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L'histoire littéraire et le libéralisme contemporain; la critique et l'école historique. MM. Eug. Despois et J.-J. Weis.

Le volume intitulé les Lettres et la Liberté, par M. Eugène Despois', n'est qu'un recueil d'articles, mais sérieux et étendus. Athènes, Rome, et la France à diverses époques arrêtent tour à tour l'auteur. Chacune des études particulières réunies ici, est sans transition avec les autres : toutes ont un lien logique et surtout moral; elles émanent bien d'une même plume; elles sont inspirées d'un même sentiment; elles ont une commune physionomie. On voudrait seulement un ordre un peu plus rigoureux dans leur rangement. On comprend mal que des articles sur l'histoire romaine à Rome d'après le livre de M. Ampère, ou sur la démocratie des empereurs romains d'après les livres de MM. Naudet et Zeller, viennent à la suite de ceux consacrés aux écrivains calvinistes, à Louis XIV, à Frédéric II, ou qu'une étude sur l'ancien régime en France, d'après le journal de Barbier, prenne la dernière place dans un livre où l'on trouve, cent pages plus haut, une étude sur Napoléon. Il y a même deux articles sur Louis XIV et sa cour, qui sont séparés par plus de deux cents pages consacrées aux époques les plus diverses. Il y a là un désordre apparent, peu grave, mais qu'il eût été facile d'éviter.

L'unité règne du moins dans cette suite de fragments. M. Eugène Despois rapproche dans tout le livre les lettres et la liberté comme il les a rapprochées par le titre. Fermement convaincu de l'influence féconde des institutions libérales sur l'art, il en cherche la preuve à tous les horizons de la civilisation ancienne et moderne. Son étude sur les

1. Charpentier, in- 18, 426-428 pages.

poëtes à Athènes au temps de Périclès, a une épigraphe qui pourrait être celle de tout le livre : « On dirait, en vérité, qu'il faut admettre cette opinion si répandue que la démocratie est une source féconde de grandes choses; qu'avec elle seule on voit fleurir et tomber la grande éloquence; que c'est elle qui nourrit dans les âmes les pensées élevées, qui entretient l'espérance et éveille une noble émulation.... Pour nous, soumis à la servitude comme à une domination légitime et ne trempant jamais nos lèvres à la source de la liberté, nous ne pouvons devenir que de magnifiques flatteurs.... Jamais esclave ne fut orateur.» M. Despois a dû être bien heureux de pouvoir mettre, par cette citation, sous le patronage du classique Longin, une théorie d'apparence un peu révolutionnaire. A ceux qui seraient tentés de s'en effrayer, comme d'une nouveauté dangereuse, il répondra qu'elle est renouvelée des Grecs.

Il la soutient par des discussions qui ne sont peut-être pas sans réplique, et, ce qui vaut mieux, par un choix heureux d'exemples habilement présentés. Le siècle de Périclès et le siècle d'Auguste lui en fournissent qui sont classiques. Au seizième siècle, l'éloquence de la Boëtie, la mâle poésie de d'Aubigné ne lui paraissent pas des exceptions, mais des fruits naturels de la liberté renaissante. Le règne de Louis XIV, aux yeux de l'école démocratique, a plus enlevé de grandeur réelle à la littérature française qu'il ne lui a donné d'apparence pompeuse. L'influence du grand Roi, surfaite par ses panégyristes, est aujourd'hui mise à néant par de nombreux détracteurs.

M. Despois termine son étude sur Louis XIV par ces rudes paroles : « Nous ne pensons pas qu'il y ait lieu de regretter le temps passé; nous ne croyons guère à l'heureux effet des hautes influences en littérature; impuissantes pour le bien, elles ne l'ont pas toujours été pour le mal. On ne donne pas des ailes au génie, mais on peut les lui couper. On peut faire pis encore : quoi qu'en dise Boileau, Auguste

n'a pas fait Virgile, mais il a tué Cicéron; c'est de toutes ses influences littéraires, la seule qu'il ne soit pas permis de contester. »

Passons sur le dix-huitième siècle, si propice aux anecdotes qu'on peut tourner en arguments, et signalons l'étude qui devrait venir, chronologiquement, la dernière, celle sur Napoléon Ier, à propos des seize premiers volumes de sa Correspondance. Nous y trouvons plusieurs des traits que nous mettrons nous-même en relief, dans un de nos prochains volumes, en nous occupant à notre tour de ce grand monument historique 1.

Je ne sais si M. Despois prouverait facilement que la démocratie est de nature à favoriser, indépendamment des circonstances historiques et sociales, le développement littéraire d'une nation; mais il lui est trop facile de montrer que le gouvernement despotique l'entrave, le rapetisse ou le tue. Peu d'époques ont été plus stériles, littérairement, que le premier Empire, cette grande époque de discipline et de gloire militaire. On a plus d'une fois remarqué qu'elle ne compte que trois écrivains supérieurs, tous trois ennemis de l'ordre établi: J. de Maistre, Mme de Staël et Chateaubriand. Sous l'influence directe du maître on ne voit guère que les dix polissons sans talent et sans génie, » comme il appelle lui-même les gens de lettres les plus empressés à le flatter et à le servir.

M. Despois, pour nous montrer le régime impérial à l'œuvre, dans ses rapports avec la littérature, reprend une foule d'historiettes officielles et très-caractéristiques, dont la Correspondance lui fournit les principales. Il nous fait voir dans la république des lettres, comme on disait encore, une dictature perpétuelle, une censure vigilante, et une ré

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1. Comme étude plus complète sur le même sujet, et inspirée du même esprit, il faut citer le Napoléon peint par lui-même, de M. Randot, ancien représentant de l'Yonne (Denta, in-18, 268 p.), publié en partie dans le Correspondant.

glementation de caserne. Il montre toute œuvre littéraire, se faisant sur commande, et la critique également commandée; les flagorneries prodiguées au pouvoir tenant lieu de talent; les journaux et les livres devenus des instruments qu'on brise, quand ils ne rendent pas les services attendus, les uns supprimés, les autres mutilés; quelques-uns, après le contrôle de la censure et le permis d'imprimer, mis au pilon, la veille ou le jour même de la vente.

Au théâtre, même immixtion tracassière et stérilisante. Aucune œuvre ancienne ou nouvelle ne passe sans mot d'ordre; on expurge Corneille, on écarte Molière, on surveille Raynouard, on suspecte M. de Jouy. Les Templiers sont repoussés, en 1806, parce que Philippe le Bel n'y joue pas un assez beau rôle et qu'il ne faut pas montrer la politique conduisant à des catastrophes ou à des crimes. On engage l'auteur « à faire une tragédie du passage de la première à la seconde race au lieu d'être un tyran, celui qui succéderait serait le sauveur de la nation. » Bélisaire ne peut être joué en 1809, parce que le public aurait pu y voir une allusion à Moreau, exilé déjà depuis cinq ans. Les États de Blois n'ont qu'une représentation, à cause de la parenté, lointaine, il faut le dire, du duc de Guise avec l'impératrice et la maison d'Autriche. On ne peut jouer à l'Opéra le Don Juan, de Mozart, avant que Fouché n'ait donné son opinion sur cette pièce, au point de vue de l'esprit public. » On refuse net de laisser jouer la Vestale.

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Et cependant, M. Despois reconnaît que « l'Empereur avait un sentiment élevé de la gloire littéraire. » Il s'apercevait que, malgré le zèle des défenseurs des saines doctrines, le siècle nouveau de Louis XIV tardait un peu à paraître; il s'en impatientait; il pressait le ministre de l'intérieur de lui proposer quelque moyen pour donner une secousse à toutes les différentes branches de belles-lettres, qui ont de tout temps illustré la nation. Curieuse image que M. Despois retourne contre celui qui s'en sert : « une secousse aux

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branches, dit-il, peut bien faire tomber les fruits, mais ce n'est point là ce qui les fera mûrir. »

L'auteur des Lettres et la Liberté ajoute, en guise de conclusion: « Au lieu d'abandonner le talent à lui-même, à son initiative, à son inspiration, l'encourager! le protéger! étendre à la pensée nationale le système protecteur qui pou vait réussir avec le sucre indigène! Napoléon, c'est son excuse, était ici dans la tradition invariable de la France. Gouverner tout, même l'esprit! Au lieu d'adopter, avec une légère variante, la devise des économistes: laissez faire, laissez penser. » J'ai peur que M. Despois n'ait trop raison: cette tradition invariable de la France, que Napoléon suivait par une pente naturelle au gouvernement absolu, la démocratie moderne n'est-elle pas trop disposée à la conserver, à la fortifier encore, sous l'influence des diverses doctrines sociales avec lesquelles nous l'avons vue, depuis trente ans, faire alliance?

Tout le monde subit ou accepte la mode de former des livres avec des articles de journaux. M. J. J. Weiss, l'un des rédacteurs ordinaires du Journal des Débats, pour la politique et la littérature, a étudié l'histoire d'une manière assez approfondie pour entreprendre sur une époque quelconque un travail de longue haleine. Le temps lui manque peut-être pour cela, ou bien il sent que la faveur publique ne se porte pas de ce côté; il fait comme ses amis, MM. Prévost-Paradol, Bersot, Taine, ou comme son patron, M. Silvestre de Sacy, un choix entre ses articles et études d'occasion, et il en forme son premier volume. Car, outre ses deux thèses pour le doctorat, M. J. J. Weiss n'avait encore rien publié. Ce livre s'appelle: Essais sur l'histoire de la littérature française, et est dédié à un de nos premiers essaysts, M. Saint-Marc Girardin.

En sa qualité d'historien, M. J. J. Weiss considère avec raison la littérature comme un des modes importants de

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