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cascatelles arrivent de tous les côtés; elles jaillissent par les arceaux du moulin; elles se pressent sous les oliviers, écumeuses, hâtées; celle-ci que traversent les rayons du soleil, brille comme une coulée de verre; l'autre d'un blanc mat, fouettée, tordue, lave de ses flots laiteux l'écueil qui lui oppose la rigidité de ses flancs. Quelques villas, ressouvenir du Tivoli d'Horace, regardent le tout, assises au sommet de la paroi verticale; ses escaliers plongent dans l'eau; ses jasmins laissent éparpiller leurs pétales sur le remous, tandis que les femmes aux pieds nus, chaussés de sandales, vont et viennent sur les marches qui sonnent sous leurs pas.

Voilà un tableau tout fait. Il y en a des centaines dans ces quatre volumes; seulement l'excès de la couleur et du trait produit la monotonie et la fatigue.

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Quelques scènes plaisantes détendent l'esprit et le regard. Je voudrais citer dans la première partie du troisième volume, Chez les Allemands, la discussion avec le maître de poste qui doit fournir des voitures de voyage. On lui parle en allemand, il répond à toutes les questions : ya, ya, ya : c'est qu'il n'en a compris aucune. « Il reste figé, les ronds et la mine effarée. Ni l'allemand de Mlle Hélène, haut allemand littéraire, ni l'allemand de M. de Belcoster, profond allemand philosophique, ne parviennent à son intelligence; il n'y a guère que l'allemand de Mme la Bête au bon Dieu, un Allemand de nègre, qu'il entende un peu.» Alors on lui parle en italien; il paraît comprendre, et à toutes les questions il répond cette fois: si, si, si. Désespérée, la bande montre de l'argent et indique les voitures dont elle a besoin, et moitié par signes, moitié par un baragouinage qui n'est d'aucune langue, parce qu'il appartient à trois ou quatre, on arrive à obtenir le véhicule le plus grotesque, avec des chevaux qui coûtent cher, mais qui ne marchent pas.

L'art a naturellement sa place dans les préoccupations de la bande. On ne visite pas Munich et Florence sans visiter les musées et raisonner d'esthétique. Je soup

çonne pourtant nos austères touristes de moins goûter les créations de l'artiste que la nature, œuvre de Dieu. La beauté des formes, dans les tableaux, effarouche peutêtre la chaste imagination de nos quakeresses. On glisse assez rapidement sur les grandes œuvres de l'école italienne, on les admire avec des phrases un peu banales à l'usage même de ceux qui n'admirent pas. On se passionne plutôt au sujet des œuvres qui, après avoir mis aux prises l'esprit et la matière, ne laissent surnager que l'esprit. Un des chefs de la bande, Mme de Belcoster, s'est éprise d'un bel amour pour l'école préraphaëlite.

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- Quoi ces noyés ! quoi, ces déterrés !

Ce ne sont, Mlle Lucie, ni ces corps efflanqués, ni ces pieds plats, qu'admire Mme de Belcoster, pas même, les légendes en lettres gothiques qui sortent des lèvres de ces vertueux personnages, encore moins les plaies béantes d'où jaillit leur sang; non, ce qu'elle aime, voyez-vous, ce sont ces visages paisibles sous leurs nimbes d'or. C'est cette vierge de Bellini, entourée d'apôtres en robe de capucin, avec son saint Sébastien embroché d'une flèche, souriant comme s'il respirait un bouquet de roses. C'est le triomphe de l'idée abstraite, c'est la victoire de l'âme, c'est je ne sais quel dédain du corps, tellement qu'il devient en quelque sorte transparent et qu'on dirait un albâtre doucement traversé par la flamme intérieure.

Le mysticisme étouffe le sens de l'art plastique. Il se fait jour de temps en temps à propos des incidents de voyage. L'auteur des Horizons prochains et sa bande ont rencontré dans les magnifiques paysages du Tyrol, « les hideux crucifix qui les assombrissent. Rien ne rendra l'horreur de ces formes cadavériques, de ces blessures tuméfiées, de ce visage décharné. On s'indigne de l'idée que de pareilles images doivent donner de Jésus aux gens de la campagne; il ne faut pas qu'on pense à Jésus avec un frémissement de terreur. «< Jésus, l'ami, le consolateur, un objet d'épouvante, quelle monstruosité! »Mais il faut peu de chose pour rame

ner une âme convaincue à l'espoir de voir triompher la foi, et Mme de Gasparin conclut ainsi l'épisode:

Pourtant, aux pieds d'un des crucifix nous lisons ces paroles Que son sang ne soit pas perdu pour nous ! O frères du Tyrol, chères âmes frissonnantes devant un Christ vaincu; oui, que la vérité vous illumine! Sortez pareils à vos grands pics, sortez du brouillard, égayez-vous au radieux soleil qui brille dans les cieux.

C'est ainsi qu'éclate tout à coup la pensée religieuse mal contenue dans une œuvre qui semblait devoir lui rester étrangère latente, pour ainsi dire, dans tout le livre, elle n'est réellement suspendue ni par le besoin de voir ou de décrire, ni par les distractions de la route, ni par la curiosité pour les arts, ni par l'observation des mœurs, ni par aucune des préoccupations ordinaires du voyage.

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Les voyages officiels. Les pays lointains et la France.
MM. A. de Flaux et Fr. Wey.

Les missions scientifiques et les voyages officiels ne produisent pas toujours ce qu'on en attend, mais elles sont l'occasion de quelques publications de plus à enregistrer dans la littérature des voyages. M. A. de Flaux, qui avait déjà rapporté de ses excursions dans le Nord, des livres de description, d'histoire ou même de poésie, dont nous avons rendu compte1, a eu le plaisir de faire, au Midi, une tournée officielle sur le littoral de l'Afrique, et il n'a pas manqué d'écrire au retour ses impressions et ses observations. Son nouveau volume s'appelle la Régence de Tunis au dix-neuvième siècle".

1. Voy. tome IV de l'Année littéraire, p. 328, et tome VII, p. 19-20. 2. Challamel aîné, in-8, 410 p. Il vient de paraître, en brochure,

M. de Flaux était chargé d'explorer les bibliothèques de Tunis et les ruines de Carthage; mais l'entrée des premières est absolument interdite aux chrétiens, et, d'autre part, il n'y avait plus de découvertes importantes à faire sur ce sol déjà si souvent fouillé et n'offrant que d'informes débris de murailles. Le voyageur crut plus utile d'appeler l'attention du ministre sur les antiquités romaines de Lambessa, où l'on pourrait, suivant lui, grâce au travail des forçats, faire des fouilles productives à peu de frais. En attendant, il nous donne des renseignements peu connus sur les pays qu'il a visités, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion, leur industrie, leur commerce, leur histoire. C'est par la multiplicité des livres de voyages de cette nature que nos voisins les Anglais sont arrivés à une connaissance si étendue et si sûre des peuples étrangers.

C'est aussi dans un voyage officiel que M. Francis Wey a appliqué à l'étude d'un pays très-restreint, mais singulièrement remarquable, l'habitude de voir et le talent de décrire dont il nous a donné déjà tant de preuves dans différents livres de voyages ou dans ses romans1. Il a été invité, dans des conditions toutes particulières, à dresser l'inventaire pittoresque, historique, littéraire et moral d'une partie de province redevenue récemment française, et il l'a publié sous ce simple titre : la Haute-Savoie?

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Le nouveau préfet, M. Ferrand, à peine installé à Annecy, s'avisa qu'on ferait bien d'appeler, par un ouvrage de littérature et d'art, l'intérêt public sur une province qu'il avait été exposé à méconnaître, avant d'y être

une critique très-vive et très-minutieuse de cet ouvrage, sous ce titre : A propos d'un livre récent sur la Tunisie, observations, par M. Nonce Rocca (librairie Salmon, 1866, in-8, 62 pages).

1. Voyez tomo II de l'Année littéraire, p. 106 et suiv.; tome IV, p. 63-65; tome V, p. 151, 364-367; tome VI, p. 313-314.

2. Hachette et Cie, in- 18, vi-594 p.

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naturalisé par décret. M. Fr. Wey, chargé de l'écrire, fit dans ce pays de ces tournées officielles qui ressemblent, dit-il, à des voyages de découvertes. Il les multiplia, porta ses recherches sur tous les points, se proposant ce programme Explorer à fond, dans l'histoire et dans la nature, dans les mœurs aussi bien que dans les aspects, arpenter par les sentiers et les bibliothèques, suivant toutes les directions de l'espace et du temps, un simple coin de terre, pour le copier de près, pour le saisir animé de sa vie propre et le faire apparaître aux lecteurs, de manière à leur donner l'illusion d'avoir séjourné là. »

Je ne crois pas que cette tâche ait été aussi rarement tentée que M. Francis Wey paraît le penser. Il est peu de pays, en Europe, qui aient eu plus de visiteurs que la Suisse, et les merveilles naturelles de la Savoie l'ont de tout temps prédestinée aux honneurs de la monographie. Le magnifique ouvrage de Saussure sur les Alpes est resté le modèle des études complètes, exactes, savantes et pittoresques. Puis les Ebel, les Murray, les Joanne, ne lui ont pas manqué, et pour ne parler, parmi ces trois célèbres cicerones, que de notre compatriote, M. Joanne a consacré, comme nous le verrons plus loin, à la Suisse et à la Savoie deux de ses meilleurs guides, c'est-à-dire de ces véritables manuels d'art et de savoir encyclopédique, sous une forme excellente, comme les appelle George Sand, ce grand peintre des contrées montagneuses.

Quoi qu'il en soit, aucune description ne mérite d'être plus souvent reprise. Il s'agit en effet, comme dit l'auteur de la Haute-Savoie, du pays le plus souverainement beau, le plus célèbre, de la plus curieuse région, sinon de la France, du moins de l'Europe. « Dans le monde merveilleux des Alpes, ajoute-t-il, aucun lac n'est si pur, n'est si vaste, que le Léman, ni plus coquet que le lac d'Annecy; une des plus hautes cimes du globe couronne dans les airs les labyrinthes neigeux du Mont-Blanc; la plaine est un verger

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