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cès du Supplice d'une Femme et surtout la chute d'Henriette Maréchal vivront dans les souvenirs du Théâtre-Français.

L'OEillet blanc, aimable comédie en un acte et en prose de MM. Alph. Daudet et Ernest Manuel (8 avril) est une ancienne et nouvelle légende, qui a reçu bien des variantes. Deux d'entre elles ont fourni à Brantôme les plus honnêtes récits de ses Dames galantes, et l'un de ces derniers est devenu, sous la plume de Schiller, une poétique ballade. C'est l'histoire de cette dame, reine d'amour et de beauté qui, pour éprouver la toute-puissance de ses charmes, envoie un de ses adorateurs à une mort à peu près certaine. Suivant Brantôme, la maîtresse plus orgueilleuse que sensible d'un gentilhomme, jette son gant au milieu des lions dont François Ier donnait les combats en spectacle à sa cour, et elle lui ordonnait d'aller le ramasser entre leurs griffes. Une autre belle dame, traversant la Seine avec son amant qui ne savait pas nager, laissait tomber exprès son mouchoir dans les flots et enjoignait au malheureux de s'y précipiter, quelque sûr qu'il fût de n'en pas revenir.

Suivant le récit mis en scène par les auteurs de l'Œillet blanc, une duchesse, émigrée en Angleterre pendant la Terreur, s'était plu à soutenir cette thèse, que les hommes de son temps ne savaient plus aimer comme autrefois et se sacrifier galamment par amour. Elle avait laissé en France, dans son château de Saint-Waast, tout un parterre d'œillets blancs auxquels elle songe avec mélancolie, et elle gagerait volontiers qu'aucun chevalier ne serait assez dévoué aux dames pour aller lui chercher quelques-unes de ces fleurs chéries et regrettées, au milieu des farouches républicains et sous la menace de la guillotine. Un jeune homme, presque un enfant, relève ce défi; il bravera la mort pour sa

1. Acteurs principaux: MM. Maubant, Vidal; Coquelin, Cadet Vincent: Mmes Victoria-Lafontaine, Le marquis; Ponsin, Virginie.

tisfaire un caprice de la noble dame; une barque de pêcheurs le conduit sur le rivage inhospitalier de la France révolutionnaire.

Le voici dans le château de la duchesse. Il s'y est introduit furtivement, comme un voleur, voué à une mort prompte, s'il est découvert. La maison seigneuriale est. habitée par l'austère et farouche conventionnel Vidal, qui a pour les ci-devant aristocrates la sainte haine des patriotes, doublée de trop légitimes ressentiments personnels : sa femme a été autrefois séduite par un de ces seigneurs dont il enveloppe toute la caste dans ses pensées de vengeance. Il a une fille non moins ardente républicaine que son père et fiancée à un défenseur de la patrie actuellement en campagne contre les insurgés vendéens. Le jeune émigré est donc venu se jeter de gaieté de cœur dans un véritable antre de lions.

Sa présence est signalée dans le pays; la population est en armes et à sa poursuite. Réfugié dans un pavillon du château, il est découvert par la fille du terroriste, la citoyenne Virginie, qui, austère comme la loi, le livrerait volontiers au bourreau, par civisme. Mais la jeunesse, la grâce, l'étourderie de l'héroïque chérubin la touchent; elle le sauvera. Son père même, malgré sa haine contre les nobles, cède à ses prières en faveur de l'enfant et l'aide à se dérober aux paysans armés qui le cherchent.

Mais le jeune émigré ne partira pas sans emporter un de ces beaux œillets blancs qu'il est venu conquérir au prix de tant de périls. Or, ces fleurs ont été arrachées du parterre, consacré désormais aux plantes utiles, à la parmentière. Il n'en reste qu'un, élevé avec amour par la citoyenne, en sou⚫ venir de son fiancé, et ce serait un crime de le détacher de sa tige pour le donner à un ennemi de la patrie. Voyant le proscrit décidé à la mort plutôt que de retourner en Angleterre sans son trophée, Virginie fait le sacrifice de son œillet blanc, et le jeune homme, malgré les coups de feu

tirés sur lui, gagne sain et sauf le rivage. La rigide citoyenne le suit de ses vœux, et sur son amour de Spartiate pour son fiancé républicain passe un léger nuage de mélancolie.

Le sujet était délicat; il a été délicatement traité. Il ne pouvait guère fournir qu'un roman ou plutôt un commencement de roman, un premier rêve. Il était plus facile de mettre en récit qu'en action ce rêve, ce roman à l'état de prélude; un conteur de profession en eût pu tirer une charmante nouvelle. Les auteurs en ont voulu faire sortir un petit drame d'émotion intime, un pendant de leur Dernière Idole. Ils ont éclairé d'un sourire une époque terrible, ils ont mêlé une douce larme à des souvenirs sanglants. Ils ont cherché la grâce de la légende dans l'austérité de l'histoire, et ils ont mieux réussi, selon moi, que dans leur première œuvre. Je ne trouve pas dans l'Œillet blanc la prétention ni la fadeur qui me gâtaient la Dernière Idole. Je n'y vois que la grâce qu'ils se sont efforcés d'y mettre, et il ne faut pas toujours demander à des auteurs autre chose que ce qu'ils ont voulu donner.

Mais pourquoi M. Lépine qui signait, il y a deux ans, avec M. Daudet une comédie pour l'Odéon, cache-t-il aujourd'hui sa collaboration sous le pseudonyme d'Ernest Manuel? Les planches de la Comédie-Française ne sont pas à coup sûr moins honorables que celles de l'Odéon. A quelques fonctions que l'ancien secrétaire du duc de Morny soit en passe d'être appelé dans l'administration ou la magistratures on ne lui fera jamais un reproche de s'être vu admettre dans la maison de Molière avec une œuvre délicate et honnête.

Après la collaboration pseudonyme nous trouvons au théâtre Français, à quelques jours de distance, la collaboration anonyme. Et cette fois il ne s'agit plus d'un lever de rideau, mais d'une œuvre sérieuse; ce n'est plus l'idylle,

c'est le drame; au lieu de l'émotion douce et contenue, c'est la passion violente et qui éclate; au titre gracieux succède l'étiquette terrible, à l'Eillet blanc s'associe sur l'affiche le Supplice d'une femme (29 avril). Lorsqu'à la fin de la représentation qui fut un triomphe, le public frémissant demanda à grands cris l'auteur, on vint lui annoncer que l'auteur désirait garder l'anonyme. C'était « les auteurs >> qu'il aurait fallu dire; car si aucun nom n'a été jeté aux échos de la scène, deux noms retentissants ont été renvoyés par tous les échos de la presse. Nous dirons plus loin la lutte très-curieuse, inouïe peut-être, dont deux écrivains diversement célèbres ont à ce propos donné le spectacle 2; pour le moment, nous n'emprunterons à la chronique que les détails nécessaires pour remplacer le nom de l'au

teur.

Il y avait près d'un an, on annonçait que M. Émile de Girardin présentait à la Comédie-Française un drame que la grande personnabilté de l'auteur ne permettait pas de laisser dormir dans les cartons. Lu, reçu, mis en répétition, l'ouvrage paraissait offrir, avec des parties puissantes, des scènes scabreuses de nature à tout compromettre. De gré ou de force, il fallait, avant d'affronter le public, recourir à des mains assez habiles pour préparer, atténuer, sauver de trop violentes dissonances. Un homme habitué à jouer avec toutes les hardiesses et à faire accepter, par de certains biais, à la pudeur du public, les choses les plus faites pour la révolter, M. Alex. Dumas fils, fut appelé, et à partir de son intervention, les craintes disparurent; les acteurs reprirent les répétitions avec enthousiasme, avec la certitude d'un triomphe complet. Jusqu'à quel point l'œuvre première fut-elle modifiée, nous le verrons plus tard; toujours est-il

1. Acteurs principaux : MM. Regnier, Dumont; Lafontaine, Alvarez; Mmes Favart, Mathilde; Ponsin, Mme Larcey.

2. Voyez ci-dessous le paragraphe 11, intitulé le théâtre hors du théatre.

qu'avec deux noms diversement illustres pour le recommander, le Supplice d'une femme est arrivé sans nom d'auteur devant le public.

Suivant la formule banale, l'œuvre se recommandait d'elle-même. Elle devait en effet saisir par la simplicité, la clarté et la vigueur. Au milieu des complications dramatiques, non moins ingénieuses que puissantes, à la mode depuis trente années, la comédie, tranche par la netteté de la donnée principale et des situations qu'elle amène. Le su jet, aussi ancien que le théâtre, pourrait se définir par des sous-titres comme ceux-ci : les Suites de l'adultère ou la Vengeance du mari. Les personnages pourraient se réduire à trois, qu'on appellerait, sans recourir à des noms propres, la Femme, le Mari et l'Amant. Le « supplice de la femme naît de la position que lui fait sa faute entre son amant et son mari, position rendue plus cruelle par l'existence d'un enfant, souvenir vivant, remords éternellement présent, lien inexorable entre l'avenir et le passé.

Mme Dumont, femme d'un riche banquier, a cédé, dans une heure de faiblesse, à la passion ardente d'un jeune Espagnol, M. Alvarez, l'ami de son mari et le sauveur de sa fortune; car, dans une crise financière, les millions du jeune homme, généreusement offerts au banquier, lui ont permis de conjurer une ruine imminente. Une fille est née de cet adultère. Depuis, la malheureuse femme est l'esclave de l'amant, jaloux du mari. La comparaison des deux hommes n'est pas à l'avantage de l'amant: elle ne trouve en lui que des transports impérieux, violents; son mari l'enveloppe d'une bonté sans égale. Son cœur s'est détaché depuis longtemps de son complice, et il se donnerait tout entier au meilleur des époux, si le souvenir du passé ne venait sans cesse arrêter ses élans. Sa fille aime de l'amour le plus caressant le père que la loi lui donne, et celui-ci a pour l'enfant qui n'est pas le sien, toutes les effusions de la tendresse paternelle. Voilà le supplice qui dure depuis sept

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