Images de page
PDF
ePub

les titres des œuvres qui se sont produites sur nos scènes exclusivement lyriques. Leurs destinées font plutôt partie de l'histoire musicale de l'année; cependant, par les librettos, elles appartiennent encore à la littérature.

L'Académie impériale de musique n'a que deux œuvres nouvelles, mais l'une est d'une importance capitale: c'est l'Africaine (28 avril), opéra en cinq actes, paroles de Scribe, musique de Meyerbeer. œuvre doublement posthume, que ni le librettiste ni le musicien n'ont pu voir mettre à la scène. La seconde nouveauté est un ballet, le Roi d'Yvetot, de MM. Philippe de Massa et Petitpa, musique de M. Th. Labarre (28 décembre).

L'Opéra-Comique, moins économe d'ordinaire, compte cette année, plus de reprises que de nouveautés. Celles-ci se réduisent à deux le Saphir, en trois actes, paroles de MM. de Leuven, Michel Carré et Hadot, musique de M. Félicien David (8 mars); et le Voyage en Chine, en trois actes, paroles de MM. E. Labiche et Delacour, musique de M. F. Bazin (9 décembre). De ces deux livrets, le premier n'est qu'un prétexte à décors et à musique, le second, qui se passerait presque de musique, est une amusante folie.

Le Théâtre-Lyrique est plus fécond, soit en pièces nouvelles, soit en nouvelles traductions ou appropriations à la scène française. Nous citerons : l'Aventurier, opéra-comique en quatre actes, de M. de Saint-Georges, musique du prince Poniatowski (28 janvier), la Flûte enchantée, opéra comique en quatre actes, de MM. Nuitter et Beaumont, musique de Mozart (23 février); les Mémoires de Fanchette, opéra comique en un acte, de M. Nérée Desarbres, musique du comte Gabrielli (22 mars); le Mariage de don Lope, opéracomique en un acte, de M. J. Barbier, musique de M. F. de Hartog (29 mars); Macbeth, opéra en cinq actes et dix tableaux, de MM. Nuitter et Beaumont, musique de Verdi (21 avril); le Roi Candaule, opéra-comique en deux actes,

de M. Michel Carré, musique de M. E. Diaz (9 juin); Lisbeth, opéra-comique en deux actes, de M. Jules Barbier, musique de Mendellsohn (9 juin); le Roi des mines, opéracomique en trois actes, de M. E. Dubreuil, musique de M. Cherouvrier (22 septembre); le Rêve, opéra-comique en un acte, de MM. Daru et Chivot, musique de M. Savary (octobre); Marlha, opéra-comique en quatre actes, de M. de Saint-Georges, musique de M. Flotow, (18 décembre); la Fiancée d'Abydos, opéra en quatre actes, de M. J. Adenis, musique de M. Barthe (30 décembre).

11

Le théâtre hors du théâtre. Les deux formes successives du
Supplice d'une femme. Grand duel littéraire.

On a dit souvent, à l'occasion de certaines représentations extraordinaires, que le principal attrait du spectacle n'était pas sur la scène, mais dans la salle. Le public, par sa composition, par son attitude, par les sentiments qu'il porte au théâtre, est, dans ces occasions, son spectacle à lui-même, spectacle plus curieux, plus amusant, parfois plus instructif pour l'observateur, que la nouveauté dramatique offerte à sa curiosité. L'année 1865 a vu quelque chose d'analogue à propos du succès du Supplice d'une Femme, au ThéâtreFrançais. L'événement le plus intéressant, pour l'histoire littéraire, n'était pas la pièce elle-même, ni l'accueil qui lui était fait, c'était le spectacle donné au public, hors de la scène, hors de la salle, par les auteurs anonymes et célèbres qui se disputaient ou plutôt qui se renvoyaient leur enfant commun, en se mettant sur le compte l'un de l'autre les défauts qui ne l'ont pas empêché de réussir. Voilà la comédie hors du théâtre, que nous offrirent, dans un grand duel à la plume, MM. Émile de Girardin et Alexandre Dumas

[blocks in formation]

fils, « comédie ridicule, dit humblement l'un des deux adversaires, comédie très-curieuse, selon moi, et pleine de révélations très-instructives sur les lois essentielles de l'art dramatique.

J'ai suffisamment fait connaître la pièce elle-même, dans les pages qui précèdent1; je l'ai jugée avec assez d'impartialité pour n'avoir à redouter aucune éclaboussure du dépit causé à chacun des auteurs rivaux par les éloges donnés à des mérites que l'autre désavoue. Je puis donc résumer avec la même impartialité cette petite guerre où étaient aux prises deux systèmes encore plus que deux amours-propres : il s'en dégage assez de vérité théorique et pratique, pour qu'on ne me reproche pas de perdre mon temps aux bagatelles de la porte.

Voici les faits. Ainsi qu'on le savait par les indiscrétions de la chronique, le Supplice d'une Femme avait deux auteurs. Le drame avait été conçu et écrit par M. Émile de Girardin. Écarté ou accueilli avec défiance par la ComédieFrançaise, sous sa forme primitive, il avait reçu des mains de M. Alex. Dumas fils, une nouvelle forme, sous laquelle il s'était vu promettre un grand succès et l'avait obtenu. Voilà ce que tout le monde savait. On ajoutait que certaines contestations entre les auteurs empêchaient l'un ou l'autre, ou tous les deux, de donner au drame nouveau le patronage officiel de leur nom.

De quelle nature étaient ces contestations? Sur ce point la chronique courait le risque de s'égarer. Les auteurs seuls pouvaient nous le dire; ils nous l'ont dit et amplement. C'est là que la comédie commence, et avec la comédie, la meilleure leçon, leçon en action, qui puisse nous être donnée sur la théorie et la pratique de l'art du théâtre et sur les conditions du succès. L'une et l'autre naissent du conflit des deux publications où chacun des deux auteurs, loin de contester

1. Voyez ci-dessus, § 2, p. 120-125.

la part de son rival, la signale pour en repousser la solidarité.

M. de Girardin, prompt à l'attaque, ouvre le feu. Son manifeste est une Préface de cinquante et quelques pages, mise en tête du Supplice d'une femme1, publié par ses soins; la riposte de M. Alex. Dumas fils est une forte brochure intitulée Histoire du Supplice d'une Femme2.

Ces deux frères ennemis de la collaboration dramatique sont à peu près d'accord sur les faits, mais les appréciations diffèrent du tout au tout, et c'est dans celles-ci, selon nous, que tout l'intérêt réside.

M. de Girardin a écrit les trois actes de ce drame, pendant les loisirs de la villégiature; en trois jours, ou trois matinées, comme un article politique de la Presse en trois suites. M. Alexandre Dumas fils a mis trois semaines à refaire l'œuvre de trois jours, c'est-à-dire, suivant l'auteur, à la gâter, à la détruire, à la remplacer. M. de Girardin s'écrie: « Aux répétitions, le manuscrit que je n'avais pas admis a été substitué au manuscrit que j'avais lu au comité.... On a attenté à mon idéal.... Un traducteur a fait passer ma pièce de ma langue dans la sienne qui a l'avantage d'être rapide, mais qui a le défaut de trop ressembler au style d'un télégramme, quand elle ne tombe pas dans les tirades du mélodrame ce qui est l'autre excès.... De l'idéal qui était le vrai, mon drame est tombé dans le banal qui est le faux. » Voilà les plaintes de M. de Girardin, même en présence d'un splendide succès qui ne le désarme ni ne le console. Elles devaient être plus vives encore avant l'épreuve publique qui lui donne si heureusement tort. Si j'étais seul maître de la pièce, disait-il avec éclat, à la fin d'une répétition générale, je la retirerais; je trouve ça, détestable. » Et le collaborateur, le traducteur, l'élagueur, comme M. de

1. Michel Lévy, in-8.

2. Même librairie, in-8.

Girardin l'appelle, répliquait : « Mon cher, je le regrette d'autant plus que j'ai fait tout mon possible pour que ça ne fût pas aussi détestable que ça l'était. »

Suivant le correcteur du Supplice d'une femme, le premier acte de la pièce primitive était périlleux, le second impossible, le troisième insensé. Suivant l'auteur corrigé malgré lui, on a fait rentrer dans le moule usé de la vérité factice les personnages dont il avait demandé l'empreinte au moule toujours neuf de la vérité humaine. A ses yeux, par suite des retranchements, des changements, les caractères, altérés, faussés ne résistent pas à l'examen; la pièce mutilée, transformée, ne s'est sauvée que par le talent, l'immense talent des artistes.

N'avais-je pas raison de dire que cette lutte était un spectacle amusant, une vraie comédie? Cette condamnation énergique et solennelle de chaque moitié de la pièce par l'auteur de l'autre moitié n'est pas de nature à réjouir les amis qui ont loué avec un peu d'intempérance l'œuvre collective de deux écrivains d'une si grande valeur personnelle et si bien faits, croyait-on, pour se compléter l'un par l'autre.

Avis, une fois de plus, au système qui prétend juger les ouvrages par les hommes, au lieu de juger les hommes par les ouvrages. Tel homme, tel livre, disent aujourd'hui ceux qu'on appelle les forts de la critique, les métaphysiciens, les maîtres du fatalisme littéraire. « Donnez-moi, s'écrient-ils, la faculté dominante d'un écrivain, et je vous dirai ce que sera nécessairement, dans un genre quelconque, l'œuvre qui sortira de ses mains! Étant donné, M. de Girardin, le politique, le publiciste de l'absolu, le polémiste sans merci, l'homme de la logique à outrance, vous étiez sûr de le retrouver tout entier dans un essai de drame échappé de sa plume. Aussitôt, le Supplice d'une femme est devenu un manifeste en action, un article en trois actes contre l'adultère, une thèse sociale menée logiquement de principes admis sans tergiversation à des conséquences inexorables. Netteté,

« PrécédentContinuer »