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La vie, c'est la perpétuelle rencontre du triste et du gai, du sérieux et du ridicule, du beau et du hideux, du grand et du médiocre, de l'épique et du trivial, de l'infini et du matériel. C'est tous les contraires se croisant, se touchant, se pénétrant, se mêlant. Ce qui te fait rire me fait pleurer. L'ennui du maître est la vengeance du domestique. Pendant que son petit enfant se tordait, brûlé, dans son berceau blanc et rose, la mère était au bal et dansait et raillait amèrement la robe d'une amie trop belle.

A tout instant, le grotesque jaillit du douloureux, et le douloureux du grotesque. Cet agónisant dit dans son délire des choses d'une bouffonnerie irrésistible. Vatel se tue parce que le poisson est en retard.

Dans tout instant, il y a de la vie; dans tout homme il y a l'homme.

On ne peut pas plus abstraire un homme de l'humanité, une heure de la vie, une passion de l'âme, qu'on ne peut puiser dans l'Océan un verre d'eau de Seine.

La tragédie sépare la vie en deux lots: Dans l'un, les héroïsmes, les catastrophes, les crimes; dans l'autre, les vices, les ridicules, les infirmités, les appétits; elle s'adjuge le premier lot, et jette le second à la comédie.

Pour la tragédie, tous les hommes sont graves et solennels, il n'existe pas au monde un seul imbécile; personne n'a jamais été avare, poltron, gourmand; personne n'a jamais eu d'indigestion; le corps n'est pas vrai, le ventre est une calomnie.

La principale majesté de Louis XIV, c'était sa perruque. Il le savait; aussi, tous les soirs, il laissait ses valets lui déshabiller le corps, non la tête. Quand c'en était là, il entrait derrière les rideaux, qu'on fermait soigneusement, ôtait lui-même, de sa main royale, sa perruque, et la passait, entre les rideaux écartés avec précaution, à un valet qui la recevait en détournant pudiquement les yeux. Le matin, avant de rouvrir les rideaux, le gentilhomme de la perruque la repassait de la même façon au roi qui la remettait de sa propre main. Louis XIV n'a jamais été vu sans perruque.

Ni la tragédie non plus.

Exagérations puériles et qui commencent à n'être plus très-neuves; méchancetés inoffensives. Les procédés du style sont curieux mais d'un facile emploi. C'est le rapprochement à outrance des choses que leur nature ne rapproche

pas. L'imagination se fait vite à ces relations de mots qui ne répondent pas à des relations d'idées. En voyant venir Vatel avec ou plutôt sans sa marée, on se dit involontairement :

On ne s'attendait guère

A voir Vatel en cette affaire.

Ailleurs, à propos des règles, naturelles ou arbitraires, relatives à la division des genres, M. Aug. Vacquerie dit d'une manière plus inattendue encore : « Nous sommes admirables avec nos fruits défendus! Dien n'en a défendu qu'un, et Adam l'a mangé ! »

L'inattendu, dans les mots, c'est l'idéal du style pour les romantiques, comme l'inattendu dans les idées est celui de leur philosophie, et l'inattendu dans les incidents, celui de leur drame.

Les livres de la jeunesse. La bohême dans le passé et dans
le présent. MM. Proth et J. Vallès.

Les jeunes générations s'annoncent avec plus ou moins de bruit dans les journaux et dans les livres qui ont la prétention de les représenter. Elles affichent des tendances dont la diversité même est un curieux spectacle; elles se disputent le présent sans bien savoir ce qu'elles en veulent faire, ni quel avenir elles en peuvent tirer. Il y a aujourd'hui la jeunesse bien pensante, c'est-à-dire qui ne pense pas ou qui ne veut pas penser. Il y a la jeunesse qui pense librement ou, du moins, qui déploie les couleurs voyantes du drapeau libre-penseur. L'une revient de Castelfidardo où elle a laissé battre le pouvoir temporel du pape; l'autre va en pèlerinage à Jersey, auprès du grand maître du progrès révolutionnaire. L'une et l'autre se calment avec l'âge, qui éteint

ou amortit tous les enthousiasmes. Des mouvements un peu désordonnés qui peuvent agiter la jeunesse, je comprends mieux celui qui l'emporte vers l'avenir que celui qui la rejette dans le passé, et je pardonne plus volontiers la foi inconsidérée en un progrès chimérique que l'obstination aveugle dans les pensées rétrogrades.

Les Vagabonds, de M. Mario Proth, sont le livre d'un jeune homme qui s'est mis ardemment au service des idées nouvelles. L'auteur était un des plus assidus collaborateurs de la Revue internationale, recueil cosmopolite, fondé à Genève en 1859, par M. Carlos Derode, à qui le volume est dédié. Les « Vagabonds » sont les héros ou les victimes de toutes les agitations intellectuelles qui ne permettent pas au génie humain de s'arrêter dans les divers chemins de la science, de l'art, de la philosophie, de la religion. La véritable image de l'humanité pensante et agissante, est celle d'un Juif-Errant volontaire. Ahasver n'a point de patrie; il cherche partout un abri, mais ne se repose nulle part; ses étapes s'appellent des révolutions; toutes les hôtelleries qui lui offrent un asile s'écroulent d'elles-mêmes autour de lui; il marche au milieu de ruines.

Mais il prend son parti des vicissitudes auxquelles le progrès le condamne; après avoir pleuré de tant de chutes, il trouve bien plus gai d'en rire. Il n'a plus d'illusions, il raille ses prétentions à l'immortalité. Il insulte aux majestés tombées qui font encore les vaines; il les nargue, même quand elles sont debout, certain que leur dernière heure n'est loin. M. Mario Proth voit un type de ce vagabond de l'intelligence dans Rabelais, le roi des moqueurs. Au bruit de son gros rire, le passé s'ébranle, et la raison entrevoit, à travers l'ivresse des jouissances matérielles, les futures conquêtes de la science affranchie. «N'aie peur, petit,

pas

1. Michel Lévy, in-18, XII-328 p.

dit Panurge, et entre donc ; c'est ici qu'on fonde la foi profonde. »

M. Mario Proth applaudit à tous les révolutionnaires de la pensée, à tous ceux qui préparent la transformation de la société, en se moquant d'elle. Il écrit sur Voltaire, l'un de ses plus illustres Vagabonds, des pages où la personne du patriarche de Ferney est moins bien traitée que son œuvre. C'est que M. Proth va plus loin que Voltaire; il trouve que la tâche du dix-huitième siècle n'est pas achevée. Les philosophes n'ont pas démoli tout ce qui méritait de l'être, et bien des choses qu'ils ont justement jetées à terre, se sont relevées. Avec les négations violentes de la préface, servant de préludes aux railleries téméraires du livre, l'auteur des Vagabonds me fait l'effet de vouloir tirer à son tour, comme jadis Proudhon, ce fameux coup de pistolet destiné à ameuter les passants. Que de gens le tirent aujourd'hui parmi les jeunes recrues de tous les partis! Mais ce n'est pas assez de faire du tapage avec la poudre, il ne suffit même pas de viser à la cible, il faudrait abattre la poupée.

Parmi les volumes d'articles de genre composés par les chroniqueurs du petit journalisme: il en est un, les Réfractaires, de M. Jules Vallès1, qui m'est signalé de façon à ne pouvoir m'échapper. Un spirituel critique, M. G. Merlet, présentant aux lecteurs de la France la troisième édition du Dictionnaire des contemporains, compare, à propos de cet ouvrage, la littérature contemporaine à une armée irrégulière, à laquelle nous ouvrirons des cadres toujours trop étroits, fussent-ils immenses. Il ne s'étonne pas que M. Vallès n'ait pas encore été compris dans les rôles du Dictionnaire, mais il le considère comme devant y figurer bientôt parmi les soldats dont l'avancement sera rapide.

1. Faure, in-18, 328 p.

2. 23 janvier 1866.

C'est à ses yeux un zouave, un zéphir du journalisme militant, qui a fait campagne dans le pays de Bohême et nous en rapporte son livre, les Réfractaires.

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On ne peut essayer d'analyser cette suite de peintures et de satires, qui ont déjà été traitées par d'autres écrivains et sous divers titres. Il s'agit encore une fois de ces déclassés de la génération présente, qui luttent contre la misère avec leur plume, et qui succombent le plus souvent par le désordre de la vie, l'impuissance de la volonté, ou l'insuffisance du talent. M. Jules Vallès parle de ces épreuves en homme qui les a traversées avec bonheur. C'est aujourd'hui, nous dit-on, « un enfant prodigue qui se range et veut réparer le temps perdu. Il y a mieux encore : « C'est un naufragé de la Méduse, qui, sauvé par miracle, raconte avec une sorte de frisson les épisodes de la traversée sinistre. Aujourd'hui qu'il a pris terre, il chante le De profundis de tous les trépassés qui ne méritent pas d'être aussi heureux que lui.

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En est-il vraiment ainsi, et faut-il accepter les Refrac taires comme l'adieu, comme le dernier salut d'un homme de talent à un genre littéraire sans grande valeur? Le sentiment personnel qui se reflète dans le style, en est le seul mérite; le décousu des idées, un négligé qui n'est pas sans prétention, prennent facilement un faux air d'originalité; mais tous ces souvenirs de la cour des miracles de la littérature, ne sont bons qu'à rappeler les sinistres conclusions que Mürger faisait succéder à des peintures complaisantes: «La bohême n'est pas un chemin, c'est un cul-de-sac, ou bien encore: «C'est une maladie dont on meurt. » M. Vallès témoigne d'ailleurs, dans ses Réfractaires, d'un certain don d'observation, et de quelque vigueur de critique: on ne peut que lui souhaiter d'appliquer ces qualités à des objets plus dignes d'intérêt.

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