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ses derniers ouvrages dramatiques n'ont pas, en partie, pour cause les scrupules de sa conscience et les habitudes d'esprit que lui firent prendre ces travaux d'expiation? Ici les chiffres ont leur éloquence. C'est au moment même où il écrit Pertharite, en 1652, et non, comme le dit Fontenelle, après avoir renoncé au théâtre, que Corneille se met à traduire l'Imitation. Il a donc fait ses douze dernières pièces au milieu de ses préoccupations pieuses.

Je sais qu'il est de mode de rapprocher dans une admiration commune les grands noms de Corneille et de Gerson. Il est de bon goût de s'extasier devant un livre proclamé

le plus beau qui soit sorti de la main des hommes, puisque l'Évangile n'en vient pas. Il ne s'agit pas ici du livre, tour à tour trop déprécié et trop exalté, mais de sa traduction. Il est certain qu'une foule de versets de l'Imitation sont d'une simplicité, d'une nudité de style qui ne peut convenir qu'au petit latin du moyen âge; mis en vers français ils ne produiront qu'une mauvaise prose rimée, sans compter que plusieurs sont si courts qu'on n'en peut tirer un distique ou un quatrain qu'au moyen d'insipides périphrases. On en prendrait au hasard des milliers d'exemples. Que faire, en vers français, de sentences comme celle-ci :

Nemo sine illo (verbo) intelligit aut recte judicat.

Ou comme celle-ci :

Vamus est qui spem ponit suam in creaturis.

Ou comme celle-ci :

Quando male habes et tribularis, tunc tempus est pro

Ou comme celle-ci :

Quia desuper lumen intelligentiæ accipit.

Ou enfin, car il faut s'arrêter :

[merendi.

Siego sum in causa, bene contentus eris, quodcumque

[ordinavero.

Voici comment Corneille traduit la première de ces lignes :

Aucun, sans son recours, ne saurait se défendre
D'un million d'erreurs qui courent l'assiéger;
Et depuis qu'un esprit refuse de l'entendre,
Quoi qu'il puisse comprendre,

Il n'en peut bien juger.

Voici encore la traduction de la dernière :

Lorsque ce n'est qu'à moi que ce désir se donne,
Qu'il n'a pour but que mon honneur,

Quelque effet qui le suive et quoi que j'en ordonne,
Ta fermeté tient tout à grand bonheur.

Il serait assez inutile de multiplier de pareilles citations, si je n'avais à justifier cette appréciation un peu sévère d'un aussi long travail d'un aussi grand homme. J'ai voulu me reporter à l'introduction enthousiaste du livre de M. M. Onésime Leroy, intitulé Corneille et Gerson dans l'Imitation de Jésus-Christ', et j'ai particulièrement examiné les passages qui étaient le plus recommandés à nos sympathies. J'avoue qu'ils ne m'ont point ramené aux sentiments du panégyriste de Corneille. Que nos lecteurs jugent entre nous. M. Onésime Leroy cite comme des « stances pleines de grâce et d'un mélancolique abandon celles du chapitre III du livre premier, sur l'Enseignement de la vérité. J'ai le malheur de n'être pas sensible aux beautés poétiques prêtées au texte par la traduction. Le chapitre latin commence ainsi : Felix quem veritas per se docet, nor per figuras et voces transeuntes, sed sicuti se habet. Voici la paraphrase de Corneille:

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Qu'heureux est le mortel que la vérité même
Conduit de sa main propre au chemin qui lui plaît!

1. 1841, in-8, 412 pages.

3

Qu'heureux est qui la voit dans sa beauté suprême,
Sans voile et sans emblème,

Et telle enfin qu'elle est !

Combien nous sommes loin du texte ! Nous en sommes plus loin encore dans la traduction si admirée de la ligne suivante, dont l'excessive simplicité peut passer pour sublime: In vita sua aliquid videbantur, et modo de illis tacetur. Corneille dit :

Tant qu'a duré leur vie, ils semblaient quelque chose;
Il semble après leur mort qu'ils n'ont jamais été :
Leur mémoire avec eux sous leur tombe est enclose;
Avec eux s'y repose
Toute leur vanité.

Je ne dis pas qu'il n'y ait pas ici un vague ressouvenir d'une des plus belles stances de Malherbe :

Et dans ces grands tombeaux où leurs mânes hautaines
Font encore les vaines,

Ils sont mangés des vers.

Mais n'est-ce pas là de la poésie intempestive, qui ne traduit pas, mais défigure cette réflexion, si terriblement modeste: « Dans leur vie, ils paraissaient quelque chose; aujourd'hui, on ne parle plus d'eux? De illis tacetur!

Il en est fatalement ainsi : lorsque le style de l'Imitation, dans sa simplicité, ne manque pas d'énergie, lorsqu'il exprime un sentiment profond, une aspiration puissante, lorsque les versets s'élancent vers Dieu, comme autant d'oraisons jaculatoires, il n'y a pas de poésie moderne, si belle qu'elle soit, qui n'en dénature l'accent et n'en fausse le ton. Là, c'est un cri de l'âme qui ne trouve pas d'équivalent dans les savants artifices du rhythme; là, une humilité profonde qui s'abîme devant Dieu, et dont le murmure discret, la reconnaissance presque muette ne peuvent avoir pour écho une strophe pompeuse. Le principal prix de

l'Imitation consiste, aujourd'hui, dans la couleur locale ou historique que l'original seul possède entièrement, et dont le mot à mot le plus simple conservera le mieux l'empreinte. En vain Corneille porte une minutieuse fidélité dans un système de traduction qui ajoute au texte, mais n'en retranche pas une syllabe; en vain, multipliant les rhythmes, il donne à la forme une souplesse, une variété que le fond ne réclame pas, il n'en est que plus douloureux de voir tant de génie, de temps et d'efforts perdus à lutter avec un texte qui tantôt ne vaut pas la peine d'être rendu, tantôt est impossible à rendre.

Pour se faire une idée de ce que Corneille pouvait encore unir de variété et de souplesse avec l'élévation et la pompe naturelles à son génie, il suffit de parcourir les poésies diverses recueillies dans le dixième et dernier volume de ses œuvres. Nous avons là tous les genres de poésies détachées, des stances, des sonnets, des épîtres, des odes, des épigrammes, des impromptus, des traductions. La suite de ces diverses pièces représente toutes les dates de la vie de l'au teur. Ce sont comme les échos poétiques de ses faits et gestes personnels ou des événements de son temps. Corneille en avait donné lui-même un premier recueil, sous le titre de Mélanges, à la suite de sa comédie de Clitandre. Les autres pièces ont paru dans divers recueils, d'où M. Marty-Laveaux ne les a tirées qu'après en avoir discuté l'authenticité. C'est ainsi qu'il refuse d'insérer les stances si curieuses sur l'Immaculée Conception, couronnées au Palinode de Rouen, en 1633, et que M. Édouard Fournier attribue à Corneille. Nous les avons reproduites nous-même, comme un des plus remarquables échantillons du goût du temps1.

Si ce tour de force de subtilité pieuse, ce cliquetis de saintes antithèses » n'est pas de Corneille, il était bien ca

1. Voyez tome V de l'Année littéraire, p. 285-287.

pable d'en être l'auteur. Une foule de pièces authentiques sont là pour le prouver. Qu'on voie, par exemple, les deux sonnets et l'épigramme sur la fameuse Contestation entre le sonnet d'Uranie et de Job. Nous reproduirons l'épigramme pour la suite des antithèses, et le second sonnet pour la délicatesse du trait final.

ÉPIGRAMME.

Ami, veux-tu savoir touchant ces deux sonnets
Qui partagent nos cabinets

Ce qu'on peut dire avec justice?

L'un nous fait voir plus d'art et l'autre un feu plus vif';
L'un est le mieux peigné, l'autre est le plus naïf;
L'un sent un long effort et l'autre un prompt caprice;
Enfin l'un est mieux fait et l'autre est plus joli;

Et pour le dire tout en somme

L'un part d'un auteur plus poli
Et l'autre d'un plus galant homme.

SONNET.

Deux sonnets partagent la ville,
Deux sonnets partagent la cour,
Et semblent vouloir à leur tour
Rallumer la guerre civile.

Le plus sot et le plus habile
En mettent leur avis au jour,
Et ce qu'on a pour eux d'amour
A plus d'un échauffe la bile.

Chacun en parle hautement,
Suivant son petit jugement;
Et s'il faut y mêler le nôtre,

L'un est sans doute mieux rêvé,
Mieux conduit et mieux achevé;
Mais je voudrais avoir fait l'autre.

1. La plupart des éditions portent et l'autre plus de vif; ce qui

est mieux dans la première manière de Corneille.

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