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regretter le patronage qui lui impose des œuvres imparfaites de débutants, aussi bien que la censure, qui lui interdit d'autres fois les plus fortes œuvres.

Henriette Maréchal a eu et devait avoir le sort qui aurait été réservé sans doute au Supplice d'une femme, si M. de Girardin n'avait eu, bon gré mal gré, un aussi habile collaborateur, le sort qui sera, au Vaudeville, celui des Deux Sœurs.

Le plus grand défaut est le manque d'intérêt. Le lecteur désœuvré du journal est toujours prêt à frémir au récit de la catastrophe sanglante de la ville de ***. M. et Mme X ou Y sont des inconnus et peuvent rester des étrangers pour lui. Mais au théâtre où ces personnages doivent vivre sous nos yeux pendant quelques heures, résumé de leur existence en être, il faut que je m'attache aux uns ou aux autres par une intime sympathie. C'est ce que les théoriciens du réalisme absolu ne veulent pas comprendre. A qui puis-je m'intéresser dans l'œuvre de MM. de Goncourt? Est-ce à cet échappé de collége qui, fait pour le rôle de Chérubin, rêvant et soupirant d'amour pour sa marraine, devient le héros banal d'une aventure adultère? Est-ce à cette femme vertueuse depuis plus d'un tiers de siècle, qui, après cette bête d'envie de voir, a succombé à une « bête d'envie de se déshonorer, sans qu'on nous montre ses luttes avant la défaite, sans qu'on mesure la chute aux souffrances qui en marquent les degrés? Est-ce à ce brave industriel enrichi, homme trop incomplet pour être aimable, représentant rigide du devoir, vengeur sanglant de son honneur, bourreau de sa famille, excusé d'avance par la loi, mais dont la main se trompe de victime? Est-ce enfin à cette innocente jeune fille qu'on entrevoit à peine, dont on devine l'amour sans le voir se développer, et dont l'immolation inattendue, injuste, arbitraire, révolte plus qu'elle n'émeut?

D

Et comment entrerais-je davantage dans la vie de ces divers personnages? Sur les trois actes, il y en a un qui me

les montre à peine. L'action prend son germe dans ce fameux bal masqué, mais rien n'en détermine le développement et n'en prépare les crises. La femme est muette et voilée, le mari perdu et invisible, la fille absente et comme n'existant pas. Il n'y a que le jouvenceau, dont la fougue amoureuse se révèle avec une naïveté dont nous le trouverons plus tard bien guéri. Le second acte nous fait connaitre le mari et la femme, mais sous un jour qui ne nous explique ni les fautes de l'une, ni la vengeance implacable de l'autre. L'amour de la jeune fille pour le futur amant de sa mère passe encore inaperçu. Au troisième et dernier. acte, nous sommes enfin dans la situation. Il en est temps, et il s'agit d'en sortir. On nous prépare au dénoûment par les ficelles que M. Sardou a employées dans Nos Intimes: il est question de voleurs, de rôdeurs de nuit; le mari glisse par précaution une couple de balles dans ses pistolets. Il lit dans le journal du soir un fait divers tragique auquel il donnera tout à l'heure un pendant. Après avoir écourté et brusqué l'action, on nous annonce la catastrophe, sauf la substitution de la victime qui aura le mérite et les inconvénients de l'imprévu.

Cette brièveté systématique qui supprime les développements logiques de l'action et des sentiments, n'empêche pas la monotonie des situations. Je suis étonné qu'à la Comédie-Française, où l'on soigne tous les moindres détails. des entrées et des sorties, on n'ait pas remarqué qu'une foule de scènes trouvaient et laissaient le principal personnage, Mme Maréchal, dans la même attitude d'accablement physique et moral, et exprimant à peu près les mêmes plaintes. De temps en temps, pourtant, cette monotonie était rompue par quelques éclairs de véritable passion.

Le dénoûment surtout a été critiqué. Il surprend, il blesse par son atrocité. Il n'a pour lui qu'une justification, c'est qu'il peut être vrai. Mais il n'est rien qui ne puisse l'être, et à ce compte, une invention horrible à plaisir devrait s'accepter

dans l'art, dès qu'elle est matériellement possible dans la vie. Peut-on faire sortir de celle de MM. de Goncourt une de ces fortes leçons de morale rendues à jamais ineffaçables par la terreur? Dira-t-on que la mort de la fille est le châtiment effrayant de l'adultère de la mère? Non, parce qu'elle n'en est pas la suite naturelle. Je comprendrais, dit M. X. Aubryet, que la faute d'une mère rejaillisse tout d'un coup sur sa fille, empoisonne sa vie, détruise son bonheur presque fait, une union près d'être accomplie. Mais une confusion de personnes est un accident physique et n'est pas une loi morale; les cas de force majeure ne font réfléchir personne, et, si une mère qui a une fille bonne à marier devait demain transgresser ses devoirs, le Supplice d'Henriette ne l'arrêterait pas. »

Devant les protestations soulevées par le dénoûment, aux trois premières représentations, on essaya de l'adoucir; on supprima le coup de pistolet. Concession inutile: on ne désarma point les hostilités éveillées, on ôta au drame son unique conclusion, sa seule ombre de moralité. Il n'excitait ni sympathie, ni pitié; vous lui ôtez la terreur: que lui reste-t-il? Il n'est pas aussi facile qu'on le croit de manier les ressorts dramatiques. Un acte de violence ne passe pas de la réalité dans l'art sérieux sans beaucoup d'habileté. Voyez l'effet différent des coups de pistolet au théâtre : celui d'Henriette Maréchal se trouve révoltant; celui des Deux Sœurs est grotesque; celui du Mariage d'Olympe1 était presque sublime.

A côté de ces œuvres nouvelles dont une seule, le Supplice d'une Femme, a longtemps occupé 1. scène, il y a eu place, comme à l'ordinaire, pour les intéressantes études rétrospectives dont la Comédie-Française conserve la tradition. Dans le répertoire classique on a spécialement remar

1. Voyez t. IV de l'Année littéraire, p 232 et suiv.

qué celles du Bourgeois gentilhomme et de Tartuffe. La première était une véritable solennité, elle faisait partie de la représentation extraordinaire donnée au bénéfice et pour la retraite d'un éminent artiste, M. Geffroy. On a annoncé que pour cette soirée magnifique la location seule avait produit plus de 20 000 francs de recette. Le Bourgeois gentilhomme a été donné avec tous ses divertissements, tous ses agréments, comme on disait autrefois. Jamais, de nos jours, l'interprétation de ce chef-d'œuvre comique n'a été plus fidèle.

Je n'en dirai pas autant de Tartufsse. M. Geffroy, et après lui M. Régnier, interprètes du Bourgeois gentilhomme, se contentent de se tenir dans la tradition sans prétendre à la renouveler. M. Bressant, chargé du rôle de Tartuffe, a cherché à en modifier la physionomie. On a loué l'artiste d'avoir conservé jusque dans ce personnage quelque chose de la distinction qu'il fait si bien goûter dans tous ses rôles. Est-ce renouveler la tradition classique ou la trahir? Tartuffe n'a rien de commun avec un don Juan de grande race; Molière lui donne, au physique, l'oreille rouge et le teint bien fleuri. Au moral, il a tour à tour la platitude et l'insolence du valet. C'est le dénaturer que de lui prêter des façons de gentilhomme. Un auteur moderne a le droit de reprendre les types du passé, pour les accommoder à nos mœurs, et de nous faire des hypocrites fashionables et des usuriers en gants jaunes; mais un acteur n'a qu'un devoir, conserver dans leur physionomie originelle le Tartuffe et l'Harpagon de Molière.

Du répertoire de second ordre la Comédie-Française nous a rendu la Métromanie (2 septembre), de Piron, cette pièce, qui a passé depuis son origine par tant de vicissitudes : tour à tour dédaignée par les acteurs et accueillie avec transport par le public, traitée d'œuvre classique dans toutes les histoires littéraires, et abandonnée pendant de longues an

nées par la Comédie-Française, elle méritait d'être remise au répertoire, et toute la critique a su gré à M. Édouard Thierry de s'en être souvenu. Quoique la peinture d'un travers littéraire n'offre pas un intérêt dramatique bien puissant, l'auteur de la Métromanie a su nous attacher par la sympathie pour le principal personnage. Damis, parfaitement représenté par M. Delaunay, n'est pas seulement un monomane inoffensif dont on peut rire, c'est une âme sincèrement éprise de l'amour de l'art, et il se montre jusque dans ses mécomptes bien supérieur à ceux qui représentent autour de lui le prosaïque bon sens. L'oncle Baliveau le sermonne avec autant de raison que de morgue; Dorante lui vole ses vers et s'en fait honneur auprès de Lucile; il cabale contre la comédie du poëte, en qui il croit avoir reconnu un rival, tandis que celui-ci sert généreusement les intérêts de son plagiaire: Dorante a la sagesse pratique; s'il ne fait pas de vers, il sait faire un bon mariage. Damis, vaincu par la déloyauté, pardonne et se prépare à de nouvelles luttes, à de nouvelles déceptions. Sa manie n'a fait de mal qu'à lui-même, la dignité du poëte n'est pas atteinte dans sa personne.

La Comédie-Française remplit quelques vides avec des pièces plus modernes; elle enlève à l'Odéon, avec l'actrice qui l'interprétait, Mlle Ramelli, la charmante idylle de M. Laluyé: Au Printemps (août). Elle reprend chez elle l'une des meilleures pièces de M. Camille Doucet, le Fruit défendu (janvier), et les plus agréables fantaisies du répertoire de Scribe. Elle nous donne, par exemple, dans Feu Lionnel (septembre), un échantillon très-curieux de ce genre, qui fut pendant trente ans, aux yeux de toute l'Europe, la personnification même de l'esprit français.

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