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d'organisation sociale qui, s'appliquant à des objets plus restreints, a inspiré, sous le second Empire, tant de créations financières et industrielles. Attendons l'effet de ce second effort du saint-simonisme, plus factice peut-être que le premier; attendons que la publication complète des monnments de la doctrine permette d'en embrasser l'ensemble théorique, ou du moins, que cette colossale biographie d'un apôtre, à laquelle il fant tant de volumes, nous ait déroulé, dans l'histoire d'un homme, celle des tâtonnements et des luttes dont il est le centre. Ce qui me frappe, pour le moment, c'est la persévérance de la foi qui s'affirme de nouveau en tête de la publication commencée. Enfantin est mort dans l'esprit saint-simonien, ses héritiers n'ont pas cessé d'y vivre. Voyez plutôt cette profession :

« Le saint-simonisme qui passa pour mort il y a plus de trente ans parmi les esprits superficiels, loin d'avoir cessé de vivre, affirme aujourd'hui son existence avec une confiance plus ferme que jamais en la vérité et la destinée des principes qu'il inscrivait en tête de ses publications, dès 1825..

Ces principes, qui ont fait tant de chemin depuis, malgré le silence et le sommeil de leurs apôtres, sont les deux sui

vants :

Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration du sort moral, intellectuel et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon

ses œuvres. »

Était-ce là tout le saint-simonisme? En était-ce la partie la plus saillante? Est-ce par la simple énonciation de ces formules qu'il se faisait religion et qu'il soulevait contre lui les partisans des anciens cultes, les philosophes et les économistes de l'école libérale? Évidemment non. Les écrits des fondateurs de la nouvelle église, comme les actes de leur vie, sont là pour montrer que ce n'étaient pas ces principes qui excitèrent tant d'opposition contre les saints-simoniens et

qui jetèrent parmi eux la division et le schisme. A côté de ce besoin généreux d'une distribution plus juste des charges et des richesses sociales, il y avait le projet d'une réorganis tion complète des relations humaines sur de nouvelles bases; il y avait les exagérations de doctrine et d'application, les espérances ambitieuses, les prétentions insensées. Il y avait la hiérarchie sociale de fantaisie, la destruction de la famille par la prétendue réforme du mariage, la filiation conventionnelle, le culte nouveau. Ce n'est pas l'économiste, le philosophe que le bon sens et le libéralisme combattaient dans Saint-Simon ou dans Enfantin, c'était l'hiérophante, le fondateur d'une théocratie nouvelle, faisant une place exagérée au principe d'autorité. Mais il nous suffit aujourd'hui de signaler les espérances rattachées à la publication des OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin, nous verrons bien plus tard s'il se fait un mouvement sérieux autour d'elles.

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Essais de psychologie, son culte désintéressé, indifférence à l'égard de ses résultats. M. Fr. Bouillier et Sièrebois.

:

Dans la grande famille des sciences philosophiques, 1 en est une, la plus importante peut-être et la plus modeste, qui jouissait, au commencement de ce siècle, de plus de faveur qu'aujourd'hui c'est de la psychologie, ce point de départ nécessaire, ce fondement, ce centre et ce lien de la philosophie tout entière. On peut se laisser séduire par les brillantes constructions de la métaphysique, qui, l'imagination aidant, a tant de fois improvisé de toutes pièces la science de l'homme, du monde et de Dieu, et pour laquelle le fini et l'infini n'ont pas de mystères. Les métaphysiciens sont, pour ainsi dire, des révélateurs; l'absolu est leur domaine, l'intuition est leur méthode. Comme Descartes, ils

déduisent d'un petit nombre de principes a priori la nature entière qu'ils dédaignent d'observer. Ils ne voient pas ce qui est, ils devinent ce qui doit être. Ils posent à l'état d'axiomes les lois de la matière et du mouvement, et, suivant la célèbre parole du maître, ils font le monde. Il est vrai qu'ils peuplent l'espace de tourbillons dont on se moque, sauf à y revenir, et qu'ils expliquent l'animal et la vie par l'automatisme des machines.

Malgré le dédain des romanciers de la métaphysique pour la psychologie, les bons esprits reviendront toujours à cette science qui révèle l'homme à lui-même, rend compte de ses facultés et de leurs fonctions, éclaire par l'étude de la nature le problème de ses destinées, et sert de base à une foule d'autres sciences, la logique, l'esthétique, la morale, la science sociale, la théologie naturelle. Ceux qui recherchent la vérité avec indépendance, cultivent la psychologie pour elle-même et sans préoccupation des conséquences qu'elle peut avoir dans toutes les autres recherches. Ils étudient l'homme pour le connaître, pensant qu'il n'est pas d'objet plus digne de notre curiosité. L'analyse de nos facultés n'a pas moins de prix, à leurs yeux, que l'anatomie de nos organes, et le jeu de toutes nos opérations intellectuelles et morales est un spectacle aussi attachant que celui des fonctions vitales. Ils ont le don de l'observation et trouvent un plaisir élevé à l'exercer sur eux-mêmes.

M. Francisque Bouillier nous donne une idée des résultats que peut atteindre la psychologie pure dans sa monographie du Plaisir et de la Douleur. Cette intéressante faculté, commune à l'homme et aux animaux dans une certaine mesure, est étudiée dans tous ses développements. Sa place est exactement marquée parmi nos facultés intellectuelles et morales, ainsi que ses rapports avec les actes de la volonté et les opérations de l'entendement. L'un des grands

1. Germer Baillière, in-18, x11-160 pages.

ressorts de la vie humaine, elle a son rôle à tous les moments. C'est par elle que la conscience s'éveille; elle nous donne le premier sentiment de nos besoins; elle accompagne nos premières pensées; elle stimule notre activité, développe notre énergie, s'épure avec le progrès de notre être; elle nous avertit par la douleur, nous pousse en avant par le plaisir; elle est la source de tous nos instincts, qui ne seraient que des mouvements mécaniques sans elle. Elle est la première forme de l'intervention providentielle dans la vie. M. Fr. Bouillier ne laisse dans l'ombre aucun des points délicats que l'étude de la sensibilité présente. Il éclaircit toutes les obscurités, dissipe toutes les équivoques des idées ou du langage. Il se montre, pour la méthode, le fidèle disciple de cette école écossaise des Reid et des Dugald Stewart, qui ont donné à la science de l'âme la précision et la netteté d'une science positive.

La rigueur n'exclut pas le charme, et l'analyse du sentiment n'a pas le côté repoussant de l'étude anatomique du corps humain. Elle se lie à un certain nombre de questions délicates de morale ou d'esthétique. L'homme connaît d'autres jouissances et d'autres souffrances que celles du corps, il a d'autres besoins que ceux de la vie matérielle. Il a des instincts d'un ordre supérieur, de nobles passions qui ne dépendent pas moins des lois de la sensibilité. Le livre modeste du Plaisir et de la Douleur n'a donc pas un horizon aussi borné qu'on pourrait le croire, et, en approfondissant un point particulier de la psychologie, M. Fr. Bouillier a jeté une lumière nouvelle sur la vie morale tout entière.

N'est-ce pas aussi un traité purement psychologique sur le principe de la pensée que nous devons trouver sous ce titre un peu prétentieux : l'Autopsie de l'ame, sa nature, ses modes, sa personnalité, sa durée1? Il est signé d'un nom qui

1. Même librairie, même format.

VIII

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fait l'effet d'un pseudonyme, P. Sièrebois. Vous êtes tenté de le mettre sur la même ligne que l'excellente monographie qui précède, mais un peu au-dessus, vu l'étendue plus grande du sujet. Vous croyez à un traité sur la nature de l'âme, son origine et ses destinées, vous n'y trouvez que le préambule d'une thèse qui enlève aux questions psychologiques leur plus grand intérêt, la thèse de la morale indépendante. L'auteur ne traite de l'âme que pour montrer combien il importe peu de connaître sa mystérieuse nature. Il ne tient pas à établir l'existence d'un principe immatériel, ni la possibilité de sa survivance ou la nécessité de son immortalité; il lui suffit que, sans dégager l'âme de la matérialité, dans laquelle il admet des degrés, on reconnaisse des faits intellectuels. Savons-nous ce que c'est que l'âme? ce que c'est que la matière, l'esprit, l'espace? La pensée exige-t-elle l'identité, l'unité du sujet? Les spiritualistes logent les idées dans le néant. Ni la volonté, ni le sentiment ne prouvent l'existence du principe de la spiritualité, suspendue ou détruite dans le sommeil, dans l'asphyxie. Si l'on tient tant à la distinction de l'âme d'avec le corps et à la vie future, c'est parce qu'on s'est habitué à faire reposer toute la morale sur ces hypothèses; mais la morale est indifférente à toute doctrine métaphysique ou religieuse, elle se suffit à ellemême, et il convient de la séparer d'alliés inutiles ou dangereux. C'est ainsi que sous l'apparence d'une étude psychologique on amoindrit, on relègue dans les chimères l'objet même de la psychologie.

Nous voilà donc ramenés à la morale indépendante, si fière et si forte, comme nous l'avons vu, dans ses négations, si faible et si bégayante quand il s'agit, non plus d'affirmer, mais de développer ses principes. M. Sièrebois nous donnera-t-il plus tard un système complet et scientifique de morale également affranchi de la psychologie et de l'Evangile? C'est ce que nous verrons : dans ce cas, ce ne serait pas le moins curieux des petits manuels de la Bibliothèque

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