L'AVEUGLE. Sur un des ponts de la Cité, Je l'aperçois sur mon chemin, Il est aveugle son regard, Scellé sous ses paupières closes, Son âme est, comme en un tombeau, L'enfant qui s'arrête à le voir Ni reflet vague, ni lueur : Impassible, sous son abri, Il promène ses longs doigts maigres, Et de loin son air favori M'arrive à l'oreille en sons aigres. Cet air autrefois m'a bercé : Pauvre vieillard, aveugle-né, Toi dont jamais l'œil étonné N'a vu forêt, campagne ou rive? <«Que ne suis-je !... » Ah! tu ferais mieux Pour toi, la nature est un mot Parfois ton aspect m'a rempli Sur ce pont j'ai passé souvent J'y passai, fier de mes vingt ans, J'y passai le jour où la mort, J'y passai le jour où, frappé J'y passai quand la liberté Quand Paris pleurait ses enfants, Montraient aux frères triomphants J'y passai lorsque, dans mon cœur Et j'ai trouvé toujours assis Sans un tremblement dans le son, Plaisirs ou larmes, passions, Qu'importe à lui ce qui déplaît Il rêve, et puis son flageolet Dit : « Que ne suis-je la fougère! » M. Manuel termine son recueil des Pages intimes par une petite pièce charmante intitulée la Curieuse et dont voici la dernière stance. L'oubli vient; l'heure est prochaine : Les vers s'en vont cheminant Aux parapets de la Seine Dans un an! Nous espérons bien que ses vers n'iront pas de sitôt à ce dernier asile des muses en désarroi, et quand, par hasard, des recueils comme le sien, s'y égarent, ils trouvent bientôt des mains sympathiques pour les y recueillir, 8 Dernier mot pour rire. La « poétoration universelle. M. Gagne. Notre poésie, qui n'est pourtant pas trop sérieuse, a encore des intermèdes pour s'égayer. C'est M. Gagne, qui, avec de grands airs prophétiques, vient de temps en temps la mettre en joie. L'auteur de l'Unitéide, en douze chants et soixante actes, du Calvaire des Rois, régi-tragédie, formidable 1, » a lancé encore, de son Sinaï poëtique, un ouvrage, le Congrès sauveur qu'il qualifie agréablement de « Saluteïde ou poëmeopéra de salut de l'avenir. » Le frontispice est des plus curieux; il se compose d'une haute pyramide surmontée d'une croix et remplie de vers qui vont en s'allongeant du sommet à la base, depuis le monosyllabique, jusqu'à l'alexandrin, élargi lui-même successivement par les combinaisons typographiques. Gloire, Du saint Progrès, Gloire au roi du monde, La constitution remplit de tout trésor Dans le Congrès sauveur figurent et parlent les grands personnages du temps. Il y a vingt-quatre chants-actes dont le premier est le discours impérial devant les Chambres. Les chants-actes suivants sont des tournois oratoires entre 1. Voy. tome VI de l'Année littéraire, page 40-41. les sénateurs, le marquis de Boissy, le général Gémeau, de la Guerronnière, le ministre Rouher, le cardinal Donnet, Michel Chevalier, etc., etc.; puis des batailles à la Chambre des députés où sont reprises, en vers sonores, les discussions sur l'adresse, sur l'instruction, sur les élections, sur la presse, sur la Pologne. Trois chants-actes représentent les conseils des rois et traduisent les discours, messages et autres actes officiels des têtes couronnées. Enfin, « après le chœur universel de la pyramide du monde, » viennent « le triomphe de l'archi-pontife et de l'archi-monarque et l'apothéose du monde, avec « poétoration du chœur universel des voix de la Fraternité, etc., et triomphanto à grand orchestre. Et tout se termine, dans le vingt-quatrième chantacte ou Place à Dieu, par un « épilogue à réveil du congrès et une péroraison fulminante à réveil du poëte orateur, » D Place à Dieu, place à Dieu qui soutient notre élan, On dit que les poètorations de M. Gagne commencent à être recherchées par les collectionneurs; je le crois volontiers, et dans quelques années, elles auront du prix pour les bibliophiles. Il n'y a pas un petit événement qui ne soit, pour M. Gagne, prétexte à poëme épique ou tout au moins à embryon de poëme épique. La grève des cochers, l'été dernier, lui inspire la Grèveide, « drame grévicide universel en cing éclats, avec chœurs de diables et d'hommes, joué sur tous les théâtres du monde, précédé d'une préface de salut et d'une épilogue d'amnistie. » La grèvéide sauve, en tout temps en tout lieu, Les peuples qui sont tous en grève contre Dieu. Quelques semaines plus tard, la brochure de M. Dupin, sur le luxe effréné des femmes, inspire à M. Gagne les Deux luxes, ou Luxéide, « drame prostitutionicide et luxicide α |