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les troubler, et il n'est pas de femme auprès de qui les hommages d'un tel homme ne doivent avoir un succès de fou rire.

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Le troisième célibataire, M. de Clavières, est plus jeune, mais c'est un célibataire malgré lui. Il a déjà manqué un mariage, pour cause de retard; mais au premier jour il ar rivera à temps et sortira du bataillon des ravageurs de ménages, où il fait la figure d'une recrue inutile. En attendant il trouble le cœur et l'esprit d'une pauvre femme, mais pour bien peu de chose, pour des rendez-vous dans une église, dans un cimetière, où on le laisse se morfondre et gagner des rhumes de cerveau.

Voilà les trois loups contre lesquels il s'agit de défendre trois bergeries conjugales. Les trois maris coalisés pour la sûreté de leur honneur ont aussi, comine leurs ennemis, leur chef de file, M. de Chavenay, qui n'est pas un modèle d'esprit ni de grâce, mais qui n'a pas de peine à tenir en échec les séducteurs impotents que nous savons. De ses deux confrères en inquiétudes matrimoniales, l'un M. du Bourg, est un homme assez terne, mais l'autre, le petit de Troëne, est remarquablement abruti. C'est un de ces fruits secs du gandinisme, transportés assez malheureusement du monde interlope dans le mariage. Tout son esprit consiste à trouver que les femmes honnêtes ne sont pas « drôles », et la moindre occasion le rejette dans la société des drôlesses, d'où il revient, confus et repentant, au foyer conjugal. Si celui-là était maltraité dans son bonheur de mari, auquel il tient si peu, avouons qu'il ne l'aurait pas volé, mais ses mésaventures ne prouveraient rien contre la sécurité des ménages.

Entre ces trois lions sans griffes ni dents et leurs défenseurs légaux, vivent trois jeunes femmes qui s'ennuient un peu, qui rêvent, dans leur oisiveté, du fruit défendu, et qui esquisseraient peut-être assez volontiers un petit roman, si l'occasion, le diable et quelque jeune et hardi complice se

présentaient. M. de Mortemer est là pour encourager leurs imprudences et en profiter. Il a encore de l'appétit êt il cherche qui croquer: quærens quam devoret. Mme de Chavenay ferait son affaire, il commence à lui parler d'amour, et l'on ne sait trop ce qu'il adviendrait de ses poursuites, quand il en est tout à coup détourné par la rencontre d'une autre proie plus jeune et plus appétissante.

M. de Chavenay a une sœur, Mile Antoinette, une merveille de grâce, de vivacité, d'ignorance naïve, de pureté inconsciente, d'innocence hardie. Elle ignore le mal, et ne songe à rien voiler de son âme; elle pense, elle sent tout haut. Elle est fiancée à un fier et beau jouvenceau, M. de Nantya, qui écrase, à ses yeux, de sa perfection idéale, toute la tribu des célibataires. Ou plutôt Antoinette ne compare pas; elle aime son fiancé, et elle ne conçoit pas qu'un autre être au monde songe à l'aimer ou à se faire aimer d'elle.

C'est pourtant l'idée qui monte au cerveau de l'ex-beau, de Mortemer. Il a vu tous ces trésors de candeur se révéler à lui, et il a rêvé de cueillir de sa main cette fleur à peine éclose, d'initier cette âme qui ignore tout et qui s'ignore, à la vie, au sentiment, à la pensée. Il ne veut plus partager un cœur banal, il veut posséder seul et le premier ces charmes immaculés comme une neige que rien n'a encore ternie. Au lieu de disputer Mme de Chavenay à son mari, il arrachera Antoinette à son fiancé Aussi bien la rudesse puritaine de ce petit jeune homme, la hauteur de ses allures l'ont froissé, et il a senti, d'instinct, en lui, une nature antipathique, un ennemi.

Un prétexte se présente d'attirer Antoinette dans son appartement. Il a conçu aussitôt un plan infernal: il veut séduire cette merveilleuse innocence. Il sonde de son regard odieusement curieux les replis de cette âme si pure. L'enfant s'ouvre à lui, souriante et confiante. Il déclare à mots à peine couverts sa passion, sa convoitise; la jeune fille ne

comprend pas, ne se trouble pas; son angélique ignorance la défend mieux que ne le ferait la pudeur. Le vieux libertin finit par se sentir touché, et, partagé entre un respect involontaire et des idées coupables, il s'arrache au danger, en congédiant en hâte la jeune fille avec un adieu tout paternel. Cette scène est une des trois plus belles de la pièce; elle est hardie, scabreuse; elle pouvait compromettre toute l'œuvre, et elle en a doublé le succès.

L'intrigue, assez lâche jusque-là, se noue et se serre; les événements se pressent. M. de Nantya apprend l'entrevue de M. de Morte mer avec sa fiancée. Il le provoque. Avant le duel, le vieux séducteur met de l'ordre dans ses papiers et passe en revue sa correspondance. Une lettre de femme, jaunie par le temps, lui présente le même cachet que celui de Nantya. C'est un mystère qu'il veut éclaircir, et il apprend que ce jeune homme est son fils. Il avait séduit et abandonné la mère. Stupéfait et heureux à la fois de cette découverte, il refuse un combat qui aurait pour résultat un parricide; le jeune Nantya attribue ce refus à la peur, il l'insulte, il le soufflète presque, et le père, qui ne peut se découvrir, éprouve une sorte de satisfaction âpre à voir son fils si beau, si noble dans la colère et l'indignation. C'est la seconde des trois fortes scènes sur lesquelles on a compté pour porter le succès à la hauteur de l'enthousiasme.

Tout se terminera, on le pense bien, par une reconnaissance, et ce sera la troisième scène capitale. Elle est retardée par la crainte qu'éprouve Mortemer de voir le souvenir de la mère abandonnée, trahie, se dresser comme un obstacle invincible entre son fils et lui. M. de Nantya, jugeant d'après les paroles de son innocente fiancée, que le vieux garçon l'avait traitée chez lui avec tout le respect obligé, lui offre des excuses qui contribuent beaucoup au rapprochement entre les deux hommes; le père laisse enfin échapper son secret, accueilli par des effusions de pardon et de tendresse.

Le camp des célibataires est depuis longtemps en désarroi. Les petits nuages des trois ménages se dissipent; de gros cadeaux scellent l'amitié conjugale, les inquiétudes s'évanouissent; M. de Mortemer ne fait plus peur. Ses deux complices sont atteints par sa conversion; le jeune de Clavières se mariera, et le vieux Vaucourtois, dont la spécialité est de déterrer dans le ruisseau des beautés de club et des cantatrices de petits théâtres, continuera d'être trompé, sans être capable de tromper personne.

L'analyse de cette pièce suffit presque pour la juger au moins dans sa conception première. Les Vieux garçons, comme plusieurs ouvrages de M. Sardou, ont l'air, au premier abord, d'être inspirés, dominés, conduits par une idée. Au développement de l'œuvre, ou juge bientôt que l'idée s'évanouit, qu'elle ne soutient ni les caractères, ni les situations, ni l'intrigue; elle embarrasse plutôt l'auteur, comme une armure qui ne serait pas à sa taille et que, dans un moment de présomptueuse ardeur, il avait essayé de revêtir. Il la laisse à l'écart, et ramasse à la hâte diverses petites armes qu'il manie plus sûrement et une foule de traits légers qu'il lance au but avec adresse. La vivacité de ses mouvements est infatigable, la force ne manque pas à quelques-uns de ses coups; mais il frappe les plus grands un peu au hasard, et les moyens qu'il déploie sont sans proportion avec le but qu'il se contente d'atteindre.

M. Sardou est et reste l'homme des détails, et il en a de charmants, soit pour les inventions scéniques, soit pour le style. Il en a d'artificiels, comme les ficelles ou les tirades, dont il a coutume d'abuser, mais dont il fait, dans les Vieux garçons, un emploi plus sobre qu'à l'ordinaire. Il lui manque les qualités qui font les grandes œuvres : la puissance soutenue du souffle, la largeur des idées, la profondeur des analyses; mais il a toutes celles qui font le succès du jour et qui le prolongent. On sent l'improvisation dans toutes ses pièces, mais une improvisation brillante, qui met vivement

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en relief ce que l'auteur a de qualités réelles et cache encore mieux ce qui lui manque.

Les Vieux garçons ont tenu l'affiche pendant cinq mois, durant lesquels nous n'avons à signaler au Gymnase qu'une reprise, le Bourgeois de Paris, de MM. Dumanoir, Clairville et J. Cordier (21 janvier), et un lever de rideau, les Jurons de Cadillac, comédie en un acte, de M. Berton, (23 avril). Ensuite le Gymnase supplée à l'importance des œuvres par la quantité. Plusieurs cependant ont leurs trois actes, comme les Victimes de l'argent, de M. E. Gondinet (15 juin) 1.

Voilà un titre heureux, mais une assez pauvre pièce. L'imagination est éveillée, mais n'est pas satisfaite. Les prétendues victimes de l'argent » n'excitent guère notre compassion pour le genre de supplice qu'elles s'imposent elles-mêmes; car la société ne leur en impose pas. Une jeune fille plusieurs fois millonnaire a peur d'être recherchée pour sa fortune et non pour sa personne; elle repousse l'homme qui l'aime et dont elle est aimée, parce qu'il est moins riche qu'elle victime de l'argent. Un jeune amoureux sera forcé, s'il ne fait pas un riche mariage, de vendre le château de ses pères qui lui rapportera près de deux millions victime de l'argent. Un poëte également millionnaire, la chose est assez rare, voudrait être traité en artiste sérieux, et on ne le prend que pour un riche amateur : victime de l'argent. Ce maudit argent a vraiment dans notre siècle bien de la délicatesse. Où le malheur va-t-il se nicher !

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Le moyen de nous intéresser aux infortunes de ces pauvres opulents! La riche héritière est intraitable dans ses

1. Acteurs principaux : MM. Derval, Rochemure; Berton, Octave Daubry; Francès, Morlas; Landrol, Chavannes;- Mmes Fromentin, Jeanne de Ligneris; Samary, Léontine; C. Lesueur, Mme de Ladignac.

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