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voir de plus près sans danger pour elle; car M. Lespès est plus qu'on ne croit un écrivain soigneux qui se souvient de son ancienne école, le Figaro. Un de ses articles de genre les plus remarqués: Comment se fait et se défait un livre, fait partie des Tableaux vivants. J'en détache quelques lignes :

Que faut-il pour provoquer l'éclosion d'un beau livre? Un sentiment, une impression, un rêve....

Le sourire d'une jeune fille fait naître Graziella.

Un caprice de philosophe nous donne le Voyage autour de ma chambre.

Saintine écrit un chef-d'œuvre avec une fleur.

Buffon idéalise un rayon de soleil.

Wieland compose une merveille avec la danse des atomes. Le livre est né, logique, attachant, original, beau comme tout ce que produit cet enthousiasme de l'esprit qu'on nomme inspiration. Il est né, et aussitôt on l'habille des pompes somptueuses du style à la mode; on l'orne de périphrases coquettes, on le couronne des fleurs les plus brillantes de la rhétorique moderne, on lui taille une layette dans la prose tissée d'or des Gautier et des Saint-Victor, ou bien on le costume à la puritaine, avec les toiles écrues de l'école réaliste.... Si mieux on n'aime le travestir avec l'habit à paillettes, tant de fois retourné en ces temps, des Contes de Voltaire.

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Ainsi va Timothée Trimm, léger et incisif, bonhomme et doucement railleur; sans prétention à la profondeur et à l'esprit il n'a pas besoin d'être profond et il sait qu'il est spirituel. La phrase marche, les métaphores coulent doucement, sans embarras et sans arrêts, dans ce style fluide auquel il ne manque ni le nerf, ni l'idée philosophique. Voyez plutôt la péroraison du chapitre que je viens de citer:

La mort du livre, c'est sa mise à la fonte, c'est le reste de l'édition jeté à la cuve béante des papeteries, effacé, expurgé, anéanti, redevenu papier planc..... Quand nous admirons. écrivains, mes frères ! ces belles pages d'albâtre qui coquettent devant notre plume paresseuse... . frémissons si nous croyons aux revenants..... ce sont peut-être là les fantômes des livres qui nous ont précédés.

Je ne voudrais pas effaroucher la modestie de Timothée Trimm; mais si sa doctrine était vraie, il en faudrait conclure qu'il a su maintes fois choisir le papier sur lequel il écrivait et le prendre, avec un flair tout particulier, parmi les meilleures pâtes de ses prédécesseurs en esprit et en humour.

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Mélanges sur mélanges. La force moqueuse, l'esprit ingénieux, le style à effet, la critique attendrie. MM. Taine, Merlet, A. Aubryet, et Ch. de Mouy.

Je n'ai plus à faire faire à mes lecteurs la connaissance de M. Taine. Il n'est peut-être pas un seul de ses livres qui n'ait été, dans l'Année littéraire, l'objet d'une analyse spéciale ou l'occasion d'une appréciation générale de ce talent vigoureux et subtil. Comme il est partout lui-même, nous le retrouverions, si nous voulions, tout entier dans un livre de mélanges intitulé: Nouveaux Essais de critique et d'histoire1.

Le mot mélanges est ici à sa place: les articles que le volume contient ne sont pas nombreux, mais singulièrement variés. Il s'agit successivement, dans un ordre ou un désordre que je ne cherche pas à comprendre, de M. Jean Reynaud et de philosophie religieuse, de La Bruyère considéré comme homme et comme écrivain, de Balzac étudié dans sa vie et son œuvre, de Jefferson comme homme et comme politique, de Renaud de Montauban représentant les passions et la morale au moyen âge, de Racine et de son théâtre, des Mormons et de leur singulière tentative d'innovation religieuse, de Marc-Aurèle, de sa vie et de sa morale, du Boudhisme, de ses origines, de ses doctrines et de

1. Hachette et Cie, in-18, 396 pages.

ses pratiques, enfin d'un savant mathématicien polyglotte, Franz Woepke, un inconnu digne d'être célèbre.

La philosophie religieuse, qui est la préoccupation du jour, domine dans le livre, et voici, dès le début, un passage plein de finesse, qui marque bien sa place dans la vie moderne :

Combien de gens dans le monde, demi-croyants, demi-sceptiques, essaient de concilier les vérités qu'ils ont apprises avec les traditions qu'ils n'ont point oubliées! On flotte entre la religion et la philosophie; on aime à la fois l'obéissance et l'indépendance; on est fidèle aux idées modernes, mais on ne veut point rompre avec les idées anciennes, et l'on souhaite involontairement qu'une main heureuse ou habile, accordant les deux puissances rivales, rétablisse la paix dans l'esprit de l'homme. Que la religion abandonne des prétentions surannées et que la philosophie renonce à des négations téméraires; que toutes deux se réunissent en une doctrine aimable et vraisemblable; que les deux méthodes se rapprochant et prenant l'homme chacune par la main, le conduisent comme deux bons génies, vers la vérité promise, puisqu'il ne veut ni désavouer l'une ni quitter l'autre, et puisqu'il s'attache à ses deux guides avec un nouvel amour. Là-dessus quelques chrétiens font un pas vers la philosophie et plusieurs philosophes font six pas vers le christianisme.

Le ton dégagé et un peu railleur de ces lignes suffit pour montrer l'esprit dans lequel M. Taine aborde les questions religieuses dans ses Nouveaux Essais de critique comme dans ses autres ouvrages; il comprend à merveille ces tentatives de restauration complaisante du passé, mais il ne se rattache lui-même à ce mouvement de l'esprit contemporain que par le plaisir qu'il éprouve à le critiquer ou à le peindre.

Je n'ai pas non plus besoin de m'arrêter à un nouveau volume de M. G. Merlet: Causeries sur les femmes et les livres. Le titre seul en dit l'origine et le sujet. Il s'agit 1. Didier et C, in-18, 378 p.

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encore d'articles de journaux à l'occasion de publications récentes. Les ouvrages de M. Cousin sur les femmes du dix-septième siècle ont servi de prétexte à la première étude du volume: Madame de Chevreuse ou la Galanterie et la politique au dix-septième siècle; les élucubrations astrologiques de M. Flammarion fournissent un des derniers articles: la Pluralité des mondes. Entre ces extrêmes, les études sur les femmes dominent; M. G. Merlet fait poser devant nous Mme Deshoulières, « une muse au dix-septième siècle, Mlle de la Vallière, ou repentir, » Mme de Maintenon, ou le pour et le contre, puis Mme de Sévigné, puis, au siècle suivant, Mme de Warens, Mme Roland, Mme de Monnier, et enfin, après quelques études générales sur les femmes au dix-septième et au dix-huitième siècle, l'inévitable Mme Swetchine, et la non moins inévitable Eugénie de Guérin. Dans un second groupe qui forme à l'écart le côté des hommes, Joseph Vernet représente« l'artiste rangé, » Hippolyte Flandrin « le peintre dans la vie privée, » M. Lebrun « un poëte de transition,» et M. Cuvilier-Fleury, un dernier survivant d'un type regretté. Dans cette variété de sujets, l'auteur des Causeries sur les femmes et les livres, conserve les traits que j'ai déjà fait connaître de sa physionomie littéraire: une finesse ingénieuse et une orthodoxie toute de sentiment.

Depuis le jour où j'ai parlé de M. Xavier Aubryet pour la première fois, à propos de son premier volume d'essais de critique les Jugements nouveaux1, M. X. Aubryet a fait un certain chemin en littérature, et il l'a fait par le journalisme. La Presse a reçu de lui des causeries hebdomadaires, curieuses par les enjolivures du style, et il a donné au Moniteur officiel des études littéraires remarquées, avant de devenir un des collaborateurs assidus du petit Mo

1. Voy. tome III de l'Année littéraire, p. 294-297.

niteur du soir. Du journal au livre il n'y a plus aujourd'hui qu'une question de mise en pages, et M. Xavier Aubryet a donné pour pendant à ses Jugements nouveaux un second volume sous ce titre : les Idées justes et les idées fausses. Il s'y montre encore, en maints endroits, partisan de l'école styliste et se plait dans les agréments raffinés du langage, où il porte cependant moins de recherche. Disciple de MM. Arsène Houssaye et Barbey d'Aurevilly, il rappelle encore les idées de celui-ci, la forme de celui-là, mais avec plus de mesure et une empreinte plus personnelle. Quand le genre rutilant des Th. Gautier, des Paul de Saint-Victor se modère et s'adoucit, il n'en reste plus que les qualités, la force et l'éclat.

Le parallèle suivant entre Voltaire et Diderot, détaché d'un chapitre sur le style, montrera jusqu'à quel point M. Xavier Aubryet a dépouillé le vieil homme, et quels gages il donne encore au genre faux et brillant par lequel il avait cherché d'abord à se faire un nom.

Quand on le retire de ce fumier d'impiété où l'on voudrait qu'il y eût moins de perles, Diderot est peut-être l'écrivain le plus sympathique de ce dix-huitième siècle, qui fut la fleur de la sociabilité. Sous le grand artiste on sent l'homme : ce n'est pas un instrument, c'est une conscience; et dans ses beaur jours, quelle organisation complète! Il a de l'esprit, il a des sens, il a des entrailles, il a de la poésie; sa phrase surabonde d'une telle vie qu'on dirait qu'il écrit avec du sang; — c'est la plus riche pourpre de ses veines que contient son eucrier. Le battement de son cœur se retrouve dans sa production : il est inégal, il est tumultueux, il a souvent la fièvre; mais, là où il est bon, il est exquis; et, dans toute la littérature française, je ne connais pas de pages plus adorables que l'histoire de Madame de la Pommeraye et Ceci n'est pas un conte. — On parle toujours du style de Voltaire : Voltaire est moins un homme de style qu'un homme d'une élocution merveilleuse. Diderot, dans ses accès de génie, est, selon nous, bien supérieur à Voltaire comme écrivain. Voltaire est surface, Diderot est substance. Voltaire, c'est l'idéal du dessin linéaire; Diderot

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