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Ce n'est pas un récit historique mais une suite de réflexions et de jugements sur les événements, depuis la première heure de la Révolution française jusqu'à sa défaite, depuis la convention des États généraux jusqu'au lendemain du 18 brumaire. Ce livre est à beaucoup d'égards le pendant des Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël, cette œuvre virile où l'exilée du premier Empire a jeté à profusion des vues personnelles, indépendantes, toujours élevées, souvent d'une étonnante justesse et où la Révolution vaincue est comprise et non maudite, malgré tous les maux qu'elle avait apportés à l'auteur et à ses amis. M. Quinet apprécie, comme il le mérite, ce témoignage de l'illustre solitaire de Coppet; il intitule ainsi le chapitre qu'il lui consacre: Comment la tradition et la langue du droit ont été conservés dans l'exil, marquant ainsi du même trait, l'analogie de leur situation et de leurs sentiments.

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Le livre de M. Quinet est bien celui d'un exilé; il rappelle les souffrances morales de l'auteur par le ton de tristesse qui y domine; c'est avec le désenchantement du présent qu'il retourne ses regards vers le passé. Il voit autour de lui la cause de la démocratie libérale, abandonnée par les uns, insultée par les autres, trahie par ceux-ci, mal servie par ceux-là; il voit les événements donner aux idées de cruels démentis, des formules pompeuses dissimuler le vide des choses, des dupes volontaires s'efforcer de duper les autres; celui-ci faisant bon marché du fond, tant que l'on conserve la forme, celui-là sacrifiant les idées aux mots. Les fautes du présent ne sont d'ordinaire que la conséquence et l'expiation des fautes du passé. Il faut résolûment remonter à celles-ci, ne pas craindre de dévoiler les faiblesses, les erreurs, les malentendus, les trahisons mêmes, et en répudier la complicité; l'héritage de la Révolution, malgré notre respect filial, ne doit s'accepter que sous bénéfice d'inventaire. Comme Mme de Staël, comme Mounier, M. Quinet,

croit pouvoir montrer les fautes révolutionnaires, en restant un ami de la Révolution. »

Un sentiment profond de tristesse règne dans tout l'ouvrage de M. Quinet. D'autres ont eu à raconter, dit-il, les triomphes qu'ils croyaient définitifs, les enthousiasmes, les droits, les conquêtes politiques et morales. Venu plus tard, je n'ai eu en partage que les revers, les chutes, les défaites, les reniements. C'est cette face des choses surtout que je suis condamné à expliquer. J'ai écrit cet ouvrage en pleine paix, comme du fond de la mort. Le bruit des opinions m'arrive de si loin, que j'espère ne pas me passionner pour elles. La solitude m'aidera à l'impartialité; ou si j'entre dans les partis, ce sera pour chercher comment ils ont concilié leurs principes avec leurs actions.»

Ce dernier trait caractérise la critique appliquée à l'histoire de la Révolution française par M. Quinet. Dans ce grand drame, les partis ne représentent pas seulement des intérêts, ils représentent aussi et surtout des principes. C'est pour ceux-ci que l'on se passionne; ils sont à la tribune, dans le journal, au club, dans toutes les luttes, des armes offensives ou défensives. Ils sont inscrits sur les drapeaux, ils triomphent ou succombent avec les hommes.

M. Quinet dégage des cahiers de 89 les idées principales, qui, sous forme de vœux, marquaient à la Révolution son but. Les cahiers du tiers-état indiquaient clairement la route à suivre, les espérances, les aspirations. Ceux de la noblesse et du clergé, exprimaient, avec quelque regret da passé, des sentiments de conciliation qui semblaient devoir aplanir tous les obstacles. On sent la nation entière battre d'un même cœur, et l'on rêve volontiers d'une liberté facile à conquérir et du règne prochain de l'égalité et de la fraternité universelles.

D'où vient que tant de promesses et d'espérances ont été déçues, que tant de généreux sentiments ont abouti à tant de crimes et qu'un si bel enthousiasme a été le prélude

d'une si grande impuissance? M. Quinet trouve les explications des échecs de la Révolution dans les faits et les sentiments que les siècles précédents léguaient au dix-huititième siècle. Rien ne préparait la France à l'établissement et au développement régulier des institutions libérales. Tout le passé réservait à l'ordre de choses nouveau des résistances, des luttes, de terribles tempêtes contre lesquelles on irait fatalement chercher un refuge dans une restauration plus ou moins complète de l'ordre ancien. Les Français de la Révolution ont été punis des fautes de leurs pères, plus encore que de leurs propres fautes.

Tous les actes importants de la Révolution française, toutes ses journées mémorables, toutes les scènes dramatiques, les mesures décisives sont prises une à une, rattachées à leurs causes, jugées dans leurs principes et dans leurs effets. Nous ne pouvons que signaler la méthode et non la suivre dans les principales applications. Nous ne la montrerons à l'œuvre que dans le livre intitulé la Religion.

M. Quinet avant d'être un écrivain politique et de se jeter dans la politique active, s'était donné tout entier aux questions de philosophie religieuse. Peut-être n'a-t-il jamais séparé la politique de la philosophie; il n'admet pas qu'on en sépare l'histoire. Les faits ne sont que la traduction des idées. Or le dix-huitième siècle apportait à la Révolution française une singulière doctrine sur les rapports de la Religion et de la Politique. Il avait sapé les fondements de la foi chrétienne, mais il n'en admettait pas moins le christianisme comme base de toutes les institutions sociales. D'après la profession de foi du Vicaire savoyard, devenu le Credo enthousiaste de tous les amis de la Révolution, l'individu rejetait loin de lui la révélation, et n'admettait, dans son for intérieur, qu'une religion, la religion naturelle; le prêtre même, atteint par le souffle du progrès, repoussait les dogmes étrangers ou contraires à la raison.

Mais cette révolution, tout intérieure, ne se trahissait par

aucun changement dans la conduite, et laissait subsister la religion établie avec toutes ses apparences et toutes ses pratiques. M. Quinet rappelle les conclusions mêmes du Vicaire savoyard, notamment celle-ci : « C'est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où l'on est né. »

Ainsi, Jean-Jacques Rousseau déchaîne la révolution religieuse, et il l'entrave; il prépare la révolution politique, et il consolide en face d'elle la puissance qui doit l'étouffer. Sans doute l'individu, le prêtre même, pourra concilier avec ses idées nouvelles ses anciennes pratiques, et, l'esprit tout en révolte contre l'Église, se maintenir dans le giron de l'Eglise; mais la société comment sanctionnera-t-elle cette contradiction? Comment proclamera-t-elle l'avénement d'un monde nouveau, en maintenant toutes les institutions sorties des principes du monde ancien? Le Vicaire savoyard, depuis ses nouveaux principes, célèbre la messe avec plus de vénération; il s'attache mieux que jamais à toutes les formules, à toutes les cérémonies. Il ambitionne comme toujours l'honneur d'être curé. « Un curé, ajoute M. Quinet, qui dit la messe sans croire ni à l'Évangile, ni à l'Église, ni à la papauté, ni à la tradition, ni même à la divinité de Jésus, et qui se contente de laisser penser qu'il y croit; voilà l'idéal de la réformation que J. J. Rousseau propose à la Révolution qui le suit. »

M. Quinet traite cette transaction d'imagination romanesque, et il a vraiment raison. Tout ébranler pour ne rien changer, dans l'ordre moral, peut être le caprice d'une imagination sceptique et rêveuse; mais les nations ont plus de logique. Elles brisent violemment le cercle des chimères, et le passé se redresse bientôt contre ceux qui le menacent sans oser le détruire. La peinture de l'état moral où les contradictions de J. J. Rousseau jetèrent nos pères et nous ont laissés nous-mêmes, fournit à M. Quinet quelques-unes des pages qui font le mieux connaître l'esprit de son livre.

Ainsi, un immense trouble jeté dans la conscience humaine, et en résultat, nulle innovation véritable. Je vois sur les traces du vicaire savoyard, toutes les croyances minées, tous les dogmes ébranlés, un immense bouleversement de la tradition. Ce que le vicaire savoyard touche de ses mains, il le renverse jusque dans le fond des abîmes. Ce ne sont partout que ruines du vieux culte; la terre même s'entr'ouvre à chaque pas; les livres, les institutions disparaissent, les unes après les autres. A mesure que je suis ce guide, ce révélateur de l'esprit nouveau, les croyances, les traditions, les monuments s'évanouissent comme l'ombre. Et lorsque au sortir de ce pèlerinage à travers tant de débris, je crois atteindre un ciel nouveau, lorsque j'espère, si non embrasser l'avenir, du moins avoir franchi le passé, qu'arrive-t-il? Le vicaire savoyard m'a ramené au seuil de la vieille Église; il me fait rentrer dans le cercle du Moyen Age, que je croyais avoir franchi pour toujours! Et tant d'efforts pour en sortir, tant d'angoisses, tant de témérités, une si longue sueur de sang, tout cela se trouve inutile; il faut revenir après mon guide dans la cité des morts. Je me vois de nouveau au point de départ, scellé, enseveli, dans l'ancienne lettre, mais plus misérable, plus triste qu'auparavant. Tel est le prisonnier, qui, après avoir essayé vainement de franchir la dernière barrière, rentre à pas lents, la tête baissée, le désespoir au cœur, dans son cachot.

En expliquant les fautes du présent par celles du passé, M. Quinet est conduit à une certaine indulgence pour des hommes que le parti démocratique a l'habitude de juger avec rigueur. Louis XVI, par exemple, n'a jamais été traité aussi favorablement par une plume révolutionnaire. Dans la situation que les événements lui avaient créée, il ne pouvait concevoir d'autres sentiments, d'autre pensée, agir autrement qu'il n'a fait. Ceux qui l'ont accusé d'avoir manqué d'intelligence ou d'énergie, n'ont pas compris la force des choses à laquelle il a succombé. Tout au plus lui restait-il le choix de son supplice, et, en fait de coups d'État, il ne pouvait tenter que des coups de désespoir. Il aurait pu mourir dans la rue, en bravant l'émeute, déchiré par la populace; il aurait pu préférer le suicide au martyre.

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