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M. Prévost-Paradol s'efforce de traiter tous ces points délicats avec autant d'indépendance que s'il n'avait pas conservé la foi de Bossuet. Il donne naturellement plus de place au christianisme dans le monde moderne, qu'il n'a fait au judaïsme dans le monde ancien; mais il conserve leur rang aux autres éléments de l'histoire. La religion a beau dominer le moyen âge, les événements y ont encore des aspects politiques qu'il faut saisir; le spirituel triomphe du temporel, mais celui-ci résiste, et le spectacle de la lutte cesserait d'être intéressant si l'on se hâtait d'anéantir l'un des deux adversaires. La victoire même ne doit pas cacher les fautes ou les crimes, et l'historien, comme Caton, doit parfois prendre parti pour les vaincus, contre les dieux. M. Prévost-Paradol ne manque pas à ce devoir. On en peut citer pour preuve cette page sur les massacres de la Saint-Barthélemy, que Bossuet n'aurait pas dictée:

Si le souvenir de cette journée ne peut s'effacer de la mémoire des hommes, c'est que jamais un crime public n'a été aussi solennellement préparé, aussi cruellement accompli, aussi imprudemment justifié. Ce conseil des chefs de l'État organisant dans la cité l'assassinat et le pillage, ce jeune roi, rassurant, par des embrassements hypocrites, ceux qu'il a désignés pour le meurtre, ce peuple ivre de sang, cette cour qui va en grande pompe voir à Montfaucon ce qui reste du corps de Coligny; le massacre ranimé à Paris par un prétendu miracle, propagé dans toute la France par les ordres exprès du roi, officiellement applaudi par le roi d'Espagne et par la cour de Rome; ce mélange repoussant de ferveur religieuse et de rage sanguinaire, de crédulité ridicule et d'impitoyable politique, tout contribue à donner à la Saint-Barthélemy la première place parmi les événements à la fois les plus déplo rables et les plus instructifs, qu'ait causés en Europe la lutte du protestantisme et de l'Eglise romaine.

Dans cette revue rapide des événements où le relief doit être proportionné à l'importance, M. Prévost-Paradol s'attache à établir une suite logique, une sorte de filiation cou

tinue. C'est une satisfaction que l'historien le plus en garde contre les explications arbitraires a de la peine à se refuser. Prendre les faits dans l'ordre ou le désordre où la chronologie et la géographie les présentent, paraît une tâche modeste, insuffisante; les montrer s'engendrant les uns les autres, établir entre eux les relations savantes de la cause à l'effet, découvrir ou broder soi-même dans leur trame les desseins divins, voir clair dans l'œuvre de la Providence, au lieu d'avouer l'ignorance des causes innombrables dont la résultante inconnue est appelée hasard par le vulgaire; voilà une tentation à laquelle les esprits élevés et plus ou moins amoureux de l'éloquence ne résistent jamais complétement. Les événements ont pris un cours; nous prétendons en connaître si bien la loi, que nous aurions pu le leur tracer d'avance. S'ils avaient pris un cours opposé, nous cous serions fait la même illusion. La philosophie a rarement manqué de justifier l'histoire.

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Prenons un seul exemple: Au moment où le christianisme triomphant va se constituer dans son orthodoxie catholique, Arius nie la divinité de Jésus-Christ ou la ramène à un sens humain; il fait du fils de l'homme un simple prophète. Sa doctrine, condamnée une première fois, se relève plus forte. Elle a pour elle une grande partie de l'Église, l'appui des princes; elle possède cette activité de propagande qui caractérise les fortes doctrines et convertit. à la foi chrétienne les peuples barbares. Mais il était bon que l'arianisme fût vaincu, nous dit-on; sans cela la constitution religieuse et théocratique du moyen âge eût été impossible. Et s'il avait été vainqueur? Les idées auraient suivi une autre direction; elles se seraient traduites dans des institutions différentes; le cours de l'histoire aurait été changé. La défaite d'Arius ne s'explique pas par le triomphe social du catholicisme qui doit suivre; c'est au contraire ce triomphe qui s'explique par la chute de l'arianisme. Il ne faut pas imposer à priori aux peuples ou à l'humanité

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une marche plus ou moins rationelle, leur tracer leur courbe mathématique; il suffit de comprendre la marche, alors qu'elle s'accomplit, et de déterminer la courbe à mesure qu'elle se développe.

La tâche, même ainsi réduite, a ses difficultés. Il y a des incertitudes, des irrégularités, qui déroutent souvent l'observateur. Cependant l'ensemble rectifie le détail, et ordinairement la devise de la philosophie de l'histoire est le mot progrès. Pour M. Prévost-Paradol, c'est surtout le mot justice. « L'histoire n'a pas de raison d'être, dit-il, si elle n'enseigne la justice; et l'histoire universelle, qui dispose du temps et de l'espace, semble d'autant mieux faite pour ce noble enseignement qu'elle parle de plus haut et peut donner plus d'exemples. Cette opinion, qu'une observation approfondie a confirmée chez le jeune académicien, le premier coup d'œil jeté sur l'histoire universelle la lui avait fait concevoir, et son premier travail avait abouti à cette formule, qu'il n'hésite pas à reproduire :

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Le monde moral a, comme le monde physique ses désordres et ses tempêtes; on ne pourrait le nier sans fermer les yeux à l'évidence. Mais l'histoire universelle est d'un grand secours aux esprits que peuvent troubler ces tristes épreuves. Les histoires particulières sont parfois contraintes, pour être fidèles, d'exposer ces désordres sans nous en montrer le redressement. L'histoire universelle ne connaît point de tels obstacles. La décadence d'un peuple est pour elle le commencement de la grandeur d'un autre; les defaites passagères du bon droit ne font qu'annoncer sa victoire décisive; elle embrasse d'un regard les fautes et leur réparation la plus lointaine; elle devient, par cela même qu'elle se prolonge, une leçon de morale, et, nous rendant tôt ou tard raison de ce qu'elle raconte, elle nous apprend qu'en définitive l'histoire du genre humain ne donne point de démenti à la conscience humaine.

Noble langage sans doute, mais généreuse illusion. Pourquoi l'histoire ne donnerait-elle pas à la conscience ce démenti que le spectacle de la vie humaine lui donne conti

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nuellement, sauf à rechercher ailleurs et plus haut une satisfaction que la raison ne trouve nulle part ici-bas? L'histoire n'est que la vie humaine agrandie: les lois de l'une se retrouvent dans l'autre, manifestées par des effets plus puissants. Nous concevons à la fois la justice, l'ordre moral, comme la loi des individus et des sociétés; mais dans celles-ci comme dans ceux-là, la liberté peut donner lieu au triomphe du mal, et la raison doit s'attendre, qu'elle les explique ou non, à de longues perturbations produites par l'erreur ou le crime.

Quoique M. Prévost-Paradol fasse sortir plus volontiers de l'enseignement de l'histoire l'idée de justice que la foi au progrès, la marche de celui-ci est cependant marquée de temps en temps, avec une certaine netteté, par l'auteur de l'Essai sur l'Histoire universelle, esprit naturellement juste et systématiquement mesuré. On jugera bien de ses principes et de son style en lisant avec soin, à la fin du dix-neuvième siècle, ce passage sur les tendances de la bourgeoisie française.

Entre les privilégiés résolus à se défendre et cette population ignorante et presque barbare qui servait d'instrument à ses oppresseurs et qui aidait à renverser les Turgot, existait une classe nombreuse que le commerce avait élevée, que la philosophie avait éclairée, qu'une injuste inégalité et que d'imprudents mépris avaient persuadée de la nécessité de s'affranchir à mesure qu'elle devenait plus capable de s'emparer du gouvernement. Si la force de la bourgeoisie française n'a été mise en lumière que dans le dix-neuvième siècle par les services actifs qu'elle a rendus à la civilisation, il est cependant facile de suivre ses progrès dans son histoire, et de trouver dans son passé l'explication de sa fortune présente. A peine dégagée des luttes du moyen âge, à peine en possession des garanties les plus indispensables à son existence et à son travail, elle avait apporté à la couronne, contre l'anarchie féodale, le secours le plus efficace et le plus persévérant: elle avait été l'amie de Henri IV, l'appui de Richelieu et, après une tentative infruc

tueuse d'affranchissement, l'instrument de Louis XIV. Ce règne de vile bourgeoisie, comme l'appela Saint-Simon, fut l'école des futurs administrateurs de la France. L'intelligence et la probité de la bourgeoisie étaient présentées à la noblesse par la Bruyère comme un contraste et comme une leçon. La bourgeoisie paya son tribut de ridicules à Molière, mais la bonhomie d'Orgon, de Georges Dandin et du Bourgeois gentilhomme joue encore le beau rôle à côté des Sottenville, des Don Juan et de l'escroc qui tire parti de la naïve ambition de M. Jourdain. Si le dix-huitième siècle fut si favorable aux progrès de la bourgeoisie et la laissa au seuil du gouvernement de la France, c'est qu'elle accepta les idées nouvelles avec une sincérité généreuse qu'elle conserva jusqu'aux plus cruelles épreuves de la révolution. La splendeur littéraire du siècle, cette puissance de la philosophie qui fit rayonner jusqu'en Autriche et en Espagne, jusque dans la jeune Amérique, la pensée de la France, étaient surtout son œuvre. Le fils du notaire Arouet, le fils du coutelier Diderot, Rousseau, le fils de l'horloger genevois, étaient sortis de son 'sein; et si d'Alembert avait pour mère une grande dame, elle l'avait abandonné dans la rue, où une femme du peuple avait recueilli et adopté l'un des plus fermes et des plus habiles précurseurs du nouvel ordre de choses.

.... Le dix-huitième siècle considérait la science comme un moyen et presque comme une condition de l'affranchissement des âmes. Voltaire proposa les idées de Newton au profit de ses propres idées. L'alliance de la philosophie et de la science fut enfin consommé dans l'Encyclopédie, au temps même où l'electricité allait commencer la série de ses prodiges, où la chimie allait naître et rendre raison de la matière. Mais, au milieu des représentants nombreux de l'union des idées nouvelles et de la science, s'étaient distingués quelques hommes qui eurent à la fois la passion de cette union et le don de la rendre popu laire. La Pluralité des Mondes, de Fontenelle, avait depuis longtemps donné, sous une forme légère, le plus heureux exemple du grand changement que produit dans l'intelligence humaine un aspect nouveau de l'univers. Avec les bornes du monde reculent celles de l'esprit humain, et dans une intelligence familière avec ces grands objets la mesure de toutes choses a d'un seul coup changé. La Théorie de la terre et l'Histoire naturelle de Buffon recouvrirent les idées nouvelles de la majesté et de la variété de la nature, et les descriptions de Bernardin de

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