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Vaudeville la Charmeuse, la Belle au bois dormant, Jean qui rit, M. de Saint-Bertrand, le Talisman, les Deux Sœurs, la Famille Benoiton. Diverses pièces en un acte et reprises.

L'histoire du Vaudeville est singulière. Pendant plus de dix mois, ce théâtre continue de lutter contre la fatalité acharnée sur lui. Il multiplie ses tentatives et n'éprouve que des échecs. Des pièces auxquelles les causes de succès ne manquaient pas, ne peuvent réussir. La direction passe en en vain des mains de particuliers dans celles d'une grande société de capitalistes, pour revenir bientôt à une administration particulière. Elle essaie de tous les genres; elle appelle à elle tous les noms. Rien ni personne ne peut la délivrer du mauvais sort jeté sur elle. C'est seulement à la fin de l'année, qu'après vingt défaites, ce théâtre retrouvera une victoire, l'une des plus fructueuses, sinon des plus glorieuses qu'on ait enregistrées de nos jours. Mais avant de parler de ce grand succès, nous aurons encore à écrire la longue histoire des batailles perdues.

N'oublions pas cependant combien le Vaudeville a compté de grands triomphes. Il a inauguré, plus heureusement peut-être pour sa caisse que pour la morale, la littérature du vice attendrissant, avec la Dame aux camélias, qui a fait couler tant de larmes ; il a poussé à ses dernières limites la peinture satirique de la nature humaine dans les Faux Bonshommes; il a prouvé, avec le Roman d'un jeune homme pauvre et les Lionnes pauvres, que la sensibilité morale et l'immoralité sans masque réussissent également à leur heure, c'est-à-dire à l'heure du public; enfin il a vu Nos Intimes prospérer par les scènes risquées qui semblaient devoir en entraîner la chute. Voilà les victoires, les dates heureuses. Mais, dans l'intervalle, que de revers, que de malheurs ! Depuis Nos Intimes, rien n'a réussi aux directions

qui se sont succédé place de la Bourse, ni le vice ni la vertu, ni la douceur ni la violence, ni la comédie ni le drame, ni la féerie ni l'idylle, ni la confiance des nouveaux venus, ni l'expérience des vétérans. Ses anciennes colonnes mêmes s'écroulent: M. Sardou tombe avec les Diables noirs, M. Octave Feuillet avec la Belle au Bois dormant, comme M. L. Ulbach avec M. et Mme Fernel, comme M. Mario Uchard avec la Charmeuse. Et toutes ces chutes affligent les amis des lettres; car le Vaudeville est resté, au milieu de tous ses malheurs, un des derniers asiles des genres littéraires.

L'année s'inaugure par l'échec de cette fameuse Charmeuse, mise à la scène dans des circonstances assez excentriques pour attirer l'attention (30 décembre 1864). M. Mario Uchard, le célèbre auteur de la Fiammina, avait remis sa nouvelle pièce, encore inachevée, à la direction du Vaudeville, qui se trouvant au dépourvu, suivant une malheureuse habitude, l'avait mise immédiatement en répétition. Le rôle principal avait été confié à M. Febvre, qu'une maladie subite vint mettre dans l'impossibilité de le jouer. La direction, sans perdre de temps, fait étudier ce rôle à un autre acteur. L'auteur n'accepte pas cette substitution, et demande que les répétitions soient ajournées. Le directeur persiste dans ses arrangements et réclame le dénouement qui manquait à la pièce. M. Uchard, qui était en train de l'écrire, ne veut pas le livrer, pour gagner du temps. La direction ne s'arrête pas pour si peu, les répétitions ordinaires vont leur train; la répétition générale a lieu, et la première représentation de la pièce, toujours sans dénouement, est annoncée sur l'affiche. M. Uchard a beau protester, faire marcher les huissiers, réclamer, à coups de papier timbré, et l'acteur qui lui est dû et la représentation d'une pièce entière; la Charmeuse paraît, sans le moindre dénouement, devant le public.

Voilà donc un auteur joué malgré lui, mais le théâtre qui le joue sera, qu'on nous passe le mot,joué lui-même. Cette œuvre inachevée, reniée par l'auteur, est accueillie froidement par la critique; puis, tandis que M. Uchard plaide pour la retirer, ce n'est pas l'empressement du public qui explique l'obstination de M. de Beaufort à la retenir. Le tribunal de commerce juge les contrats relatifs aux œuvres littéraires comme s'il s'agissait de la promesse et de la livraison de toute autre espèce de marchandises; il a donné raison au négociant en denrées dramatiques, c'est-àdire autorisé M. de Beaufort à mettre dans son commerce la livraison partielle de son fabricant attardé, M. Uchard. Malheureusement on n'écoule pas une partie de drame comme on écoule une partie de drap ; et le public qui n'aurait peut-être pas montré beaucoup plus de faveur pour la totalité, n'a pas voulu de l'à-compte.

Il n'est pas question, dans la Charmeuse, de ces sorcières de l'Egypte ou de l'Asie qui fascinent les serpents ou autres monstres. L'héroïne de M. Uchard a des vertus moins surnaturelles et moins bienfaisantes. Avant que Mlle Andrée de Mayanne ne paraisse au château où l'amitié l'attend, elle est annoncée comme un ange, comme une fée, comme une enchanteresse. Tout le monde l'aimait au couvent, et la fille de la maison espère bien que tout le monde l'aimera aussi autour d'elle; elle recommande surtout à son fiancé de lui faire bon accueil. On devine dès lors la pièce; le fiancé de Jacqueline, l'amie d'enfance d'Andrée, se laissera prendre par la séductrice qui va venir, et le pouvoir de la Charmeuse ne se fera sentir que par des douleurs domestiques.

Depuis sa sortie de pension, Mlle Andrée a eu une existence agitée et un peu irrégulière. Maîtresse de sa personne et de sa fortune, elle a couru le monde; elle a cherché les impressions de voyage, et elle a rencontré des aventures. Elle s'est attachée, par une erreur de cœur, à un homme

cynique qui s'est joué indignement d'elle. Par une nuit de carnaval, il l'a conduite à un souper de courtisanes. Mlle Andrée, reconnaissant le guet-apens, s'est enfuie, éperdue d'indignation et de honte. Elle vient s'accuser de cette faute ou de ce malheur auprès de la mère de son amie, qui la relève avec indulgence, et lui ouvre sa maison comme un asile assuré contre de pareils accidents. La Charmeuse, comme pour justifier son nom, y est à peine installée, qu'elle charme tout le monde. Et le malheur est qu'on ne voit pas trop pourquoi. Pour porter ce nom et jouer ce personnage, il faudrait qu'une actrice trouvât dans le rôle même et mit à son service une grâce infinie. Quoiqu'il en soit, Mlle Andrée de Mayanne ensorcèle, comme nous l'avons prévu, le fiancé de Jacqueline, qui le querelle de son côté pour sa prétendue froideur envers son amie. Elle fascine aussi tous les habitants du château, notamment le vieux marquis ruiné, grand-père de Jacqueline, et un jeune commensal qui, par une précaution de vieillard précoce, s'abrite contre les passions derrière la manie du bric-àbrac.

L'action, si l'on peut appeler ainsi la situation que nous venons de dire, se développe lentement, en dessinant de plus en plus le caractère des personnages. Comment finira-telle? C'est ce qu'on n'a jamais pu savoir, puisque la pièce s'est jouée sans dénouement. Au quatrième acte, Jacqueline et Andrée aiment toutes deux le même jeune homme, qui les aime à son tour de façon trop différente, pour pouvoir dire laquelle il préfère. Cependant, par un élan de générosité, Mlle Andrée s'enfuit avec le collectionneur d'éventails qu'elle n'aime pas, pour faire croire au fiancé de Jacqueline qu'elle n'est pas digne de son affection. En croira-t-il quelque chose? Jacqueline, qui a tout compris, mourra-t-elle de la déception foudroyante dont elle est frappée? Andrée poussera-t-elle jusqu'au bout cette immolation d'elle-même et ce faux triomphe sur la passion qui la dévore? C'est ce que

le cinquième acte devait nous dire, et ce qui est resté le secret de l'auteur. Il aurait fallu une grande perfection de forme, un art consommé dans les peintures, pour nous faire accueillir une œuvre d'art ainsi mutilée. Les ouvrages incomplets des illustres morts sont précieux; on en recueille pieusement les fragments comme les reliques du génie. Mais, d'un auteur vivant, nous voulons ses œuvres entières et non des lambeaux ou des tronçons.

Pour ramener la fortune, le Vaudeville s'est adressé à un homme qui l'avait une fois appelée et retenue chez lui, à l'auteur du Roman d'un jeune homme pauvre, à M. Octave Feuillet, dont la dernière pièce, Montjoye, avait balancé, au Gymnase, les plus grands succès de M. Victorien Sardou; M. Octave Feuillet a répondu immédiatement à l'appel et donné les cinq actes et les huit tableaux de la Belle au bois dormant (17 février) 1.

Qu'est-ce donc que la Belle au bois dormant? L'auteur n'a pas osé l'appeler comédie : a-t-il eu peur que la critique n'en examinât de trop près la donnée et les types, et qu'on cherchât sous ce titre une originalité qu'il n'avait pas songé à y mettre? Il a intitulé sa pièce un drame, et il la divise, comme aux tréâtres du boulevard, en actes et en tableaux. Mais le public qui court aux drames, n'y trouve pas, malgré le pathétique de quelques situations, son spectacle ordinaire. Il n'y a pas ici le plus petit meurtre, pas un empoi sonnement, pas un coup de poignard. Il y a bien un commencement d'assassinat, un mouvement d'émeute, une pensée de suicide; mais tout cela s'arrête à point devant un quos ego attendu. Le fusil se relève, les haches s'abaissent, l'amertume d'une prétendue dernière heure se change en

1. Acteurs principaux MM. Félix, le marquis; Parade, le comte: Febvre, G. Morel; Saint-Germain, le vicomte; Munier, Hoël; Ariste, Didier;-Mmes Jane Essler, Louise; Lambquin, comtesse de Fenmarck; Cellier, Blanche.

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