi commune avec le roman religieux, le Bonheur dans le mariage, signé Raoul de Navery'. Si l'on ne savait pas que le livre est d'une femme, malgré le prénom masculin, les idées et le style trahiraient le sexe de l'auteur.

Dans une courte dédicace au vicomte de la Guéronnière, Mme de Navery demande qu'on ne se borne pas aux moyens de répression contre les ouvrages mauvais et qu'on songe

1. Dentu, in-18, 315 pages.

D

avant tout à multiplier les bons. Pour cela, il faudrait, ditelle, « soutenir dans leur rude labeur les écrivains qui se vouent à la défense des dogmes de l'autel et des traditions de la famille; et elle ajoute la commission du colportage empêche le mal, pourquoi n'existe-t-il pas une commission destinée à répandre le bien? Rêve puéril, que l'administration peut former, dans le sentiment illusoire de sa toute-puissance! Il est si flatteur de penser qu'on peut à volonté ouvrir les sources du bien et fermer celles du mal, faire germer le bon grain et étouffer l'ivraie dans les vastes champs du monde social! Il est si facile de nommer des commissions, de décerner des prix, d'accorder des subventions, d'exercer enfin, pour le bien de tous, une action universelle.

Mais cette action est-elle efficace! Quelle commission a produit un bon livre, ou même a été capable de le choisir? A quel concours académique a-t-on jamais dû soit un chefd'œuvre d'art, soit une grande découverte scientifique? Les souscriptions administratives seront-elles plus efficaces pour provoquer les publications bonnes et vraiment morales? A coup sûr s'il existait une commission du colportage des bons livres, elle approuverait et répandrait le roman de Mme de Navery: ce qui ne le rendrait ni meilleur ni plus utile?

Le bonheur dans le mariage est donc le pendant de la fameuse pastorale religieuse de M. O. Feuillet. Seulement le mysticisme y a moins de transports, l'imagination moins d'écarts. C'est le tableau des conséquences douloureuses d'une union parfaite de tous points, mais où les sentiments religieux n'étaient pas à l'origine en complète harmonie. La jeune fille, élevée au couvent, a gardé toutes les idées et les sentiments de dévotion d'une bonne élève des Calvairiennes. L'homme, esprit distingué, développé par l'étude, pénétré de l'enseignement moderne de la science et de l'histoire, a pour le catholicisme une respectueuse tolérance, mais il ne croit pas. La piété de la jeune fille condamne intérieurement

ce mariage; celle de toute la famille le réprouve hautement; mais l'amour est en jeu, et les droits de Dieu, les intérêts de la religion, les devoirs d'une âme pieuse, tout est sacrifié à un sentiment humain. Après une première période de bonheur passionné, le vide se fait dans le cœur et dans la vie de la jeune femme. « Quand j'ai sacrifié, dit-elle, ma religion, ma foi, ma destinée céleste à un homme, Dieu m'a cruellement châtiée, en me montrant d'abord sur quel roseau je m'appuyais, et en me prouvant l'instabilité de mon propre cœur.» Ce qui veut dire que l'homme sans piété, si honorable qu'il soit, ne peut être l'appui d'une femme, et que celle-ci, malgré sa dévotion, lui devient bientôt infidèle, au moins dans son cœur.

La situation se complique, les crises éclatent. Un duel met le jeune mari à deux doigts de la mort, mais enfin la grace triomphe, et, un jour que la femme s'est agenouillée au confessionnal, elle voit, en revenant au bénitier, son mari à genoux près de la coquille de marbre. Lui aussi, « il a voulu s'accuser, il s'est humilié pour sa philosophie empruntée. Il a béni le digne prêtre qui l'a éclairé, guéri, sauvé. Les voilà réunis dans un même sentiment de dévotion, et ils peuvent réaliser maintenant le bonheur dans le mariage. Pour comble de félicité, le ciel accordera à la femme du chrétien, la maternité qu'il avait refusée à la femme du philosophe.

Voilà donc ce qu'on appelle un bon roman, un roman moral! Voilà la raison et la force humiliées une fois de plus devant un aveuglement volontaire et une faiblesse sans grâce! La volonté abdique, la virilité s'évanouit. Une puissance occulte triomphe par les mains de la femme, et s'empare du père et de l'enfant pour les ramener au passé, les mains liées et les yeux clos. L'avenir et le progrès, l'attente et la foi des sociétés modernes, tout est mis à néant par l'influence victorieuse de femmes ou de jeunes filles qui ne s'appartiennent pas; comme si l'homme de notre siècle n'a

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