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public et en vue de la postérité. En fait de correspondances importantes, dont l'histoire puisse faire son profit, on ne possède guère que celle de Cicéron. Encore peut-on dire que Cicéron ne perd jamais de vue dans ses lettres, le public sous les regards duquel il espère bien qu'elles tomberont un jour. L'orateur et l'homme politique s'y montrent sans cesse l'un calcule l'effet de la phrase, l'autre prépare une justification de sa conduite. Cicéron écrit ce qu'il n'oserait dire lui-même avec le secours de toutes les précautions oratoires. Il prend plus aisément dans son cabinet de travail qu'au forum, l'attitude qui lui plaît. Il se flatte sans vergogne: «Une lettre, dit-il lui-même avec une naïveté charmante, une lettre ne rougit pas : Littera non erubescit. » Il ne doit pas reculer devant les mensonges flatteurs, lui qui ose, par écrit, prier un historien de mentir en sa faveur, en présentant le récit de son consulat sous son plus beau jour.

Malgré les soupçons que fait planer sur la correspondance de Cicéron cette complaisance envers lui-même, il est trèsnaturel d'en faire sortir tous les renseignements historiques qu'elle peut renfermer et d'esquisser avec les traits qu'elle leur prête, Cicéron lui-même et les hommes de son temps. C'est ce que M. Gaston Boissier a fait avec soin et avec talent dans le livre intitulé: Cicéron et ses amis, étude sur la société romaine1.

Ces portraits semblent venir à point au moment où l'on s'occupe tant de Rome et des Césars. L'auteur se défend de toute préoccupation politique, des allusions piquantes, des rapprochements ingénieux qui vont chercher dans l'histoire du passé des armes pour les luttes du présent. Il ne veut, avec les noms de César et de Pompée, de César et de Brutus, ni aiguiser une épigramme, ni assaisonner une flatterie. L'histoire doit être, suivant la belle expression de Thucydide, une œuvre faile pour l'éternité.

1. Hachette et Cie, in-8, 526 pages.

Les lettres de Cicéron nous feront connaître d'abord Cicéron lui-même; elles permettent de le suivre dans sa vie publique et sa vie privée. Interprétées suivant les désirs de l'illustre orateur, elles seraient l'apologie de l'une et de l'autre. Elles fourniraient des réponses aux attaques dirigées de toutes parts contre sa mémoire, par les partisans fanatiques de Brutus et par les amis aveugles de César. Il paraît que les Allemands, qui ont le plus fouillé la correspondance de Cicéron pour y puiser des lumières nouvelles sur l'histoire romaine, ont pris l'habitude de malmener l'auteur, et ont tiré de ses lettres un réquisitoire contre lui. L'un des plus savants historiens de Rome, M. Mommsen, lui prodigue les injures. A ses yeux, Cicéron n'était, comme homme d'État, qu'un égoïste et un myope, et, comme écrivain, qu'un feuilletoniste et un avocat. Il est vrai que le même M. Mommsen appelle Caton, un don Juan, Pompée, un caporal, et qu'il salue dans César le modèle du futur desposte populaire prussien, dont la main ferme pourra seule donner à l'Allemagne, l'unité qu'elle attend. M. G. Boissier fait justice de ces appréciations césariennes germaniques et croit que la lecture des lettres de Cicéron rend à l'histoire un service signalé. En nous donnant quelque idée de ces grandes existences que nous ne connaissons plus, elles nous font mieux comprendre la sociéte ancienne

elle-même.

Parmi les amis de Cicéron, Atticus est celui qui entretint avec lui le commerce épistolaire le plus régulier et le plus long. Les lettres de Cicéron nous font intimement connaître ce personnage qui ne fut pas aussi digne de l'amitié de Cicéron que le fait croire Cornélius Népos. S'il n'est pas le plus sympathique des hommes, il en fut le plus habile, depuis Sylla jusqu'à Auguste, et il sut se soustraire à tous les dangers des discordes civiles. Ami de Brutus et confident de Cicéron, il devint et resta le familier d'Antoine et d'Octave.

Un autre correspondant de Cicéron, et qui n'est guère connu à d'autres titres, est Cœlius, l'un des hommes les plus spirituels de son temps et du commerce le plus agréable. C'est un type de la jeunesse contemporaine de César. Il est, comme lui, corrompu de bonne heure, peu soucieux de sa dignité, prodigue de son bien, ami des plaisirs faciles; il se jette dès que l'occasion se présente dans la vie publique avec ̧ une ambition inquiète, de grands besoins à contenter, peu de scrupules et point de croyances. Avec tous ces défauts qui sont ceux de sa génération, il est étrange que Cœlius ait inspiré à Cicéron une sympathie qui ne se démentit jamais.

Les autres personnages que les lettres de Cicéron nous présentent sous un jour particulier, sont connus d'avance, et tous les historiens en ont laissé des portraits. C'est César, c'est Brutus, c'est Octave. Sur les deux premiers, les lettres de Cicéron ne font que compléter le témoignage des discours de Cicéron et de tous les actes de sa vie publique. La correspondance de Cicéron avec Octave nous en aurait appris davantage, mais les trois livres au moins, qu'elle formait, ont été détruits, et leurs débris ne nous permettent plus de suivre les phases de cette amitié de quelques mois qui devait finir d'une façon si terrible. M. G. Boissier qui tenait sans doute à encadrer la figure d'Octave dans son livre, emprunte les éléments du portrait qu'il en trace à cette fameuse inscription d'Ancyre, qu'on appelle le testament politique d'Auguste, et dont M. Perrot a rapporté récemment le texte à peu près complet1. Grâce à cette intéressante digression, le livre de Cicéron et ses amis embrasse dans toute sa suite le dernier siècle de la république romaine et éclaire les unes par les autres les figures historiques de ceux qui l'ont étouffée et de ceux qui n'ont pu la défendre.

1. Exploration archéologique de la Galatie, etc., par MM. Perrot, Guillaume et Delbet. (Didot frères, 1863), in-4°.

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L'histoire de France et les infiniments petits de l'érudition.
M. d'Arbois de Jubainville.

Fidèle à son système de recherches minutieuses, infatigables, M. d'Arbois de Jubainville a continué sa volumineuse Histoire des ducs et des comtes de Champagne1. Il a été encouragé dans cette œuvre, sinon par un succès de popularité auquel il ne pouvait prétendre, du moins par l'accueil favorable que réservent aux œuvres de pure érudition les juges compétents: L'Académie des inscriptions et belles-lettres lui a décerné, en 1864, l'un de ses prix Gobert. Le travail de M. d'Arbois de Jubainville s'est grossi, cette année, de deux volumes, ou, pour être plus exact, d'un volume en deux parties, comprenant ensemble neuf cent trente-deux pages.

Un siècle suffit à les emplir. L'auteur a mené son récit de 1181 à 1285. Il le compose, comme à l'ordinaire, de renseignements, de dates et de nombres de toutes sortes. Il puise à pleines mains dans les archives et en extrait une suite non interrompue de documents et de témoignages. Là où régnait l'ignorance la plus complète il répand à flots la connaissance des faits et des hommes. Les noms propres se multiplient, les détails les plus précis abondent; on sait, à un jour près, à quel moment un usage s'est établi ou a pris fin, un droit a été octroyé à une commune, à un hameau, ou leur a été retiré; de quel mois à quel mois un prince ou un de ses agents a séjourné dans telle ville. On nous transcrit une foule de pièces que nous ne tiendrions peut-être pas à

1. Aug. Durand, in-8; tome IV, 932 pages. Voyez, pour l'analyse des trois premiers volumes, le tome V de l'Année littéraire, p. 319

connaître si elles étaient relatives au présent; des tarifs de redevances ou d'amendes; le détail des sommes payées, à tel titre et en telle année, par toutes les localités d'une province. Des chapitres sont hérissés de chiffres. Les budgets locaux s'équilibrent par livres, sous et deniers. L'auteur a vu les notes et quittances et il nous indique les chartes et archives où nous pourrons, si le cœur nous en dit, aller les chercher. Sur ces milliers de faits insignifiants, on aimera mieux, je pense, le croire sur parole.

Nous l'avons déjà dit, M. d'Arbois de Jubainville porte à l'excès une qualité précieuse de l'historien moderne, la connaissance des sources officielles et des documents originaux. Il a le tort de s'y complaire et de s'y enfermer. Les matériaux de l'histoire sont là, mais il faut que l'histoire en sorte, et après la question de science vient la question d'art. Augustin Thierry ne dédaignait ni l'une ni l'autre. De là son autorité et sa popularité tout ensemble. M. d'Arbois de Jubainville, avec toute une forêt de documents, me fait l'effet d'élever un immense échafaudage, auquel on préférerait le moindre édifice.

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Le grand procès de la Révolution française. La Terreur et la
démocratie libérale. M. E. Quinet.

Parmi les livres toujours nombreux qui traitent de la Révolution française, il en est un qui a été particulièrement signalé par le nom et le talent de l'auteur, par son autorité de vieille date dans le parti démocratique et libéral et par les réclamations de plusieurs de ses coreligionnaires en politique je veux parler de l'ouvrage que M. Quinet intitulé simplement: La Révolution1.

1. Libr. internationale, 2 vol. in-8; 1v-476-640 p.

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