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tre en vente sous un nouveau titre. Les simples reproductions peuvent ainsi passer pour des productions inédites. Dans ce changement de titre, on a soin d'ordinaire de choisir le second plus sonore, plus provoquant que le premier. Je ne citerai qu'un exemple.

Un jeune auteur dont j'ai signalé le début, M. Ém. Richebourg, avait publié, l'année dernière, dans la Revue française, un roman simplement intitulé Lucienne, du nom de son héroïne. C'était une histoire un peu fantastique dont le principal tort était de se passer dans le Paris de nos jours. Quand on veut jouer avec l'invraisemblance, il faut s'éloigner du présent et de notre propre milieu. Je n'aurais rien à dire de plus du livre, si je n'avais à signaler, à son occasion, le fait de plus en plus commun dont je viens de parler. Le roman de Lucienne, publié en volume, a changé son titre contre celui-ci : l'Homme aux lunettes noires. Il faudrait tout au moins avertir le lecteur de cette transformation.

Qu'on me permette de la blâmer. Que signifie la recherche de titres bizarres et à effet? Ils appellent l'attention, ils provoquent le regard, ils ont du relief sur l'affiche; ils font comme un appeau à la vitrine du libraire. Mais il ne suffit pas de faire venir le lecteur, il faut le retenir et le charmer, et, d'ordinaire, cette puissance séductrice ne se rencontre que sous les plus simples titres : Manon Lescaut, Eugé– nie Grandet, Valentine, Mauprat, Consueluo, etc. L'auteur a-t-il done craint qu'on ne la retrouvât point sous le simple et gracieux nom de Lucienne, et n'aurait-il pris un titre prétentieux que par modestie?

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Nouvelles; la morale, la fantaisie, les ciselures littéraires.
MM. J. Lecomte, Narrey, J. Claretie, Em. Zola, A. Giron.

La nouvelle a des avantages sur le roman. Mieux que lui, elle prend tous les tons et s'adresse à tous les lecteurs. Courte et rapide, légère de ton, frivole au fond et surtout en apparence, elle se glisse dans le petit journal littéraire, entre deux articles de commérages ou de satire. Elle prend aux habitués de la vie élégante et facile, quelques quarts d'heure à peine de leur désœuvrement; elle se lit d'un œil distrait, entre les deux fumées du cigare et du café, au milieu du bourdonnement d'une conversation futile. Les journaux de littérature satirique, le Figaro, le Nain-Jaune, les revues à images, l'Illustration, le Monde illustré, sont l'asile naturel de ces romans en miniature auxquels suffisent l'esquisse sans le coloris, le sentiment sans la passion, la phrase sans l'idée. Des ingrédients plus sérieux peuvent y trouver place, mais à la condition de se dérober sous la frivolité de la forme, déguisement de rigueur dans ces jardins de plaisir de la littérature. Soyez moralistes si vous voulez, philosophes si vous pouvez, politiques même à l'occasion, mais que la gravité de vos intentions disparaisse sous la légèreté de votre désinvolture.

Dans ce genre de récit qui touche à la causerie et à la chronique, il faudrait citer comme l'un des maîtres M. Edmond About, dont les Mariages de Paris sont et resteront des modèles. Mais la date de leur publication est déjà lointaine, quoique le Petit Journal les ait reproduits dans le cours de cette année, en les laissant prendre pour des nouveautés aux neuf dixièmes de ses innombrables lecteurs.

Un chroniqueur qui a longtemps tenu le sceptre de la causerie, pour employer une des élégances de langage qui plaisaient sous sa plume, est M. Jules Lecomte, qu'une mort prématurée a enlevé cette année à une nouvelle veine de succès dans le journalisme facile. Son dernier recueil, les Secrets de famille1, suffit pour faire apprécier les qualités et les défauts également marqués de fadeur qu'il déployait dans la nouvelle et qu'il transportait ensuite au théâtre. Ses récits appartenaient à cette littérature si chère à la province, et la province se trouve aussi bien à Paris que dans les départements, à cette littérature toute parfumée de fausse distinction, de vague sentimentalité, et qui réveille l'idée de M. Prudhomme faisant le gracieux ou de la petite bourgeoise jouant à la grande dame.

Sous une apparence plus légère, on trouvera plus d'art et de vérité dans la bagatelle que M. Narrey intitule: Ce que l'on dit pendant une contredanse, ou dans son petit volume de nouvelles, le Quatrième larron 3. Le premier est une fantaisie en dialogue très-lestement tournée et où le talent d'observation morale ne fait pas défaut. Les nouvelles sont peut-être aussi légères de fond que de forme; mais on ne peut pas demander à toutes les fantaisies de laisser se dégager d'elles des leçons utiles, lorsque la condition même du genre est de se passer de conclusions ou de les dissimuler.

Le volume de nouvelles, les Victimes de Paris", nous fait songer que M. Jules Claretie a beaucoup écrit depuis le jour assez peu éloigné où nous avons signalé ses débuts. Il

1. Hachette et Cie.

2. Dentu, in-18, 80 pages.

3. Michel Lévy, in-18, 248 pages.

4. Libr. Dentu, in-18.

produit avec une rapidité qui témoigne d'une intelligence souple et facile, mais qui n'est pas sans danger. Il y a un âge où l'on peut beaucoup produire sans que les œuvres en soient moins fortes, c'est celui de la pleine maturité. Quand on a beaucoup amassé, quand la vie et l'étude ont mis sous la main d'un esprit vigoureux des trésors d'observation et d'expérience, il peut les jeter à profusion dans toute sorte d'ouvrages sans s'appauvrir; il porte en lui un fonds inépuisable. La jeunesse est, au contraire, l'âge où le fonds se forme et ne se dépense pas impunément. Il ne faut pas qu'elle secoue à tous les vents sa floraison, sous peine de ne pas donner de fruits. La lente élaboration des premiers ouvrages est la condition d'une maturité vraiment féconde.

M. Claretie n'est peut-être pas assez pénétré de ces idées; il ne laisse pas aux fleurs le temps de développer leurs germes, aux germes celui de fructifier. Il voit son nom et ses essais accueillis partout avec une facilité qui tourne contre lui. Il donne des articles variés aux journaux quotidiens, aux feuilles légères, aux graves revues. Ses livres cependant se succèdent. Ce ne sont pas, il est vrai, ceux qu'il avait annoncés sous des titres scabreux, comme devant suivre de près son premier ouvrage et lui faire un digne cortége. Aux romans qui font scandale, au moins sur l'affiche, il a préféré la simple nouvelle, et c'est avec un volume de récits très-courts que nous le trouvons aujourd'hui comme l'année dernière. Ceux de cette année s'appellent les Victimes de Paris. Il s'agit naturellement de victimes d'amour. Le dénoûment des passions malheureuses varie peu, et les incidents qui l'amènent ou le précipitent sont toujours à peu près les mêmes. Ces histoires, tant de fois contées et sur tous les tons, ne varient d'un livre à l'autre que par le talent du conteur. L'auteur des Victimes de Paris sait choisir ses situations; il les dessine avec netteté, il ne lui manque que de les approfondir davantage; et c'est dommage, car plusieurs de celles qu'il imagine ou renouvelle sont encore assez originales

pour mériter d'être développées et creusées. M. J. Claretie est, jusque dans les sujets tristes ou tragiques, un trèsagréable conteur; le travail et le temps lui apprendront à développer l'élément dramatique que les maîtres savent trouver dans le roman.

Rangerons-nous parmi les volumes de nouvelles, celui de M. Paul Hennequin, qui commence par une comédie en trois actes, les Grugeurs, donnant au livre son titre1? Le roman et le drame ne sont, en effet, que deux formes différentes d'un même genre dont le fond commun est l'étude de la nature humaine. La peinture de la société, dans l'un et dans l'autre, tourne volontiers à la satire; le modèle qui pose devant nous n'est pas assez beau pour nous tenir toujours sous le charme, et nous finissons par n'en plus voir que les vilains côtés. M. Paul Hennequin, qui nous promet une série d'études sur la société moderne, scènes et récits, a laissé, dès les premiers essais, toutes ses illusions s'évanouir à la triste clarté de l'observation. La comédie des Grugeurs est une satire plutôt qu'un portrait, ou bien c'est le portrait de cette société qu'il suffit de ne pas flatter pour avoir l'air d'en faire la satire. Le monde qu'il met en scène à Trouville, puis à Paris, confine au demi-monde de nos théâtres; il se compose de fripons qui trompent des imbéciles, et d'habiles qui s'enferrent eux-mêmes. C'est une fois de plus le spectacle de misères, de ridicules, de vices, dont l'exhibition a été souvent offerte à la curiosité du spectateur plutôt qu'à son indignation. Cette comédie, pour n'avoir pas été jouée, n'en vaut pas moins que tant d'autres arrivées aux honneurs de la représentation. Son principal tort serait, aujourd'hui, de n'être pas assez nouvelle par le fond, malgré la nouveauté ingénieuse de certaines inventions de détail. Puisque M. P. Hennequin se sent en veine d'étudier et de

1. 1 vol. in-18.

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