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Le petit journalisme et les volumes les plus légers. Le grotesque, le scabreux et l'édifiant. MM. P. Véron et Aur. Scholl.

On m'a quelquefois reproché de ne pas faire assez de place, à côté de la littérature sérieuse, à la littérature légère. Je n'ai pas plus de dédain pour celle-ci que de fétichisme pour celle-là, et j'avoue que les articles du petit journalisme littéraire, quand ils sont spirituels, me font plus de plaisir que les études emphatiques des graves revues, quand elles sont aussi vides que pompeuses. Un peu de bon sens, de sel gaulois et de style, font mieux, littérairement, mon affaire, que le savoir pédant et l'éloquence gourmée.

Les rédacteurs des petits journaux ont aujourd'hui cela de commun avec ceux des grands qu'ils ne veulent laisser rien perdre de leur prose; ce qu'une feuille volante disperse à tous les vents du jour, ils le recueillent pieusement dans le livre. De là une famille de plus de volumes de mélanges. Nous avions les pièces de résistance des grands journaux, sous les titres inévitables d'Études ou d'Essais de littérature, de morale, de politique. Nous aurons les moindres miettes des petits, sous des titres de fantaisie plus ou moins excentriques.

M. Pierre Véron a été depuis quelques années l'un des collaborateurs les plus actifs du journalisme exclusivement littéraire. Il est peu de feuilles légères, satiriques, humoristes, illustrées ou non, qui n'aient reçu de lui ce qu'on appelle des articles de genre, particulièrement consacrés à la peinture ou à la charge des mœurs contemporaines. Le Monde illustré, l'Illustration, le Charivari, le Petit Journal, le Journal amusant, le Figaro, le Nain Jaune, se sont émaillés de ces fantaisies, que le grand journal politique n'a

quelquefois pas dédaigné. M. Véron a pensé qu'on relirait avec plaisir tous ces caprices de la plume, qui d'ordinaire ne vivent qu'un jour, et, avec les colonnes des journaux que nous venons de rappeler, il a déjà formé une quinzaine de volumes, où se suivent mille petits riens littéraires et philosophiques. Voilà les titres de quelques-uns: Paris s'amuse, les Marionnettes de Paris, deux suites de l'Année comique, les Gens de théatre, les Marchands de santé, Avez-vous besoin d'argent? la Famille Hasard, la Foire aux Grotesques1.

« Les Grotesques!» Il y a là tout un genre. Les rédacteurs des petits journaux n'ont peur ni du mot, ni de la chose.. La littérature amusante passe volontiers du portrait à la charge, du croquis à la caricature; elle choisit les types excentriques, elle en force les traits; au besoin, elle crée de plaisantes monstruosités. Le mot grotesque résume bien ces inventions. Les peintures de ce genre sont quelquefois vraies sans être vraisemblables: d'autres fois elles sont vraisemblables sans être vraies. Tantôt elles sont personnelles; comme les satires de l'ancienne comédie grecque, elles attachent un nom propre au pilori du ridicule, elles ramènent à satiété un personnage connu, avec son tic ou son travers, avec l'incident comique où il a été mêlé un jour, avec la couleur fidèle de son habit, avec tel signe particulier de son visage, avec sa verrue ou sa mèche de cheveux rebelle. Tantôt les esquisses du caricaturiste sont plus générales; elles s'attachent aux types et non à l'homme, elles prennent sur le fait la nature quelquefois, et plus souvent l'usage, la mode, les mœurs et les manies du jour.

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C'est dans ce dernier genre que M. Véron excelle. Ses Grotesques sont partout et ne sont nulle part, il ne nomme personne mais désigne tout le monde; il y a une de ses fantaisies intitulée : « Vous l'avez connu. » C'est

1. Volumes in-18 d'environ 300 pages, la plupart chez Dentu, quelques-uns à la Librairie centrale.

ce que vous êtes tenté de vous dire devant chaque portrait un peu réussi.

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Dans ces petites études de mœurs il faut distinguer le tour et l'idée celle-ci est déjà quelque chose, mais le tour surtout la fait valoir. Par exemple, M. Véron imagine, à la fin d'une année scolaire, de nous montrer « l'envers d'une distribution de prix. » Il s'agit pour lui de dire successivement ce qui naît d'impressions, de sentiments ou de souvenirs dans chaque cervelle, à propos de cet événement dont chacun raconte annuellement les pompes extérieures. Pour cela l'auteur se suppose armé de « la fameuse baguette magique que le Diable boiteux légua, dit-il, aux fantaisistes, ses modestes héritiers. » Une série de monologues nous fera entendre toutes les variations de ce chant à bouche close exécuté mentalement par les assistants. Le garde de Paris se plaint de quatre heures de planton; l'ouvreuse de portières compte sur les gros pourboires des pères des lauréats; le professeur chargé du discours latin, flotte entre l'admiration de ses phrases et un doute poignant sur la latinité d'un mot; le massier murmure; un lauréat riche rêve d'un fusil neuf et autre cadeaux; le lauréat pauvre se désespère de perdre une partie de sa bourse à la pension parce qu'il n'a que des seconds prix; le maître de pension voit la réclame que lui fournissent ses succès s'étaler dans les grands journaux; parmi les mères, l'une s'applaudit de la sensation produite par sa robe de moire et son châle de guipure, l'autre pleure d'espoir et de tendresse. L'étranger qui n'a rien compris, le quinquagénaire indifférent, l'inspecteur qui proclame les prix, menacé d'une extinction de voix; un statisticien, les musiciens de l'orchestre, le cocher de fiacre, tout le monde fait son petit monologue, jusqu'au ramasseur de bouts de cigares, dont voici le mot : « Quand je pense que j'ai eu, moi aussi, un prix de thème en 1824. »

Dans la foule de ces fantaisies disputées à l'oubli, il en est sans doute beaucoup qui ne méritent pas de survivre aux

circonstances qui les cnt fait éclore. Un certain nombre pourtant valaient la peine d'être conservées pour représenter les meilleures traditions de l'esprit français dans la littérature légère.

Puisqu'il est de droit commun chez les journalistes de la grande presse de faire des volumes avec des articles, pourquoi, encore une fois, cet usage serait-il interdit aux écrivains du petit journalisme? Leurs productions petillantes d'esprit, ou plates jusqu'à la sottise, suivant l'auteur et le sujet, s'effaceraient bien vite de la mémoire publique, s'ils ne prenaient soin de les lui représenter sous une autre forme, avec un titre qui les rajeunit. C'est ce que ne manque pas non plus de faire M. Aurélien Scholl, un des escarmoucheurs les plus infatigables du petit journalisme parisien, où il brille par des qualités naturelles et des défauts de convention.

Les Dames de Risquenville qu'il publie ainsi cette année, remplissent à peine une petite partie du volume qui porte leur nom. Le reste est bourré un peu au hasard et sous des titres de fantaisie, d'échos et de nouvelles à la main, publiés dans le Figaro, dans le Nain jaune, et n'ayant d'ailleurs aucun rapport avec le sujet annoncé. Mais on y rencontre çà et là, au travers de mots piquants prétentieux ou risqués, d'anecdotes scabreuses ou triviales, quelques pages vraiment littéraires, et même, le croirait-on? des vers, vers charmants. Voici le commencement d'une pièce inachevée qui a pour titre : l'Amour, la fortune et la mort:

Là-bas, c'est mon pays, la Gascogne joyeuse,
Où la pierre à fusil, sous le cep qui se tord,
Jette son étincelle aux mille grappes d'or
Que porte à ses bras verts la vigne plantureuse.

1. Librairie centrale, in-18, 307 pages.

Je

Le catalpa frileux n'y connaît pas d'hivers,
Et la brise confond, en jouant sur la grève,
Le parfum des jasmins et l'âpre sel des mers.
Là-bas, c'est mon pays, où le soleil se lève
Sans lutter, chaque jour, contre des cieux couverts
Pour en sortir pâli comme d'un mauvais rêve.

Là-bas, c'est mon pays, où les filles, le soir
Vont puiser en chantant l'eau claire à la fontaine,
Et savent, sans plier, vers la maison lointaine
Les deux bras arrondis, porter la cruche pleine,
Sur leur front couronné d'un madras rouge et noir.

Là-bas, c'est mon pays où la nature est folle,
Où l'orage est au cœur et dans les yeux l'éclair,
Où la lèvre est ardente et la vertu frivole,
Lorsque le rire éclate et que la chanson vole,
Et qu'avec les oiseaux les désirs sont dans l'air.

ne m'attendais pas à trouver ces vers souples, nombreux et bien remplis, à côté des histoires que racontent les Dames de Risquenville. M. Aurélien Scholl les a placés là au petit bonheur, pour ne pas les perdre, et il a bien fait. Ils m'ont permis de citer quelque chose d'un volume qui ne se recommande, au premier abord, ni par son purisme ni pár

sa moralité.

Il ne faudrait cependant pas accuser trop vite l'auteur des Dames de Risquenville de manquer de pruderie ni d'austère dignité; car en tête d'un volume anonyme qui s'intitule: Bivouacs de Vera-Cruz à Mexico par un zouave1, il a placé une préface toute en italiques, dans laquelle il exalte la religion et le chauvinisme, en un langage digne de MM. Veuillot ou Barbey d'Aurevilly. Elle se termine ainsi : « Si jamais ce malheur arrivait que les orgueilleux et les fous qui sapent la religion par une désastreuse éloquence, vissent s'écrouler le dernier autel sur la terre de Clovis, une chose resterait debout qui nous sauverait : le

1. Librairie centrale, in-18, xiv-248 p., avec cartes.

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