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Harmodius et Aristogiton, les thermidoriens réussirent à affranchir leur pays de la dictature n'y a-t-il entre de tels actes d'autre ressemblance ou d'autre différence que le succès? Ne peut-on pas les juger en eux-mêmes, dans les moyens employés et dans les intentions de ceux qui les accomplissent, sans attendre les conséquences que leur feront porter des circonstances échappant à toute prévision humaine? Ou la morale n'est qu'un mot, ou tous les événements, révolutions et contre-révolutions, coups d'État et conjurations, relèvent de la conscience dont l'histoire doit, il est vrai, éclairer le jugement, mais dont elle ne peut repousser la compétence. N'ôtons pas au vainqueur le souci de la justice, au vaincu le mérite de s'être dévoué pour quelque grande et belle cause abandonnée des dieux, ou, pour parler sans figure, dont les circonstances historiques n'avaient pas préparé le triomphe.

L'auteur de l'Histoire de Jules César professe pour les grands hommes un véritable culte. Il repousse avec raison toutes ces interprétations malignes qui nous montrent derrière les actes les plus solennels des intentions mesquines. Les biographes aiment à déshabiller les héros, à faire tomber le masque et à ne montrer que l'homme. Cette méthode n'est pas sans utilité ni vérité; elle est celle des Plutarque et des Suétone; Montaigne et Pascal la goûtaient singulièrement, et les psychologues, les moralistes en font leur profit, mais enfin, elle ne convient pas à la pompe de l'histoire, et je conçois qu'on la dédaigne, quand on s'occupe moins des événements que de leurs lois. Faisons donc bon marché de toutes les explications puériles, des perles de la Grande-Bretagne, des expéditions lointaines par raison d'hygiène, de la couronne de laurier destinée à cacher la calvitie. Que ces misères aillent rejoindre le « nez de Cléopâtre, dont Pascal dit que, « s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé, et le grain de sable de Cromwell: « ce petit gravier qui n'était rien ailleurs, mis

en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée, et le roi rétabli.» Tout cela était bon au temps où l'on prêtait aur individus une action plus ou moins indépendante de la force des choses et à la Providence une intervention arbitraire dans les événements rapportés aujourd'hui à des causes durables et profondes.

Pourtant, à y bien songer, n'y a-t-il pas, entre les sentiments que l'auteur de l'Histoire de Jules César veut inspirer et les idées dont il se fait l'interprète, une apparence de contradiction? On nous demande pour les grands hommes une admiration aveugle, docile; on nous invite à ne plus voir en eux les traits plus ou moins mesquins de l'individualité, mais la grandeur des idées, des principes, du système qui triomphent en dépit de leur mort ou de leur défaite; on nous dit que а le propre du génie est de survivre au néant et d'étendre son empire sur les générations futures. » Mais comment les générations présentes reconnaîtront-elles leurs grands hommes, leurs hommes providentiels, pour les honorer et les suivre? Quelle voix de la raison ou de la conscience pouvait empêcher Brutus et ses collègues d'assas siner César, les Juifs de crucifier Jésus, l'Europe de bannir Napoléon, s'il appartenait à l'avenir seul de révéler ce que le césarisme, le christianisme, l'idée napoléonienne cachaient en eux de fécondité et de puissance?

Ajouterai-je que la manière large et purement philosophique dont l'auteur de l'Histoire de Jules César comprend la marche providentielle des événements ne nous permet plus aussi bien que l'ancienne méthode historique, de mesurer notre admiration pour la personne et le rôle des grands hommes sur l'importance de l'œuvre accomplie? Antoine était libre de résister aux séductions qui se résument, selon Pascal, dans le nez de Cléopâtre; mais aucun adversaire d'Octave n'était capable de relever contre lui la république romaine de son irréparable défaite. Montesquieu, accepté comme un oracle en pareille matière, nous dit : « Si César et

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Pompée avaient pensé comme Caton, d'autres auraient pensé comme firent César et Pompée, et la République, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main. > Cette théorie qui revient plus d'une fois, sous une forme ou sous une autre, dans l'Histoire de Jules César, n'amoindrit-elle pas l'idée qu'on se faisait de la puissance du génie, d'après la grandeur du succès? Il semble que, pour une telle philosophie de l'histoire, il n'y ait plus d'hommes providentiels, mais seulement des événements providentiels. L'œuvre de César n'était-elle pas déjà accomplie par Sylla? Si la conduite de Sylla, dit Napoléon III, eût été modérée, ce qu'on nomme l'empire eût probablement commencé avec lui; mais son pouvoir fut si cruel et si partial qu'après sa mort on oublia les abus de la liberté pour ne se souvenir que des abus de la tyrannie. »

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Après Sylla, la dictature est le point de mire de toutes les ambitions. Décrétée par la force des choses, elle sera acceptée par les hommes comme un refuge nécessaire; la question de savoir quelle main y conduira la république est secondaire. Il y a, dans la foule, des Pompées et des Césars inconnus, prêts à prendre le premier rôle et à profiter des événements. César n'est plus alors qu'un Catilina heureux et habile, et Catilina un César qui n'a pas réussi.

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Le nouvel historien des révolutions romaines, après nous avoir dit que le succès des hommes supérieurs « tient à leurs sentiments généreux, ajoute: « qu'il dépend de leur habileté à profiter des circonstances. » Ces deux explications sont-elles compatibles, et la seconde n'est-elle pas la plus juste? Croit-on que la générosité des sentiments qui donne du prestige à l'exercice du pouvoir, serve beaucoup à le conquérir, et, en général, dans les révolutions, ne sont-ce pas les habiles qui triomphent, plutôt que les généreux? Ceuxci se déchirent les entrailles sur la foi de Platon, ou doutent, au dernier moment, de la vertu à laquelle ils se sont sacrifiés.

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L'Histoire de Jules César, pour mieux expliquer le triomphe de l'homme et du système, remonte aux premiers siècles de Rome et recherche, à l'origine et dans tout le cours des institutions républicaines, le germe de la monarchie démocratique et militaire, dont l'empire romain devait être le type. Dès la fondation même de l'État, sous les rois et sous les premiers consuls, l'auteur aperçoit les principes de sa décadence, et il termine ainsi l'étude de la première période. Cet aperçu rapide des maux déjà sensibles qui travaillaient la société romaine, nous conduit à cette réflexion : le sort de tous les gouvernements, quelle que soit leur forme, est de renfermer en eux des germes de vie qui font leur force, et des germes de dissolution qui doivent un jour amener leur ruine. La plus grande partie du volume est consacrée à suivre le développement de ces germes de dissolution.

Les hommes appelés comme Sylla, Pompée ou César, à profiter de la décadence des institutions de leur pays, ne font-ils pas eux-mêmes tous leurs efforts pour la précipiter? n'est-ce point même tout le secret de leur habileté? L'historien de Jules César n'en croit rien. Il suppose chez son héros des vues supérieures auxquelles toute sa vie se subordonne; une politique dont l'intérêt public est le seul mobile, doit expliquer des actes suspects et des alliances plus suspectes encore, depuis son indulgence pour Catilina jusqu'à sa connivence avec Clodius. Questeur, édile, pontife, préteur, triumvir et consul, tantôt César défend la loi, tantôt il la fait taire et s'élève au-dessus d'elle; longtemps il soutient Pompée et lui fait accorder des pouvoirs exorbitants; puis il luttera contre le maître qu'il a donné à la république. Aristocrate par caractère et par nature, il flatte et sert le parti populaire. Aucune de ses variations ou de ses contradictions ne sera imputée par son illustre apologiste aux calculs de l'ambition ou ne trahira les ressorts d'une politique machiavélique. On prête généralement à César, dans

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ses relations avec Pompée, le plan arrêté d'anéantir la république en se servant de la démocratie, et la démocratie elle-même en l'habituant à subir le joug d'un maître; le nouvel historien entreprend de prouver que César soutenait Pompée, parce que cet illustre capitaine avait embrassé la même cause que lui. César, ajoute-t-on, n'obéissait, en toutes choses, qu'à ses convictions. N'est-ce pas se faire un César idéal, au lieu de montrer le César réel? N'est-ce pas transporter dans l'histoire les procédés littéraires de Corneille, et nous faire voir les hommes non tels qu'ils sont, mais tels qu'ils devraient être ?

»

Mais pour juger avec connaissance de cause l'œuvre impériale, il faut en attendre l'achèvement. L'Histoire de Jules César ne nous a pas encore montré son héros dans les premiers rôles, disposant de la conduite des événements et tenant en ses mains les destinées de son pays. Il est mêlé aux agitations romaines, il ne fait pas la révolution. Il n'a pas encore sa couronne de vainqueur des Gaules; il n'a pas passé le Rubicon; il ne s'est pas mis au-dessus des lois, il n'a pas encore assumé toute la responsabilité des événements au milieu desquels il trouvera la mort, tandis que la république succombera sans retour, C'est dans un second volume que l'Empereur doit remuer ces cendres brûlantes.

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La société romaine au temps de César d'après les lettres
de Cicéron, M. G. Boissier.

Les documents intimes, tels que les mémoires particuliers et les correspondances, qui ont tant d'importance pour l'histoire moderne, nous font défaut en général dans l'antiquité. La Grèce et Rome nous sont surtout révélées par des ouvrages d'apparât, des histoires composées pour le

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