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précision, rigueur, rapidité foudroyante suppléant à l'ignorance des procédés ordinaires du théâtre : voilà ce qu'on attendait de M. de Girardin, voilà ce que dans son œuvre, sous les retouches plus ou moins légères d'une main plus habile, on se plaisait à signaler comme l'empreinte éclatante de sa personnalité. Eh! bien, la querelle des deux auteurs détruit tout cela. La rigueur qui enchaîne aux causes leurs effets, la logique implacable, la précision, la rapidité, ne sont pas l'œuvre du publiciste en rupture de polémique, mais du littérateur de profession. Ce n'est pas le tempérament du premier, qui éclate partout, c'est l'art consommé du second qui partout a mis son cachet, et c'est par cet art seul que la pièce a réussi et devait réussir.

Et voilà pourquoi cet assaut de deux personnalités où l'on ne voit au premier abord qu'une comédie, contient aussi une excellente leçon MM. Émile de Girardin et Alexandre Dumas. fils s'accordent, sans le vouloir, à nous la donner, et par le même procédé : ils mettent en regard, chacun à leur tour, pour les principales scènes, les deux versions, et l'on peut voir ce qui manque à l'une ou ce que l'autre a de trop vous avez le texte avant l'élagage et le texte après l'élagage; vous avez la pensée dans son premier germe et dans ses transformations. Celles-ci ne portent pas seulement sur le style, elles atteignent le développement même de tout l'ouvrage et montrent comment la logique s'y est introduite.

M. de Girardin avait trouvé un titre, saisi une idée, imaginé une situation d'où pouvait sortir un drame; mais d'après l'analyse et les citations qu'il fait lui-même de la pièce primitive, il ne l'en avait pas tiré. Chose curieuse : l'œuvre de l'esprit le plus conséquent péchait par l'inconséquence; le drame était infidèle à son titre, l'idée avortait, la situation n'aboutissait pas à son dénouement. Le supplice de la femme adultère, soutenu mollement pendant toute la pièce, s'évanouissait à la fin, dans une réconciliation prématurée. L'indulgence ne naissait ni de la logique des relations, ni de la

nature des choses, mais d'un incident arbitraire qu'un vaudevilliste de profession aurait pu admettre, mais que l'ennemi déclaré des vérités factices aurait dû rejeter. La femme coupable tentait de se donner la mort en s'incendiant dans sa robe de bal, et l'amant éteignait le feu. L'un se réhabilitait par le repentir, l'autre par le dévouement.

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Quelles situations mieux soutenues et quelle conclusion plus logique et moins artificielle nous avons vue dans l'œuvre représentée! La femme accablée par son crime même, ne trouve pas un secours aussi prompt dans la révélation que le remords lui arrache. Nous assistons, comme le promet le titre, à un vrai supplice. Supplice avant le lever du rideau, dit M. Alexandre Dumas fils, supplice pendant la pièce, supplice après? » Et si telle est l'effet voulu, produit, de quel côté est la logique? De quel côté la morale? Le supplice n'est pas éternel pourtant, l'indulgence n'est pas proscrite à jamais; elle n'est qu'ajournée. Mais le pardon, s'il doit venir, naîtra des relations naturelles de la famille : l'enfant adopté par la tendresse du mari trompé pourra rapprocher un jour celui qui est son père selon son cœur et devant la loi, de la femme qu'on ne peut indéfiniment punir sans déshonorer la mère.

Voilà ce que le public a applaudi, et ce que, malgré les duretés de M. Girardin pour des combinaisons qu'on se plaisait à lui attribuer, ce qu'il a eu raison d'applaudir. Je ne dis pas qu'on ne pourrait pas élaguer de l'œuvre de « son élagueur, » quelques traits d'éloquence dramatique de convention, sinon des « non sens aussi vides que sonores; » mais ces rares exubérances disparaissent dans la vivacité du style et la rapidité des événements.

Cette vivacité est partout; elle éclate dans les moindres détails. Elle sauve des scènes qui, dans les longueurs du texte primitif, eussent été inacceptables. Telle est celle où le mari outragé, demande avec insistance au séducteur de sa femme ses conseils sur le parti qu'il doit prendre. Arti

fice ou mouvement sincère, un tel interrogatoire ne peut se prolonger sans être choquant.

La même vivacité donne tout leur prix à des sentiments heureusement trouvés, mais que la périphrase émousse, amortit. On a justement remarqué, à la représentation, le passage admirable où Dumont exige qu'Alvarez lui réclame sur-le-champ tous les capitaux qu'il a chez lui, ce qui amènera sa ruine :

ALVAREZ.

Vous me demandez une infamie!

DUMONT.

En êtes-vous à les compter?

Dans la scène primitive que M. de Girardin rapporte, il faisait dire aux mêmes personnages.

ALVAREZ.

Mais, à moi, ce sera mon déshonneur!

DUMONT.

Suis-je tenu d'avoir pour votre honneur plus de scrupules que vous n'en avez eu pour le mien.

Telle est la différence de la trame du style dans tout le dialogue. Si c'est là ce que M. de Girardin appelle un langage de télégramme, il faut féliciter M. Alex. Dumas fils de cette application de l'électricicé à l'art dramatique. Le fondateur de la Presse s'est flatté plus d'une fois de substituer, en politique, le rail à l'ornière; s'il n'avait pas fait lui-même la lumière sur la part de son collaborateur, c'est à lui que j'aurais fait honneur de cette rapidité d'impulsion donnée à la pensée.

Qu'on ne dise pas que j'insiste trop sur la transformation mystérieuse d'un drame déjà exposé à mes lecteurs. Je ne saurais me le reprocher. Écartant toute question de personnes, d'intérêt, d'amour-propre, je n'y ai vu que deux formes successives d'une idée, subissant entre des mains

différentes, une intéressante évolution. Ce que M. Alex. Dumas fils a fait pour l'essai dramatique de M. de Girardin, chaque auteur devrait le faire pour ses propres œuvres. Travaillées et retravaillées, écrites à plusieurs reprises, refondues, remaniées dans le plan et dans les détails, réduites, dégagées de toutes les longueurs d'idées et de style, combien ces pièces seraient plus sûres et plus dignes du succès? Mais qui sait si un auteur pourrait faire ce travail sur lui-même? Qui sait si M. Alex. Dumas fils aurait eu le courage d'appliquer ces procédés héroïques d'élagage à son Ami des femmes, par exemple, qui s'en serait pourtant bien trouvé!

M. de Girardin, à propos des deux épreuves différentes du Supplice d'une femme, et du bon accueil fait à celle qui n'est plus de lui, rappelle les deux Phèdres, celle de Pradon et celle de Racine. Il veut prouver que, sur un même sujet, une mauvaise pièce peut réussir et une bonne tomber. Évidemment l'un de nos deux auteurs en guerre ne vaut pas Racine et l'autre vaut peut-être mieux que Pradon; mais il serait bon qu'il y eût un Pradon et un Racine à la fois pour chaque pièce de théâtre, à condition que ce fût toujours Racine qui refit l'œuvre de Pradon et que la seconde épreuve, cemme aujourd'hui celle de M. Dumas fils, arrivât au public avec toutes ses retouches.

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Le théâtre hors du théâtre (suite). Difficultés du début.
M. Ch. de la Varenne.

Ceux qui commencent à écrire pour le théâtre ne se doutent pas des difficultés qui hérissent l'entrée de la carrière. Ils ne savent pas de quel courage ils ont besoin de s'armer, de quelle patience ils doivent faire provision, pour amener leurs ouvrages les plus travaillés à ce qu'on appelle

le grand jour de la rampe. C'est quelque chose que d'écrire une comédie ou un drame qui puisse supporter la représentation; mais ce n'est pas tout: il faut que l'œuvre née viable arrive au public; il faut lui trouver une scène. Là commencent les déceptions. L'enthousiasme qui vous a soutenu dans la période de création, ne peut plus rien pour assurer à votre enfant les destinées auxquelles il aspire. Après le travail du cabinet, viennent les démarches sans fin. On a du talent, il faut de la souplesse; on s'est livré à de longues études, on n'a plus besoin que de relations; il faut courir, il faut solliciter, importuner, il ne faut pas se payer de belles paroles et de promesses, ne pas se laisser oublier; il faut prendre les hommes qui tiennent votre sort entre leurs mains par tous les moyens possibles, par tous les sentiments, par tous les intérêts; il faut mettre en campagne toute sorte de gens, les puissants et les faibles, les supérieurs, les égaux, les valets, sans oublier les femmes. Il faut faire abnégation de soi-même, de ses idées, de son style, se montrer de bonne composition sur toutes choses, mutiler son style pour le mettre au goût du public ou du premier venu qui prétend parler en son nom; retrancher les traits les plus forts, ajouter des platitudes de commande. Car c'est ainsi que l'amour-propre d'auteur apprécie toutes les modifications demandées à l'œuvre d'un débutant.

Dans l'organisation actuelle des théâtres, ce n'est pas assez d'en trouver un, il faut y recevoir un collaborateur : la plupart des directeurs ne veulent plus affronter le public qu'avec des noms connus. C'est alors que les déboires redoublent: les hommes du métier auxquels on vous renvoie, vous font les objections les plus inattendues. Pour l'un votre pièce est entièrement à refaire, c'est une idée, une donnée que vous apportez, rien de plus; suivant l'autre, le sujet a déjà été traité, et on vous renvoie à une pièce jouée il y a cinquante ans, profondément oubliée, et qui n'a de commun avec la vôtre que l'époque ou le personnage. Pour un troisième,

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