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Les fidèles, les intrépides de la poésie. M. L. Goujon,
Arm. Renaud.

Ceux qui sont piqués de la tarentule poétique ont beau se dire que le temps des vers est passé, qu'un siècle positif n'en veut plus, ils n'en persistent pas moins à chanter et à publier leurs chants, comme au beau temps des Odes et Ballades, des Orientales et des Méditations. Les volumes de vers pullulent; le même auteur en laisse échapper de sa main des demi-douzaines à la fois.

Voici, par exemple, M. Louis Goujon, qui ne se contente pas de nous donner à la fois les Gerbes déliées, et un recueil de Sonnets, inspirations de voyage'; il annonce comme devant paraître successivement six autres volumes: des Fables et Paraboles, de Nouvelles Gerbes déliées, des Légendes et Ballades, des Semences et Glanes morales, des Myrtes et Roses et des Échos de l'Etranger. C'est beaucoup, monsieur le poëte; c'est trop pour notre époque, sinon pour votre veine féconde. Un choix sévère de quelques pièces achevées de forme, relevées par une idée neuve ou un sentiment vrai, ferait plus pour votre gloire et pour celle de la poésie que toute une avalanche de volumes où quelques éléments de grâce ou de force se perdent nécessairement dans les inégalités et les faiblesses.

Avec une grande liberté de rhythmes et de formes, M. Louis Goujon nous offre, dans ses Gerbes déliées, des idées et des sentiments qui ont leurs racines dans le passé. La langue ne manque pas d'éclat, de souplesse; mais, au

1. Didier et Cie, in-18, 312 p.

2. Même librairie, in-18, 278 pages.

milieu même du mouvement rhythmique, le vrai souffle poétique est rare ou n'est pas soutenu. Dans toutes les pièces du recueil, il y a de bonnes parties; je n'en vois pas que je puisse entièrement reproduire. Puisque c'est par des citations qu'il convient de faire connaître surtout nos poëtes, j'extrairai de l'Ode antique de M. Louis Goujon les strophes suivantes :

O sage de Téos, viens m'apprendre à sourire !
Au fils de Sémélé je consacre ma lyre :
C'est la coupe à la main qu'il faut passer les jours.
Que du sang de la grappe elle soit toujours pleine,
Et qu'un pampre léger à la rose s'enchaine,
Pour couronner mon front encor cher aux amours.
L'heure fait parfumer nos barbes ondoyantes;
Enfants, chantez aux sons des cithères bruyantes,
Apportez-nous le vin, ce breuvage sacré :
Le Souci reste au fond des coupes arrondies,
Les Plaisirs aimeront nos têtes alourdies

Par le jus du raisin pourpré.

Ménade au thyrse vert, qu'égare un saint délire,
Danse et suis, comme nous, les rhythmes de la lyre!
Fais couler de ta bouche un chant digne des dieux !
Mais pour mieux m'enivrer des cadences connues,
Buvons à la jeunesse, aux Grâces demi-nues,
La beauté seule enlace et la terre et les cieux.

Emplissez jusqu'aux bords la coupe déjà vide,
Les heures, quand je bois, ont un vol plus rapide :
Buvons car nul ne sait si nous vivrons demain,
La vie, ô mes amis, n'est qu'une ombre éphémère;
C'est le sillon du char laissé sur la poussière,
Le ruisseau qui tarit comme une urne de vin.

Des fleurs, enfants, des fleurs, pour couronner nos têtes;
La rose meurt bientôt quand elle orne nos fêtes....

Mais du nectar divin j'ai vu les derniers flots;
Esclaves, pour dormir, préparez-nous les couches;
Les paroles sans suite expirent sur nos bouches,
Le sommeil répand ses pavots.

C'est pour le moment une témérité, encouragée, il est vrai, par la mode, que d'entreprendre un recueil exclusivement formé de Sonnets. On sait ce que ce petit genre, si prétentieux dans sa modestie, réclame de perfection dans la forme et dans la pensée. M. Joséphin Soulary lui-même n'en compte qu'un petit nombre d'irréprochables dans le volume qui lui a fait une si prompte réputation. En trouverait-on beaucoup qui fussent sans défauts dans le recueil de M. Louis Goujon? Ce n'est pas le plus grand nombre, à coup sûr, qui rempliraient le programme de Boileau. J'en veux citer un cependant qui a de la grâce, de la fraîcheur, un sentiment heureux de la nature et de ses harmonies morales. Il est dédié à Mme Hyacinthe du Pontavice de Heussey et s'intitule: l'Etang de Heussey.

Encaissé dans les bois, au fond d'une prairie,
L'étang que nous aimons sourit frais et charmant;
Le hêtre teint de vert son cristal, plus dormant
Que le front calme et pur d'une Vierge qui prie.

Le sentier qui l'enlace est plein de rêverie;
Le vent, qui fait chanter les arbres de ses bords,
Couche sur son miroir les rameaux déjà morts
Et le ride au hasard d'une feuille flétrie.

Sa rive monte à peine au-dessus de ses eaux,
Aussi, pour se baigner, je crois que les oiseaux
N'ont qu'à courber plus bas les branches frémissantes.

Oh ! que mon jeune cœur lui ressemble toujours!
Cette onde si limpide est l'image des jours

Où le vent sèmera les feuilles jaunissantes.

Le recueil de Sonnets de M. L. Goujon est imprimé

1. Voy. tome II de l'Année littéraire, p. 42-48.

chez feu Louis Perrin, avec toute l'élégance que cet artiste typographe apportait dans ses œuvres de prédilection. Beaucoup de pièces sont dédiées à des noms connus parmi lesquels je suis confus de trouver le mien. Je remercie l'auteur de cette attention délicate, en lui demandant pardon des restrictions un peu sévères que j'ai dû faire sur l'ensemble de son œuvre, malgré mon estime pour le talent dont il a fait plusieurs fois preuve, et toute ma sympathie pour le généreux désintéressement avec lequel il cultive un art si dédaigné.

M. Armand Renaud est aussi un poëte persévérant, intrépide. Voici, en peu de temps, son troisième volume de vers, les Pensées tristes1. La critique, qui avait souri à son recueil de début, les Poëmes de l'Amour, s'était montrée dédaigneuse ou sévère pour son second essai, les Caprices de boudoir caprices mauvais que nous avons nous-même durement traités. M. Armand Renaud revient à la poésie avec courage et non sans talent. Il a le sentiment de la forme et du rhythme, et il éprouve le besoin d'enfermer dans le moule harmonieux du vers une impression personnelle, sinon toujours une idée. Selon plus d'un illustre exemple, il a mis en tête de son livre, comme préface, un chapitre d'esthétique, où l'on trouve d'excellentes remarques sur le progrès de la forme, de l'enveloppe matérielle de la poésie.

On ne saurait nier, dit-il, qu'il n'ait été trouvé de nos jours de magiques secrets pour la séduction des oreilles. Tantôt, c'est du mysticisme, et alors tout est fluide, vaporeux; il passe sur les yeux comme des ombres; les mots sont d'un vague qui rappelle la lueur du clair-obscur; des phrases mi-voilées invitent à la rêverie sans lui ôter sa liberté. Tantôt c'est une description, et toutes les merveilles de la nature tropicale se

1. Hachette et Cie, in-18.

2. Voyez tome VI de l'Année littéraire, p. 26.

dressent devant vous, non point décolorées, mais vivantes; tantôt une satire, et alors ce ne sont plus les pieds de plomb de la plaisanterie classique, mais les ailes légères, le fin aiguillon d'Aristophane; tantôt un récit épique, et on retrouve le mélange de pompe et de simplicité de l'Orient, le ton à la fois familier et héroïque du moyen âge.... Il y a des poésies qui n'ont de valeur que par la sonorité des mots, mais où l'on est allé si loin dans cette science que les mots eux-mêmes, plutôt par leur son que par le sens qui s'y attache, éveillent le rêve.

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L'auteur rappelle un reproche qu'il a fait ailleurs au poëte anglais Alfred Tennyson, et, en le répétant, il entend faire le procès à presque toute la poésie française contemporaine. A toutes les qualités qui enchantent les oreilles, le rhythme, le nombre, la science mélodique et harmonique de la poésie, il joint un grave défaut, celui de l'élan. Partout, même lorsqu'il est véritablement attendri, on sent primer la préoccupation des effets de sonorité, de cadence et d'expression. Quand il pleure, ce sont des perles qui tombent. Les larmes sont moins précieuses; elles charmeraient pourtant davantage. »

Enfin, comme règle pratique, M. Armand Renaud ajoute: « Une fois que, par cet éclectisme variable pour chacun, selon les tendances et les affinités de son esprit, on se serait créé une langue et une forme à soi, il faudrait se garder de s'y complaire, de s'endormir au bruit des rhythmes et des mots, mais s'élever plus haut vers l'idée, et là chanter le deuil ou la joie, la réalité ou le rêve, la nature ou Dieu, selon ce qu'on aime; se taire, si l'on n'aime rien. »

Excellente leçon: voyons à l'œuvre celui qui la donne. M. Armand Renaud paraît aimer pardessus tout la poésie, et dès lors il la chante bien. C'est à elle qu'est consacrée la première pièce de ses Pensées tristes, sous ce titre : la Divine, et c'est peut-être la meilleure du livre, la plus simple, la plus vraie, la mieux sentie. Elle est longue, j'en extrais quelques stances:

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