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l'histoire d'un siècle ou d'une nation. Il dit, en termes excellents La littérature seule d'un siècle nous révèle les altérations que subissent les idées, les sentiments et la phy ́sionomie de ce siècle. La littérature seule d'un pays nous apprend à bien juger ses institutions. A l'historien qui pâlit sur eux, les recueils d'ordonnance, les codes et les constitutions ne livrent que des lois inertes. C'est au théâtre, c'est dans le roman, c'est dans les œuvres des poëtes, c'est dans les jugements que les contemporains portent sur les choses de la politique et de la morale, qu'on découvre de quelle façon les lois ont nuancé l'éternel fond humain. Voulezvous savoir ce qu'était, sous l'ancien régime, le droit d'ainesse? Ne vous faites point apporter les gros livres des économistes; voyez dans Molière et dans Regnard comment. le frère parle à la sœur. Voulez-vous apprendre quels sont les vices propres à une société où les grands seigneurs forment une caste privilégiée et ne forment pas une aristocratie politique. Lisez Don Juan plutôt que le Siècle de Louis XIV?»

J'approuve sans doute cette manière large d'envisager l'histoire dans la littérature ou la littérature dans l'histoire. J'ai pourtant à faire des réserves. Il ne faut pas perdre entièrement de vue, au milieu de ces études d'histoire générale, la critique individuelle, celle qui fait ressortir les mérites ou les défauts propres d'une œuvre, le talent personnel d'un auteur. A ne voir dans un homme et dans un ouvrage que le temps ou le peuple dont ils sont le reflet, on fioirait par perdre le sens du mérite littéraire la composition la plus terne peut aussi bien représenter qu'un chefd'œuvre les mœurs et les idées d'un siècle. Les productions anonymes ou collectives dépourvues de toute physionomie propre, rendent aussi bien ce service que les œuvres revêtues de l'empreinte du génie. En outre, suivant le sentiment qu'on éprouve pour l'époque représentée, les œuvres et les auteurs bénéficieront ou souffriront de nos sympa

thies ou de nos répulsions. Devant l'histoire, comme devant la philosophie, la politique ou la religion, la critique doit conserver toute son indépendance.

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Moralistes anciens et peintres modernes. Portraits et originaux. M. Prévost-Paradol et Ch. Yriarte.

M. Prévost-Paradol, récemment élu membre de l'Académie française, semble avoir à cœur de justifier la préférence dont il a été l'objet. Il refait ses anciens livres, il en fait de nouveaux. Nous verrons plus loin ce que sa Revue d'histoire universelle est devenue par un complet remaniement. Une suite d'études sur toute une famille d'écrivains français, peintres par excellence de notre morale, a permis au jeune académicien de montrer tout ce qu'il possède luimême de délicatesse dans l'art d'écrire et de peindre. Je veux parler du volume d'Études sur les moralistes français1.

Il est presque inutile de dire quels sont les moralistes objets de ces études : tout le monde a nommé Montaigne, avec son ombre fidèle, la Boëtie, puis Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère et Vauvenargues. Des réflexions personnelles sur la Chaire, l'Ambition, la Tristesse, la Maladie et la Mort complètent le volume que les portraits de nos portraitistes n'auraient pas suffisamment rempli.

Il était difficile de dire des choses bien nouvelles sur ces peintres des éternels travers de la nature humaine. La Bruyère se plaignait déjà que tout était dit, que l'on venait trop tard, depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. D'autres sont venus après lui et ont

1. Hachette et Cie, in-18, VH-304 pages.

pensé à leur tour, et écrit. M. Prévost-Paradol ne peut faire connaître ses maîtres qu'en les répétant, ou en les traduisant dans un langage personnel, condamné à être excellent pour ne pas trop faire rougir les modèles. La page suivante sur la Rochefoucauld montrera quel profit il a tiré du commerce de nos grands écrivains.

En y regardant bien,... l'air de vérité des Maximes leur vient de leur vérité même, et si elles s'imposent à notre esprit, c'est qu'elles nous découvrent des parties mal entrevues de notre cœur. Entendons-nous pourtant sur cette vérité des Maximes. Si l'on passe d'abord condamnation sur cette confusion de mots dont nous avons parlé naguère entre l'égoïsme et la vertu, l'intérêt et le devoir, les Maximes sont vraies dans presque tout ce qu'elles disent; leur fausseté n'est que relative et vient seulement de ce qu'elles omettent. On y met en lumière, avec un art admirable, des faits certains, ingénieusement relevés au désavantage de l'homme, et l'on y passe tout simplement sous silence le fait non moins certain qui devrait être invoqué à sa décharge ou compléter du moins le tableau de son cœur. Le mot de sophisme répugne et paraît presque violent lorsqu'il s'agit d'un tel ouvrage, et cependant il est aisé de surprendre dans le procédé habituel de l'auteur des Maximes ce qu'on appellerait, en termes d'école, le sophisme d'omission ou de généralisation excessive. Lisez, par exemple, cette définition si profonde des divers genres de courage, qui les réduit tous à néant et n'en laisse subsister que le nom; elle est irréprochable si ce n'est qu'il y manque deux lignes où l'on reconnaisse enfin qu'il y a des exemples d'un certain courage qui se passe de témoins, de lumière, de vanité, de récompense, d'espérance même, qui est parce qu'il est, et qui compte parmi les plus nobles mouvements de l'âme humaine. Lisez encore cette définition incomparable de l'affliction, où l'on énumère toute les raisons pour lesquelles on pleure; on croirait voir un habile chimiste analysant et faisant s'évanouir en ma. lignes vapeurs toutes les larmes échappées, depuis la création, du cœur de l'homme. Mais il manque quelque chose dans le creuset de La Rochefoucauld: un peu de douleur vraie, sorte de corps premier, d'élément indécomposable, qui eût résisté à tous ses efforts et témoigné jusqu'au bout que les larmes de l'homme coulent parfois comme son sang, sans autre calcul et sans autre raison qu'une blessure.

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On trouvera dans les Études sur les moralistes français, beaucoup de pages comme celle-là. Il n'a manqué à M. Prévost-Paradol pour prendre rang dans la famille nécessairement restreinte des écrivains dont il s'occupe, que de naître un ou deux siècles plus tôt.

Le Marquis de Villemer a été heureux dans le roman et l'heureux au théâtre. Il est encore heureux lorsqu'il sert de prête-nom à l'un des écrivains les plus ingénieux et les plus incisifs de la petite presse. Les Portraits parisiens' que M. Charles Yriarte a tracés sous ce pseudonyme et qui ont été publiés par le Figaro avant de paraître en volume, ont eu la bonne fortune, non pas seulement de piquer la curiosité publique par ces mille allusions fines ou transparentes si fort à la mode dans tous les temps, mais d'intéresser les gens délicats à des études dignes de nos meilleurs écrivains humoristiques par le mérite littéraire et par le côté moral des peintures.

M. Ch. Yriarte a choisi pour épigraphe un passage de La Bruyère: « J'ai pris, dit l'auteur des Caractères, un trait d'un côté et un trait d'un autre; et de ces divers traits qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère, ou comme le disent les mécontents par la satire de quelqu'un, qu'à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre. »

Malgré les promesses de ce programme mieux fait pour le dix septième siècle que pour le dix-neuvième, M. Ch. Yriarte n'a pu échapper à la loi commune des satires de notre temps. Son livre a fait scandale, et tellement que les tribunaux, à la requête d'une grande dame du demimonde, en ont condamné une partie à la suppression. Il s'agissait d'un des plus jolis portraits du livre, de cette

1. Dentu, in-18, 284 pages.

Antigone derrière laquelle se cachait un visage de femme, une physionomie connue. Quelques traits trop vifs pour le Figaro lui-même qui les éditait, éveillèrent la susceptibilité du modèle, qui alla se plaindre au tribunal de première instance. Notre moderne La Rochefoucauld eut beau protester de son innocence, les juges d'un commun accord donnèrent gain de cause à Antigone, et l'esquisse si fine, si mordante qu'avait publiée le journal, ne figure plus dans le livre qu'à l'état d'extraits, de coupures informes. Comme le dit M. Yriarte avec un peu de malice, ce n'est plus maintenant qu'un portrait impersonnel.

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Un portrait peut-il jamais l'être, et, malgré l'affirmation de La Bruyère, lorsqu'un modèle est sous nos yeux, pouvons-nous ne pas le copier, je ne dis pas servilement, mais avec plus ou moins de scrupule? La fantaisie est si loin de la réalité, l'imagination si fort au-dessous de l'observation pure, qu'un esprit juste, précis, est ramené malgré lui du monde idéal dans le monde réel. Je suis donc convaincu que l'épigraphe du pseudo-marquis de Villemer n'était qu'une simple précaution oratoire. M. Ch. Yriarte savait bien qu'il copiait. Il y a des portraits plus remarquables que leurs modèles, et l'Antigone du Figaro valait peut-être mieux que celle qui est venue s'asseoir au Palais de justice; mais, pour être idéalisé, le portrait n'en était pas moins ressemblant. En l'état où le tribunal l'a réduit, il est impossible d'en rien citer qui puisse donner une idée du sujet. J'aime mieux choisir ailleurs dans le portefeuille si bien. garni du chroniqueur et détacher au hasard quelques lignes d'une autre étude faite aussi sur nature et qui s'intitule : La Dame aux yeux gris.

Elle est brune, de taille moyenne, élégante et fine, à la fois blanche et pâle, un peu élégiaque et sentimentale; elle marche bien, et on sent qu'elle est de race.

La main est parfaite, longue, effilée, psychique, les dents sont exquises, la bouche est un peu sèche et rebelle aux bai

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