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Saint-Pierre voilaient avec splendeur les timides contradictions de sa pensée. Déjà, dans ces œuvres, et bientôt dans tous les écrits de l'école philosophique, brille cette philanthropie, cet amour de l'humanité pour elle-même, qui franchit les barrières dont l'entourent les sectes et les nations. Déjà Rousseau et son école, tous les jours plus nombreuse, avaient enseigné ces vertus de l'honnête homme, qui allaient bientôt se confondre avec les devoirs du citoyen. Passions ignorées des âges précédents et devenues communes, idées nouvelles exprimées par des mots nouveaux ou détournées de leur sens, tout annonçait la transformation de la société et la grande épreuve qui attendait, à la fin du dix-huitième siècle, la civilisation sortie de l'invasion des barbares et des débris de l'antiquité.

L'école académique dont M. Prévost-Paradol était l'espoir et est devenu l'honneur, est là tout entière, avec ses hardiesses contenues, ses habiletés de langage, l'extrême souplesse du talent. Certains traits sont d'un libre penseur: cet aspect nouveau de l'univers, la mesure des choses qui change tout à coup, les bornes de l'esprit humain reculant avec celles du monde, semblent des réminiscences de Lucrèce ou de Condorcet. Toutes ces appréciations des philosophes du dix-huitième siècle et de leur œuvre sont, au fond, assez sympathiques pour faire honneur au caractère libéral de l'écrivain, et assez discrètement exprimées pour ne pas trop effaroucher tant de gens bien pensants à qui l'esprit philosophique fait peur. Quelle touche délicate dans ce portrait de la bourgeoisie du dix-huitième siècle, appelée par la Révolution au premier rôle ! La bourgeoisie du dix-neuvième siècle s'y reconnaitra-t-elle ? Rappeler, à l'heure qu'il est, son intelligence, sa soif d'affranchissement, sa probité, sa juste influence, est-ce une flatterie insigne? est-ce une délicate satire? La vile bourgeoisie, si glorieuse de « profiter des fautes de la noblesse, a renvoyé l'épithète, par la bouche de l'un des siens, à la vile multitude, et ce

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dédain ne l'a pas mieux sauvé que la noblesse d'une prompte décadence. Comprendra-t-elle aujourd'hui, sous la forme.

si délicate que leur donne M. Prévost-Paradol, les enseignements de l'histoire universelle?

César et l'histoire romaine devant la politique et la philosophie de l'histoire, Napoléon III,

L'histoire du peuple romain, de ses conquêtes, de ses institutions et des révolutions qui marquent sa grandeur et sa décadence, est désignée tour à tour aux recherches de l'historien et aux méditations des philosophes, par l'importance du sujet et par l'autorité des écrivains qui le traitent. Les Saint-Évremont, les Bossuet, les Montesquieu, les Gibbon, les Niebuhr et tant d'autres, dont le génie et la science devraient décourager, ce semble, les esprits d'une trempe et d'un savoir ordinaires, ne font qu'aiguillonner la pensée, et mettent en goût de raisonner ou de chercher après eux.

Les problèmes étudiés et le plus souvent résolus avec bonheur dans le Tableau de la grandeur et la décadence des Romains, ont été repris une fois de plus, par un écrivain dont la position aurait suffi pour les mettre à l'ordre du jour, s'ils n'y étaient pas d'une façon permanente. Un livre, depuis longtemps annoncé, est né sur les marches du trône. Napoléon III, homme de lettres avant d'être empereur, a abordé l'histoire après l'économie politique; Rome lui avait peut-être offert des modèles de conduite, elle lui a fourni un vaste sujet d'études dans le fondateur de sa monarchie impériale. L'Histoire de Jules César1, qui devait primitivement, sous le simple titre de Vie de César, n'être qu'une biographie, a pris, sous la plume impériale, les proportions d'une œuvre de longue haleine. L'année 1865 en a vu paraître le premier volume, traduit simultanément en une dizaine de

1. Henri Plon, gr. in-8, tome Jer, vIII-416 pages.

langues, avec autorisation de l'auteur, et ensuite répandu, par des éditions plus ou moins luxueuses, dans le monde entier.

Cette imposante publication n'a pas excité en France autant de discussions qu'on en pouvait attendre, et c'est à l'étranger qu'il faudrait aller chercher la manifestation complète d'une critique partiale peut-être, mais indépendante, Au milieu de nous, la presse périodique, si loin qu'elle soit d'avoir, sous le régime actuel, les mêmes entraves que sous le premier Empire, ne s'est pas sentie en général assez libre pour étudier à fond l'œuvre du tout-puissant écrivain. Plus d'un critique, assez fort et assez savant pour la juger, s'est refusé à dire le bien ou le mal qu'il en pensait, de peur de se donner des airs de courtisan ou de factieux. César a voulu autrefois écrire l'Anti-Caton; chez nous, il n'y a point de Cicéron pour écrire l'anti-César.

Quelques journalistes, cependant, mis au-dessus du soupçon par leur position même, M. D. Nisard, au Moniteur officiel, M. P. Mérimée, au Journal des Savants, M. Théophile Gautier, au Moniteur du soir, M. Sainte-Beuve, au Constitutionnel, ont parlé de l'Histoire de Jules César dans le seul langage que les régions officielles puissent entendre. Pour nous, quoique plus libre dans le livre qu'on ne croit l'être dans le journal, et malgré les huit mois écoulés depuis la publication de l'œuvre impériale, nous nous attacherons plutôt à en exposer le plan et à en marquer l'esprit qu'à en discuter les conclusions.

Du reste, cet esprit, ces conclusions se sont clairement manifestées dans une célèbre Préface portant la signature de Napoléon, qui manque au frontispice du livre. Les quelques pages placées avant l'Histoire de Jules César et signées d'un nom auguste, dit M. Théophile Gautier, contiennent la théorie de l'illustre auteur sur l'histoire et la manière de

1. Moniteur universel du soir, 25 mars 1865.

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l'écrire. Elles éclairent le livre comme une lampe suspendue au seuil d'un édifice et dont les rayons se prolongent jusqu'aux dernières profondeurs, Cette déclaration de principes, manifeste souverain d'une philosophie de l'histoire bien connue dans les écoles, a été reproduite par tous les journaux, grands et petits; elle a été, jusque dans la dernière bourgade, l'annonce officielle du livre dont elle était le résumé dogmatique ; nous croyons utile de la consigner ici.

« La vérité historique devrait être non moins sacrée que la religion. Si les préceptes de la foi élèvent notre âme au-dessus des intérêts de ce monde, les enseignements de l'histoire, à leur tour, nous inspirent l'amour du beau et du juste, la haine de ce qui fait obstacle au progrès de l'humanité. Ces enseignements, pour être profitables, exigent certaines conditions. Il faut que les faits soient reproduits avec une rigoureuse exactitude, que les changements politiques ou sociaux soient philosophiquement analysés, que l'attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics ne détourne pas l'attention de leur rôle politique et ne fasse pas oublier leur mission providentielle.

« Trop souvent l'écrivain nous présente les différentes phases de l'histoire comme des événements spontanés, sans rechercher dans les faits antérieurs leur véritable origine et leur déduction naturelle; semblable au peintre qui, en reproduisant les accidents de la nature, ne s'attache qu'à leur effet pittoresque, sans pouvoir, dans son tableau, en donner la démonstration scientifique. L'historien doit être plus qu'un peintre; il doit, comme le géologue qui explique les phénomènes du globe, découvrir le secret de la transformation des sociétés.

« Mais, en écrivant l'histoire, quel est le moyen d'arriver à la vérité? c'est de suivre les règles de la logique. Tenons d'abord pour certain qu'un grand effet est toujours dû à une grande cause, jamais à une petite; autrement dit, un accideat, insignifiant en apparence, n'amène jamais de résultats importants sans une cause préexistante qui a permis que ce léger accident produisît un grand effet. L'étincelle n'allume un vaste incendie que si elle tombe sur des matières combustibles amassées d'avance. Montesquieu confirme ainsi cette pensée : « Ce << n'est pas la fortune, dit-il, qui domine le monde.... Il y a des

⚫ causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes, et « si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné l'État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille; en un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents • particuliers'.

Si, pendant près de mille ans, les Romains sont toujours sortis triomphants des plus dures épreuves et des plus grands périls, c'est qu'il existait une cause générale qui les a toujours rendus supérieurs à leurs ennemis, et qui a permis que des défaites et des malheurs partiels n'aient pas entraîné la chute de leur empire. Si les Romains, après avoir donné au monde l'exemple d'un peuple se constituant et grandissant par la liberté, ont semblé, depuis César, se précipiter aveuglément dans la servitude, c'est qu'il existait une raison générale qui empêchait fatalement la république de revenir à la pureté de ses anciennes institutions; c'est que les besoins et les intérêts nouveaux d'une société en travail exigeaient d'autres moyens pour être satisfaits. De même que la logique nous démontre dans les événements importants leur raison d'être impérieuse, de même il faut reconnaître et dans la longue durée d'une institution la preuve de sa bonté, et dans l'influence incontestable d'un homme sur son siècle la preuve de son génie.

« La tâche consiste donc à chercher l'élément vital qui faisait la force de l'institution, comme l'idée prédominante qui faisait agir l'homme. En suivant cette règle, nous éviterons les erreurs de ces historiens qui recueillent les faits transmis par les âges précédents sans les coordonner suivant leur importance philosophique; glorifiant ainsi ce qui mérite le blâme, et laissant dans l'ombre ce qui appelle la lumière. Ce n'est pas l'analyse minutieuse de l'organisation romaine qui nous fera comprendre la durée d'un si grand empire, mais l'examen approfondi de l'esprit de ses institutions; ce n'est pas non plus le récit détaillé des moindres actions d'un homme supérieur qui nous révélera le secret de son ascendant, mais la recherche attentive des mobiles élevés de sa conduite.

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Lorsque des faits extraordinaires attestent un génie éminent, quoi de plus contraire au bon sens que de lui prêter

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1. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, XVIII.

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