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toutes les passions et tous les sentiments de la médiocrité ? Quoi de plus faux que ne pas reconnaître la prééminence de ces êtres privilégiés qui apparaissent de temps à autre dans l'histoire comme des phares lumineux, dissipant les ténèbres de leur époque et éclairant l'avenir? Nier cette prééminence serait d'ailleurs faire injure à l'humanité, en la croyant ca pable de subir, à la longue et volontairement, une domination qui ne se reposerait pas sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité. Soyons logiques, et nous serons justes.

Trop d'historiens trouvent plus facile d'abaisser les hommes de génie que de s'élever, par une généreuse inspiration, à leur hauteur, en pénétrant leurs vastes desseins. Ainsi pour César, au lieu de nous montrer Rome déchirée par les guerres civiles, corrompue par les richesses, foulant aux pieds ses anciennes institutions, menacée par des peuples puissants, les Gaulois, les Germains et les Parthes, incapable de se soutenir sans un pouvoir central plus fort, plus stable et plus juste; au lieu, dis-je, de tracer ce tableau fidèle, on nous représente César, dès son jeune âge, méditant déjà le pouvoir suprême. S'il résiste à Sylla, s'il est en désaccord avec Cicéron, s'il se lie avec Pompée, c'est par l'effet de cette astuce prévoyante qui a tout deviné pour tout asservir; s'il s'élance dans les Gaules, c'est pour acquérir des richesses par le pillage ou des soldats dévoués à ses projets; s'il traverse la mer pour porter les aigles romaines dans un pays inconnu, mais dont la conquête affermira les Gaules, c'est pour y chercher des perles qu'on croyait exister dans les mers de la Grande-Bretagne. Si, après avoir vaincu les redoutables ennemis de l'Italie au delà des Alpes, il médite une expédition contre les Parthes pour venger la défaite de Crassus, c'est, disent certains historiens, que l'activité convenait à sa nature et qu'en campagne sa santé était meilleure ; s'il accepte du Sénat avec reconnaissance une couronne de laurier et qu'il la porte avec fierté, c'est pour cacher sa tête chauve; si, enfin, il a été assassiné par ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits, c'est parce qu'il voulait se faire roi; comme s'il n'était pas pour ses

1. Suétone, César, XXII.

2. « César résolut de passer dans la Bretagne, dont les peuples avaient, dans presque toutes les guerres, secouru les Gaulois. (César, Guerre des Gaules, IV, xx.)

3. Suétone, César, XLVII.

4. Appien, Guerres civiles, I, cx, 326, édition Schweighæuser.

contemporains, ainsi que pour la postérité, plus grand que tous les rois. Depuis Suétone et Plutarque, telles sont les mesquines interprétations qu'on se plaît à donner aux choses les plus nobles, Mais à quel signe reconnaître la grandeur d'un homme? A l'empire de ses idées, lorsque ses principes et son système triomphent en dépit de sa mort ou de sa défaite. N'est-ce pas, en effet, le propre du génie de survivre au néant, et d'étendre son empire sur les générations futures? César disparaît, et son influence prédomine plus encore que durant sa vie. Cicéron, son adversaire, est contraint de s'écrier :

Toutes les actions de César, ses écrits, ses paroles, ses « promesses, ses pensées, ont plus de force après sa mort que a s'il vivait encore' Pendant des siècles, il a suffi de dire au monde que, telle avait été la volonté de César pour que le monde obéît.

« Ce qui précède montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c'est pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle, et accomplir en quelques années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent! malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent! Ils font comme les Juifs, ils sacrifient leur Messie; ils sont aveugles et coupables aveugles, car ils ne voient pas l'impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien; coupables, car ils ne font que retarder le progrès, en entravant sa prompte et féconde application.

En effet, ni le meurtre de César, ni la captivité de SainteHélène, n'ont pu détruire sans retour deux causes populaires ` renversées par une ligue se couvrant du masque de la liberté, Brutus, en tuant César, a plongé Rome dans les horreurs de la guerre civile; il n'a pas empêché le règne d'Auguste, mais il a rendu.possibles ceux de Néron et de Caligula. L'ostracisme de Napoléon par l'Europe conjurée n'a pas non plus empêché l'Empire de ressusciter, et, cependant, que nous sommes loin des grandes questions résolues, des passions apaisées, des satisfactions légitimes données aux peuples par le premier Empire !

1. Cicéron, Epistolæ ad Atticum, XIV, x.

« Aussi se vérifie-t-elle tous les jours, depuis 1815, cette prophétie du captif de Sainte-Hélène :

« Combien de luttes, de sang, d'années ne faudra-t il pas encore pour que le bien que je voulais faire à l'humanité « puisse se réaliser 1! »

« Palais des Tuileries, le 20 mars 1862.

<< NAPOLÉON.»

Après avoir lu les pages qui précèdent, ceux qui partagent le moins les opinions de l'auteur couronné doivent lui savoir gré de la franchise avec laquelle il les expose. Si l'Histoire de Jules César est fidèle à ce programme, il est clair qu'elle ne sera autre chose que l'apothéose de son héros et du système qu'il a inauguré. Ce système lui doit son nom, et s'appelle le césarisme. Il est celui de tout homme de génie, qui, au milieu des troubles civils d'une démocratie chancelante, a assez d'ambition, d'audace et de bonheur pour accomplir une révolution monarchique à son profit et au profit réel ou prétendu, de la société. C'est là le trait qui sépare les César, les Cromwell, ou les Napoléon Ier, des Louis XIV, des Pierre le Grand ou des Frédéric II. Leur puissance incontestable a une origine contestée; leur histoire n'a pas de passé, leur trône n'a point de fondement; parvenus du génie et de la gloire, le repos qu'ils ont donné à la société tient à leur personne plutôt qu'à des institutions encore sans racines. Ils sont les hommes du fait, et non du droit qui a toujours besoin de la sanction du temps. Le succès les justifie dans le présent et peut seul les légitimer dans l'avenir. Il est donc naturel qu'ils invoquent le succès comme un signe, comme une consécration providentielle. C'est ce qu'exprimait, d'une manière si souveraine, l'auteur de Cinna

1. En effet, que d'agitations, de guerres civiles et de révolutions en Europe depuis 1815! en France, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Belgique, en Hongrie, en Grèce, en Allemagne!

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dans des vers qui auraient pu être pris pour épigraphe par l'auteur de l'Histoire de Jules César :

Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne,
Le Ciel nous en absout alors qu'il nous la donne;
Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis.
Le passé devient juste et l'avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable;
Quoiqu'il ait fait ou fasse, il est inviolable,

Nous lui devons nos biens; nos jours sont dans sa main,
Et jamais on n'a droit sur ceux du souverain.

C'est parce que leur œuvre tient à la personne même des Césars, que les entreprises des Brutus peuvent replonger la société tout entière dans le chaos d'où les Césars l'ont tirée. N'est-il pas cependant bien sévère, lorsque l'usurpation récente et l'amour de la liberté antique sont en présence, d'imputer aux derniers défenseurs de l'ordre et du droit vaincus, tous les crimes, tous les désordres, toutes les hontes que pourra subir plus tard un peuple indigne d'être affranchi? Brutus, en tuant César, nous dit-on, a plongé Rome dans les horreurs de la guerre civile. Il n'a pas empêché le règne d'Auguste, mais il a rendu possibles ceux de Néron et de Caligula. Ne pourrait-on pas de cette façon accuser Charlotte Corday de tout le débordement de fureurs qui suivit la mort de Marat?

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Dira-t-on plus justement avec un publiciste anonyme, commentateur enthousiaste de la pensée impériale1, que,

1. Revue française, livraison du 1er ooctobre 1865. Ce panégyrique anonyme a été très-remarqué dans un recueil qui ne paraissait pas avoir jusque-là d'attache officielle. On l'a attribué un instant à M. Troplong, puis à M. Am. Thierry. M. J. Claretie, dans une des chroniques du jour qu'il fournit à l'Avenir national, nous apprend qu'on a même imputé à M. Guizot et à M. Thiers cette « théorie du despotisme. » Il s'en étonne et se dit en mesure d'affirmer que l'article a pour auteur M. Francis Monnier, précepteur du Prince impérial. D'autres ont affirmé avec non moins d'insistance qne cet article, ainsi qu'un

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par la faute de Brutus, « l'empire n'a pu se développer dans les directions que lui aurait imprimées le génie de son fordateur? que,« sans le déchirement des factions, sans Brutus, César et sa dynastie auraient renouvelé et soutenu la grandeur de Rome? Au nom des mêmes hypothèses, on condamnerait les actes qui délivrèrent la France au 9 thermidor. Car enfin, il y a aussi des suppositions complaisantes qui nous montrent la dictature de Robespierre, sous un jour analogue. Sans les factions qu'il achevait de vaincre, il allait peut-être, lui aussi, fonder une ère éternelle d'égalité, de fraternité et de bonheur. La réaction, disent ses apologistes, est venue au dernier moment, faire avorter une œuvre qu'elle avait toujours méconnue.

Ces rapprochements historiques prouvent l'insuffisance des appréciations après coup des événements. Comme Brutus, Charlotte Corday a répandu le sang inutilement; comme

autre, également anonyme, sur le feu roi Léopold, était de S. M. Leopold II, le nouveau roi des Belges.

On trouve une fidèle analyse de cet article dans l'excellente « Revue des revues, » faite, pendant quelque temps, au Moniteur par M. Lacaussade (janvier 1866). Le Siècle a aussi consacré au manifeste anonyme une « Revue hebdomadaire » de son spirituel et très-sensé chroniqueur Edmond Texier. En voici quelques lignes : « Du reste, dans cette glorification de César et de son coup de main, les TroisÉtoiles de la Revue française ont commis une grave imprudence. Une phrase, une simple phrase échappée à l'auteur est la plus sanglante critique du système césarien. « Ce qu'il est permis d'affirmer, c'est que l'empire de Caligula, de Claude et de Tibère n'est pas celui de César; son patriotisme se fût indigné de ce qu'ils ont fait de son œuvre. » L'auteur se porte garant de l'indignation de César. A le juger par ses actes, on peut dire que si César n'était pas cruel par caractère, il l'eût été par politique, si la cruauté lui eût été nécessaire: mais je ne conteste pas qu'il eût pu être indigné. Qu'est-ce que cela prouverait? Que le génie ne se transmet pas de mâle en mâle et par ordre de primogéniture, avec les droits à la succession de l'empire? Quand les lois sont brisées, quand elles ne résident plus que dans la volonté d'un homme, les peuples peuvent donc être à la merci d'un fou comme Claude ou d'un monstre comme Tibère? César a sauvé la société romaine, dites-vous; mais il lui a légué ses successeurs ! Les sauveurs coûtent cher ! »

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