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du son, aux calculs dans les mouvements désordonnés, à la justesse, à la précision dans l'extravagance. Les Chansons des rues et des bois peuvent faire dire de M. Victor Hugo qu'il est le Paganini de la poésie.

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La fable, genre éminemment français, M. Viennet et son rôle dans la littérature moderne.

De M. Victor Hugo à M. Viennet il ne faut pas chercher de transition; il n'y a entre eux que des contrastes. Leur vie les montre en lutte, leurs livres sont une perpétuelle antithèse. Ils n'ont de commun que leur imperturbable attachement aux choses de l'esprit. Dans le domaine intellectuel, M. Viennet s'est efforcé d'accaparer le genre le plus modeste, celui de la fable.

Ce genre a de tout temps appartenu à la philosophie et à la littérature. Il est dans toutes les langues, il est chez tous les peuples, il a pris, suivant les circonstances et les lieux, les proportions les plus diverses. Réduite dans Ésope à une maxime morale appuyée d'un exemple, la fable s'est développée peu à peu en un récit, un tableau, un petit poëme. Sans la cultiver particulièrement, quelques auteurs en ont produit de charmantes; celle d'Horace sur les deux rats, ce bijou de la langue latine, est un modèle qui n'a jamais été surpassé par les fabulistes de profession. Parmi ces derniers, Phèdre a repris l'héritage d'Esope pour l'enrichir d'ornements que l'antique sagesse ne connaissait pas. Chez nous, la fable a atteint de bonne heure un développement remarquable. Dès le XIIe siècle, la langue était à peine formée, que les fabliaux et les bestiaires prenaient place en regard des romans d'aventures et de la chanson de geste. La plupart des sujets de La Fontaine apparaissent çà et là, trai

tés sous plusieurs formes, dans une langue naïve, tantôt en vers, tantôt en une prose très-ornée. Mais La Fontaine met cet humble genre hors de page; il le dote d'un immortel chef-d'œuvre qui a contribué et contribuera à maintenir notre langne plus que tous les grands ouvrages des plus illustres génies de son temps. Il a fait de la fable un petit drame, image fidèle des drames de la vie, et de l'ensemble de son livre, un monde en raccourci, où le monde réel revit dans toutes ses relations et sous des proportions exactes. Il l'a appelé lui-même avec raison :

Une ample comédie aux cent actes divers.

Dans le genre le plus banal, il a déployé des facultés créatrices sans égales; il se l'est approprié, il l'a rendu à jamais inséparable de son nom. Que d'efforts cependant, que d'esprit on a dépensé depuis pour se faire une petite place à ses côtés et dans son ombre! Un homme seul a réussi, par des qualités différentes, à se faire lire après lui: c'est Florian, dont la grâce, la sensibilité, l'habileté de facture ne sauraient remplacer la manière magistrale de La Fontaine, mais ont encore assez de charme pour n'en pas trop laisser sentir l'absence. Hors de là, on peut rencontrer une ou deux fables heureuses; mais un recueil de fables lisibles ne se trouve nulle part.

Les livres de fables ne manquent pas cependant, et de gros. Le hasard m'en a fait rencontrer, en un an, deux ou trois qui ne sont pas à dédaigner'. Il en est un qui doit être traité avec des égards, à cause du soin persévérant avec lequel il a été successivement formé par un homme qui a consacré pieusement aux muses une vie presque séculaire. C'est le

1. L'espace me manque pour parler des Miettes d'Esope, de M. Aug. Roussel, très-élégant recueil, précieusement imprimé par J. Claye à qui il est dédié, et illustré de belles gravures de Gavarni (Furne et Cie, in-8, 284 p.).

volume des Fables complètes de M. Viennet, « l'un des quarante de l'Académie française1, » unus ex quadraginta, comme dit l'épitaphe de Boileau, rappelée par l'auteur.

M. Viennet est un des hommes de lettres, de ce temps-ci, ou plutôt du temps passé, qui ont le plus honoré leur profession, et fait voir ensemble le plus d'esprit et de courage. Champion intrépide de plusieurs causes vaincues, il a opposé au romantisme et à la démocratie, une résistance qui l'a rendu pendant longtemps l'homme de France le plus. impopulaire. Le bon sens classique et le libéralisme modéré ont été bafoués dans sa personne, mais ils ont été aussi défendus par de vives ripostes et vengés plus d'une fois par d'heureuses saillies. Selon nous, le meilleur de l'esprit de M. Viennet est dans ses Épitres et satires, que plusieurs éditions récentes nous ont rendues, augmentées de pièces encore vives malgré les quatre-vingts ans de l'auteur. C'est dans ce recueil qu'on retrouve toute cette vie de luttes, qui ne fut pas sans gloire, et dont M. Viennet raconte une fois de plus les vicissitudes dans la Préface de ses Fables.

........ Voilà qu'ils (les novateurs) en vinrent à renverser les bustes de nos grands hommes, à publier qu'avant eux, on n'avait rien fait de bon; que les poëtes, les comédiens et le public des dix-septième et dix-huitième siècles n'avaient pas le sens commun; que tout cela devait être bafoué, détruit, pour faire place à des gloires plus vraies, plus solides. Les mesures étaient bien prises, les rôles bien distribués. Les conjurés du second rang s'étaient emparés des journaux pour louer les autres, pour entonner l'enthousiasme....... Qu'avaisje besoin de les attaquer au milieu de leur triomphe? Hélas! je croyais qu'ils étaient dans le faux, que leurs succès n'étaient pas de bon aloi, et ma véracité ne put se dispenser de le leur dire en vers et en prose..., et j'attirai sur moi toutes les colères, toutes les injures de la nouvelle école....

1. Hachette et Cie, in-18, xxvIII-394 p.

2. Voy. tome III de l'Année littéraire, p. 19-26.

Ce n'est pas tout, la politique m'attira bien d'autres avanies. J'y arrivai, comme partout, avec mon caractère. Je ne pouvais pas le laisser chez moi. D'abord je voulus dire la vérité aux gens de la Restauration. J'y perdis mon épaulette. Une dixième révolution se fit, et des fous prétendirent la détourner de la voie qu'elle avait prise ou qu'on lui faisait prendre. J'étais bien libre de les laisser s'user dans les émeutes ou s'enrouer dans

les rues.... Non, il fallait que mon caractère fit des siennes, que je rompisse en visière à la République menaçante. Je voyais là l'erreur, le désordre, la licence, et je partis de la main. Qu'en advint-il? Ce qu'il advient à tout homme qui se met en avant je fus roué, abîmé de coups; et ceux pour qui je les avais reçus, me dirent : C'est bien fait, de quoi te mêles-tu?

Voilà de la bonne prose, vive et française, et sentant assez bien son dix-huitième siècle, en tête de vers, qui, nous le verrons tout à l'heure, ne la valent peut-être pas. Continuons cet intéressant chapitre de biographie et d'histoire littéraire :

J'en fus pour mes contusions et mes meurtrissures. Cette crise fut longue et dure. Ma vieille réputation y périt, mon ancienne popularité fit comme celle de tant d'autres. Je passai du Capitole à la Roche tarpéienne, du Panthéon aux Gémonies. Je ne dirai pas les enfants, mais les frères cadets de ceux qui applaudissaient mes vers au collége, se mirent à les dénigrer, à les couvrir de boue et de ridicule... La génération qui m'avait loué aurait dû me défendre, elle y était intéressée; mais dans ce monde on ne défend ses amis que lorsqu'ils n'en ont pas besoin. Le ridicule est comme la peste, on s'éloigne de ceux qui en sont atteints; mes anciens louangeurs firent chorus avec mes détracteurs actuels. On répétait les titres de mes ouvrages, et, sans savoir le premier mot du texte, on chargeait le tout de quolibets, de sarcasmes et de balourdises. On a compté jusqu'à cinq cents épigrammes par année, contre ma personne, ma figure, mes poésies, ma cravate, mes discours de tribune, mon épi de cheveux rebelle et ma redingote verte. Tout échappé de collége qui entrait dans un feuilleton essayait sa plume sur ma friperie et croyait me devoir son premier coup de pied.

Les Fables de M. Viennet ne sont pas aussi étrangères qu'on pourrait le croire, à cette existence militante, qui vient d'être si lestement racontée. Elles lui ont dû la plus grande part de leur succès. Lues, avant d'être imprimées, dans les séances de l'Institut ou dans des cercles plus ou moins académiques, elles plaisaient surtout par les allusions dont elles paraissaient remplies. Elles faisaient l'effet d'une guerre d'escarmouches contre le romantisme et la démocratie républicaine, également mal vues dans les lieux bien pensants. C'était leur force et leur faiblesse. Devant un auditoire dévoué aux mêmes causes que lui, l'orateur agressif n'a pas besoin de regarder de près aux armes qu'il emploie; on ne fait pas attention à leur qualité, à leur éclat, à l'habileté avec laquelle elles sont maniées; on ne voit que les coups portés et, d'avance, on y applaudit. Plus tard on n'a plus à soutenir le combattant, on juge l'artiste; on tient plus de compte du talent que du courage, et la réputation du poëte perd à ce changement de point de vue.

Voici une pièce où le fabuliste batailleur faisait coup double sur les sophismes de la Révolution, en la foudroyant, au nom de la règle, à la fois dans la politique et la litté

rature.

LE TORRENT ET LA DIGUE.

Un torrent qui de ses ravages
Avait longtemps désolé ses rivages,
Se plaignait qu'une digue eut enchaîné ses flots,
Et l'apostrophait en ces mots :

« Pourquoi m'imposes-tu cette gêne inutile?
Si je fus autrefois dangereux, indocile,
Pour mes débordements justement détesté,

Je suis changé, tu vois; je suis doux et tranquille :
Rends-moi toute ma liberté.

Oui, répondit la digue, avec plus de franchise,
Oui, je vois dans tes mœurs un changement parfait.
Ton onde même fertilise

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