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qu'il doit porter le cachet des desseins providentiels. » Partant de ces deux prémisses, de ces deux croyances a priori, comme il les appelle, il entreprend la réforme régulière et symétrique de toutes choses. Il réorganise, suivant les plans de la nature et de la Providence, l'alphabet, l'orthographe, la grammaire, la numération, la musique, la psychologie, la philosophie tout entière, la science sociale particulièrement.

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Le temps, les mœurs, la force des idées et des choses établies, rien ne compte aux yeux du réformateur; aucune autorité ne peut faire obstacle à la raison mathématique et providentielle. Une habitude quatre cents fois séculaire ne l'arrête pas plus que le préjugé d'un siècle ou d'un pays. Il propose sérieusement de substituer à la numération décimale, la numération seximale rien ne lui semble plus facile que de passer de la base dix, condamnée par la raison, à la base six, qui a la logique pour elle. Survienne un décret conforme à la nature des choses, et tout sera dit. « On fera forcément alors du calcul seximal dans toutes les transactions. Je ne puis assez admirer cette foi robuste, nonseulement dans l'excellence des principes, mais dans la facilité de leur application. Les réformes de la gamme en musique ou celles du salaire en économie sociale ne sont ni moins radicales, ni moins absolues.

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M. Médius me rappelle ce publiciste célèbre qui, en 1848, annonçait en tête de son journal une idée par jour. » Il a, lui, une idée par page, et chacune de ses idées est une révolution. Il oublie, comme cela arrive trop souvent en France, que la nature humaine et la vie sociale ne se réforment pas du jour au lendemain, sur un patron idéal, et que le passage de la théorie ou du rêve à la pratique ne se règle pas par des décrets, eût-on mis la toute-puissance de l'État au service de la science ou de l'imagination. Les réformateurs socialistes traitent volontiers la famille humaine comme une république d'abeilles où la nature a tout

prévu, distribué toutes les fonctions, assuré tous les mouvements. Il manque toujours à leur état d'une perfection imaginaire, une toute petite chose, la liberté, et ils trouvent naturel de prêter soit à l'individu l'infaillibilité de l'instinct, soit au gouvernement l'autorité absolue du despotisme.

Ces réflexions passent, si vous le voulez, par-dessus la tête de l'auteur des Lettres sociales et providentielles, pour s'adresser à toute une école. Pour en revenir à M. le Moyne, ses rêves de philosophe sociétaire sont assez insaisissables, au fond, pour échapper à une discussion sérieuse, et c'est ce qui rend plus inopportun cet étalage des formes de la démonstration scientifique. Il croit à une vie éternelle, composée d'une suite d'existences alternativement terrestres et éthérées. L'âme ne commence pas plus à la naissance qu'elle ne finit à la mort, et les hommes du dix-neuvième siècle doivent en revenir à la croyance antique et païenne de pérégrinations sans fin, à l'état d'âmes conscientes, dans le monde terrestre, avec des alternatives de sommeil et d'oubli, à l'état de mânes, dans un monde élyséen.

Au nom de cette doctrine renouvelée des Grecs, c'est le cas de le dire, M. le Moyne combat vivement les exagérations mystiques du spiritualisme chrétien, qui n'exigeaient pas, pour être réfutées, cette exhumation des doctrines païennes. Il est clair que, si les sociétés antiques n'ont pas fait assez de cas de l'âme, la société catholique du moyen âge n'a pas tenu assez de compte du corps. Elle a méconnu, comme dit avec raison M. le Moyne, les lois providentielles de la destinée humaine, en adoptant la doctrine que la douleur, les macérations et les mortifications étaient préférables aux jouissances; en ordonnant de s'occuper mystiquement de l'avenir de l'âme, de se détacher de tous les liens terrestres; en proscrivant de saintes affections, comme l'amour; en consacrant des vertus contraires à la nature, sous l'apparence trompeuse desquelles se glissaient l'hypocrisie et le mensonge; en dédaignant le travail, humiliant

l'industrie et asservissant la science; en préférant à l'activité laborieuse, utile et libre, l'étude oiseuse des questions métaphysiques ou les pratiques minutieuses de la dévotion, en un mot, en prenant pour idéal de la vie une longue et craintive préparation à la mort.

Pourquoi faut-il que ces aperçus historiques et philosophiques d'une incontestable justesse, sinon d'une nouveauté hardie, soient perdus sous un flot de rêveries et compromis par le voisinage d'une langue et d'une méthode également étrangères à la philosophie et à l'histoire? On aura beau relever dans leurs livres une foule de détails justes et utiles, les philosophes sociétaires de l'école de M. le Moyne se verront toujours appliquer l'épithète de rêveurs, si voisine de celle de fous. Ils ne se fâcheraient peut-être pas de cette dernière, en songeant à la magnifique apothéose de la folie par Béranger.

Qui découvrit le nouveau monde?
Un fou qu'on raillait en tout lieu.
Sur la croix, que son sang inonde,
Un fou qui meurt nous lègue un Dieu.

Si demain, oubliant d'éclore,

Le jour manquait, eh bien! demain,
Quelque fou trouverait encore

Un flambeau pour le genre humain.

1. A propos de notre ingénieur socialiste, mathématicien philosophe, nous rappellerons une petite anecdote racontée par M. Emile Barrault dans l'Opinion nationale:

Vers la fin du règne de Louis-Philippe, un ingénieur en chef présentait un enfant nouveau-né à la mairie, le premier jour de l'année. Voulez-vous, dit l'employé complaisant, que je date la naissance de votre fils du 1er janvier, au lieu du 31 décembre?

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Pourquoi cela?

Parce qu'il y gagnerait une année pour l'échéance de la conscription.

Mon ami, répondit le philosophe, dans vingt ans d'ici la guerre aura disparu; il n'y aura plus, de par le monde, que des armées industrielles, bataillant contre les distances, les déserts et les marais. >> Excellent ingénieur, conclut le journaliste, mais mauvais prophète.

Le chansonnier national a bien soin de donner place parmi les fous aux chefs de l'école sociétaire, à Saint-Simon, le prophète, à Fourier, le créateur du phalanstère, au père Enfantin, l'émancipateur de la femme.

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Si nous mettions avec eux M. le Moyne, il pourrait aussi nous répondre :

Messieurs, lorsqu'en vain notre sphère

Du bonheur cherche le chemin,
Honneur au fou qui ferait faire

Un rêve heureux au genre humain !

Mais, pour que le vulgaire puisse mieux jouir de vos rèves, je vous demanderai, messieurs les songeurs, de vouloir bien les traduire autrement qu'en mathématiques. Le genre humain n'a pas passé par l'École polytechnique.

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Les fondateurs de religions au dix-neuvième siècle. Saint-Simon et le père Enfantin.

Il est difficile de juger de l'avenir d'une doctrine à l'époque où elle se produit. Il y a des dogmes philosophiques ou religieux qui semblent étouffés, à un moment donné, sous les railleries, et que l'on voit reparaître quelques années plus tard, ressuscités par d'infatigables espérances. Le saint-simonisme qui, après avoir fait tant de bruit, était rentré dans l'ombre et le silence, tente aujourd'hui cette seconde phase de la résurrection. Son second prophète, Barthélemy-Prosper Enfantin, ou le père Enfantin, comme on l'appelait, est mort, l'année dernière, au moment où quelques brochures récentes venaient de rappeler l'atten

tion sur son nom alors oublié. Il a laissé un testament qui ordonnait la publication de ses œuvres, et assurait les ressources pécuniaires qu'elle exigerait. Il avait pris des mesures pour réaliser, après sa mort, le vœu suivant : « la constitution de nos archives, soit par une donation à l'État pour une des bibliothèques publiques, soit par la constitution d'une société libre ayant pour but la conservation de nos archives, la propagande de notre foi, l'exploitation de

mes œuvres. »

Cette mission était particulièrement confiée à son légataire universel, M. Arlès-Dufour, qui s'est adjoint, pour la remplir, les principaux représentants actuels du saintsimonisme : MM. Arthur Enfantin, le fils du testateur, César Lhabitant, Laurent (de l'Ardèche), Henri Fournel, et Adolphe Guéroult. Le premier soin de ces amis et disciples du père Enfantin a été d'entreprendre la publication des OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin1, en volumes ou plutôt en fascicules d'un prix accessible au grand nombre. Ils ont mis en tête les Notices historiques de Saint-Simon et d'Enfantin; la première ne comprend que cent trente pages, mais la seconde, commencée dans le tome premier et poursuivie de volume en volume, n'est encore arrivée avec le cinquième qu'à l'année 1831, à l'institution du Globe. Dans ces proportions, ce n'est plus une biographie, c'est une histoire; c'est plus qu'un Évangile, ce sont les actes des apôtres, les annales de l'Église primitive.

Ces récits détaillés de faits si voisins de nous et qui paraissaient être déjà si loin ont soulevé diverses controverses, comme toutes les publications qui remuent l'histoire contemporaine. Nous n'avons pas à les reprendre ici; nous ne voulons pas non plus apprécier pour notre compte ce mouvement de doctrines et d'aspirations qui entraînait les esprits les mieux doués de la génération de 1830, ce besoin

1. Dentu, 1865, in-8, tomes I-V, d'environ 240 pages chacun.

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