Images de page
PDF
ePub

α

et affecte l'esprit et le parler d'un rapin. « Elle barbotte dans l'huile, et, pour le moment, elle pignoche, au Louvre, la cruche cassée de Greuze, ne pouvant tripoter dans l'Antiope du Corrége, parce que maman ne le trouve pas convenable. » Cette jeune fille, du dernier chic qu'elle prend pour le suprême bon ton, rappelle beaucoup Mlle Renée Mauperin, de MM. de Goncourt.

Les fils Benoiton sont dignes de leurs sœurs. Théodule est un collégien prématurément dépravé, en train de se transformer en gandin. Il fume des cigares qui le suffoquent; il fonde un club, il se pique de succès auprès des petites dames des petits théâtres et fait confidence à ses sœurs de ses vices au-dessus de son âge.

Son tout petit frère, Fanfan Benoiton, est plus fort que lui. A six ans, il joue à la petite Bourse des timbres-poste, sous les maronniers des Tuileries, et la grande Bourse n'a pas d'agioteur plus roué que lui. Il rendrait des points à son père, qui s'avise de lui donner des conseils et auquel il répond: Tu n'es pas sérieux. » Il fait la hausse et la baisse, dupe les niais, coule les forts parmi ses camarades. Rentré au domicile, il s'exerce à forcer la caisse paternelle. Tous ces exploits sont le fruit naturel des principes que M. Benoiton s'est efforcé de lui inculquer. Son esprit indiscret et irrespectueux en fait un enfant terrible; ses idées prématurées en font un petit monstre. C'est une des conceptions les plus révoltantes que M. Sardou ait jamais fait applaudir.

Les grotesques de la famille Benoiton ne suffisent pas; il y en aura dans son voisinage. Les caricatures s'attirent. MM. Formichel père et fils sont dignes l'un de l'autre et dignes tous deux de s'allier aux Benoiton. Ils sont très-forts sur les affaires et sur les chiffres; un sentiment n'entre pas en balance, à leurs yeux, avec le plus petit écu. Comme Fanfan Benoiton, Formichel fils est plus avancé que son père. C'est l'effet de l'éducation, et une preuve en faveur de la loi du

progrès. Ces hommes ont pour l'argent la passion la plus âpre; il est leur seul culte, et ils s'en font gloire. Leur égoïsme est raisonné; il a conscience de lui-même; il se traduit en exagérations d'action qui sentent la charge, et en maximes. absolues qui affectent une impudeur de convention.

Il y a encore une cousine des Benoiton, Mlle Adolphine, vieille fille à marier qui aux ridicules des toilettes excentriques joint quelques gros défauts. Envieuse, mauvaise langue et mauvais cœur, elle représente une dernière variété de la folie du luxe, le luxe méchant.

Quelle action va se nouer dans ce monde de grotesques? Avant de le dire, il nous faut encore présenter deux personnages le visiteur de cette galerie et son démonstrateur. Ce sont les deux seules têtes sensées de ce Charenton. Ils se donnent l'un à l'autre et à eux-mêmes le spectacle de la folie générale; ils en détaillent perpétuellement le programme. Le visiteur qui venait pour prendre part à l'action, se contente d'observer les personnages: c'est un certain M. de Champrosé, viveur ruiné qui songe à se refaire dans le mariage, mais qui, grâce à une succession, a le temps encore de choisir une femme qui lui convienne. On l'a adressé à la famille Benoiton, et il se montre, on le comprend, fort peu pressé d'y faire un choix.

Le démonstrateur est une femme, une veuve jeune encore, Mme Clotilde, mais qui s'acquitte parfaitement de son rôle. C'est le véritable cornac de la ménagerie. « Les Benoiton, dit le critique que nous avons cité plus haut, les Benoiton sont la troupe, et leurs toilettes sont le matériel des spectacles satiriques qu'elle donne aux personnes de sa société. Elle les classe; elle les range; elle les met en scène; elle les fait parler. - Approchez, Camille, et baragouinez l'anglais des jockeys; faites bouffer votre robe et montrez les têtes de chevaux brodés sur la jupe. - Jeanne, ouvrez la bouche. Attention, monsieur de Champrosé, elle va laisser tomber un gros mot d'argot. Théodule, faites voir combien vous

êtes mal élevé.-Fanfan, va crocheter la caisse de ton père. Par instants, on croit entendre Mme veuve Tussaud démontrant les figures de cire de son cabinet. »

Mme Clotilde ne se contente pas de présider à l'exhibition de ces ridicules; elle les flagelle; elle y trouve matière à prédication et à satire. C'est un moraliste en action. Elle nous rappelle à la simplicité des mœurs antiques; en présence de ces orgies de la soie et de la dentelle, elle fait des invocations à « la sainte mousseline; » et ses éloges du passé et ses tirades contre le présent sont également applaudis. C'est grâce à elle que quelques-uns ont vu dans la Famille Benoiton, un utile sermon contre le luxe, dont il était, pour d'autres, la dangereuse peinture.

Mme Clotilde a, en outre, un rôle plus actif, le seul rôle actif de la pièce. Elle s'est imposée la profession de marieuse, et elle se donne beaucoup de mal en faveur des filles Benoiton et de leur cousine. Peine inutile; Champrosé, qu'elle destine à l'une ou à l'autre de ses clientes, ne veut d'Adolphine à aucun prix : ce qui achève d'exaspérer le caractère déjà aigre de la vieille fille. Il passerait bien à Mlle Jeanne ses excentricités de costumes en faveur de sa grâce naturelle : il pourrait, l'amour aidant, la convertir au bon sens. Mais elle parle argot, et chaque mot d'argot qui sort de cette jolie bouche, fait sur ses sentiments l'effet d'une douche glacée. On ne peut être « pourrie de chic» et s'appeler Mme de Champrosé.

Un mari qui convient bien à une Benoiton est Formichel fils. Le mariage n'est pour lui qu'une question de chiffres. Il calcule la dot de Mlle Camille et ses espérances; il les met en regard de sa propre fortune et de ses droits sur celle de son père. Les additions posées, le total fait, les tables de mortalité discutées, la balance établie, il juge que l'affaire n'est pas mauvaise, et il se décide à épouser Mlle Camille, lorsque celle-ci couronne toutes ses folies par une escapade à moitié involontaire, un enlèvement, ou

plutôt un simulacre d'enlèvement qui suffit à la compro

mettre.

Pendant ce temps, Mile Jeanne est prise, aux courses, pour ce qu'elle n'est pas, mais pour ce qu'elle paraît être; traitée comme une demoiselle de mauvaises mœurs par un gentleman ivre, elle renonce aux jupes ornées d'attributs équestres et à toutes les excentricités de costume et de langage. De son côté, ce polisson de Théodule, arrêté pour tapage nocturne, a passé la nuit au poste voisin. Le petit Fanfan lui-même, surpris par une baisse subite des timbresposte, pleure sur sa déconfiture; on l'a, en outre, grisé de champagne, et il n'est plus bon qu'à envoyer au lit.

Voilà toute la part de l'action comique dans la Famille Benoiton. Elle n'est pas considérable. A côté de la comédie, il y a le drame. Il domine les deux derniers actes et est le développement naturel mais incomplet des situations faites aux personnages. Didier, sur les conseils de Clotilde, cherche à se rapprocher de sa femme dont la fièvre des affaires l'a éloigné; Marthe profite de ses avances pour demander un supplément au budget de sa toilette. Le débat qui s'élève à ce sujet entre les jeunes époux, achève de les séparer l'un de l'autre. Une robe de dentelle de plusieurs milliers de francs a été achetée par Marthe, malgré le refus de son mari, et celui-ci apprend qu'elle a été payée. Par qui? Une lettre anonyme, écrite par Adolphine, lui dénonce alors M. de Champrosé comme l'amant de sa femme. Plusieurs circonstances semblent confirmer la chose le trouble de Marthe devant Champrosé, d'anciennes rencontres avec lui aux Tuileries à l'heure où elle y promenait sa fille.

Un affreux doute saisit Didier: il se demande à quelle époque remontent ces relations coupables et si l'enfant de Marthe est le sien. Il y a eu des lettres entre elle et Champrosé, mais au moment où Didier allait s'en saisir, Clotilde les a brûlées. Elle croyait anéantir les traces d'une faute; elle a upprimé les preuves d'une innocence relative. Dans une

ville d'eaux, Marthe avait perdu au jeu une somme considérable qu'elle ne pouvait payer. M. de Champrosé avait pris la perte pour lui, pour sauver la jeune femme d'un scandale. Les entrevues des Tuileries n'avaient d'autre objet qu'une restitution d'argent. Voilà ce dont les lettres de Champrosé faisaient foi. Ils ne s'étaient pas revus depuis longtemps, et c'était le gain d'un pari de courses qui avait payé les dentelles.

Didier se refuse à croire à ces ingénieuses explications. Il persiste dans ses sombres angoisses. Clotilde l'en fait sortir par un coup de foudre. Elle lui annonce, devant Champrosé, que la petite fille de Marthe est très-malade Champrosé ne témoigne que la condoléance polie d'un homme du monde. Alors elle redouble, et déclare que l'enfant est morte. Le prétendu amant de Marthe n'en éprouve pas une plus grande émotion. Un père resterait-il aussi froid devant une pareille nouvelle? Les doutes de Didier s'évanouissent et la toile tombe sur la réconciliation.

D

[ocr errors]

Tel est le drame drame avorté, à côté d'une comédie insuffisante. Tel est « le quiproquo de vaudeville qui termine, dit M. Paul de Saint-Victor, une pièce commencée en satire sociale. Il n'y avait, ajoute-t-il, qu'un dénouement logique, qu'une moralité sérieuse à la Famille Benoiton : c'était celle des Lionnes pauvres. C'était la femme sollicitée par le luxe, pressée par la dette, allant demander à l'amant ce que le mari lui refuse. C'était la courtisane mariée qui vend l'adultère, qui introduit l'amant dans les secrets du foyer et qui fait de lui le caissier de cette compagnie anonyme qui s'appelle le mariage à trois. La toilette fait, sur les femmes de l'espèce à laquelle Marthe appartient, les ravages de la robe de Déjanire. Elle empoisonne leur cœur et elle le dessèche; elle les vide et elle les corrompt. Il fallait oser étaler et fouiller la plaie que recouvrent les parures du luxe à tout prix. La hardiesse était grande, sans doute, mais M. Augier a prouvé, en pareil cas, qu'on peut dés

« PrécédentContinuer »